Les Zutistes
Il me fut donné de connaître Charles Cros, un des soirs de l’hiver 1883, à la maison de bois. La maison de bois était un chalet suisse à l’usage d’estaminet sis 139, rue de Rennes. Elle existe toujours, mais a changé de destination et la façade en est masquée par une construction neuve. Cette sorte de baraquement faisait tache dans le correct décor de pierre d’alentour. Comme il était en retrait de l’alignement et de la mode, il semblait en retrait de la vie. La foule le méprisait, passait devant sans s’y arrêter. Ses deux vastes salles, celle du rez-de-chaussée, garnie d’un billard, et celle de l’étage, ornée d’un piano, semblaient, sous la surveillance d’un garçon fantôme, se morfondre dans l’attente d’un client improbable. Cette solitude plut à Charles Cros qui logeait en face et qui abandonna pour elle le café de Versailles où, chaque soir, il allait rejoindre Coppée, Richepin et Raoul Ponchon. Le lieu lui parut propice pour s’affranchir de la « cohue des gens trop laids ». Il y convoqua ses amis. L’ordre des Zutistes était fondé.
Les réunions avaient lieu dans la salle du bas, le jeudi soir. Le patron, porté à la lésine, y rationnait le gaz de telle sorte qu’il n’y flottait jamais qu’une demi-clarté et que l’arrière-fond restait noyé d’une ombre tenace, qu’accentuait le nuage aggloméré des fumeurs. Parfois un couple s’y dissimulait, trahi aux intervalles de silence par son seul chuchotement. Térence Cros, le neveu du poète, y avait introduit une coutume de courtoisie. Les arrivants étaient salués d’une petite rumeur d’attention et de leur nom jeté à haute voix. A la table d’honneur, Cros se tenait, tantôt pétillant de paradoxes et d’entrain, tantôt (il était sur son déclin) écroulé contre le mur, anéanti dans une torpeur silencieuse. La présidence effective était alors accaparée par son fidèle lieutenant, son inséparable Louis Marsolleau. Ce dernier, dans tout l’éclat de son premier printemps, était la vedette du lieu.
A Rebours avait paru. La mode était aux élégances mièvres et raffinées. Marsolleau, levé, quittait sa pipe, et récitait d’une voix dolente des vers charmants :
J’ai dans mon sang le sang des époques hautaines,
Je suis le petit-fils des marquises lointaines
Et des trouvères blonds, de grâce revêtus,
Qui passaient — de châteaux en châteaux attendus
Par le rêve espérant des vierges amoureuses —
Et puis disparaissaient par les routes ombreuses,
Comme un chant qui s’éteint que l’on n’entendra plus.
Je suis le descendant des pages chevelus
Qui, sveltes, se levaient après les vidrecomes,
A la fin des repas — poètes gentilshommes
Dont la couronne avait des baisers pour fleurons,
Et qui, l’épée au flanc, coupe en main, fleurs aux fronts,
Parmi l’or héraldique et fin des marjolaines,
Chantaient le hennin blanc des hautes châtelaines...
— Et quoique le fil des beaux siècles soit rompu,
J’ai gardé de leur race autant que je l’ai pu[1].
Là, et dans ses sonnets de couleur, il faisait montre d’une belle virtuosité où l’on retrouvait à la fois Banville et Coppée, mais il exagérait dans ses vers d’amour, lorsqu’il affectait les langueurs d’un amant éconduit, accablé de sa disgrâce, et quand, pour apitoyer les âmes sensibles il présageait sa fin prochaine :
Et je ne vivrai pas du reste bien longtemps.
Cette plainte à la Millevoye n’était heureusement qu’un jeu. Louis Marsolleau a montré, depuis, qu’il avait les poumons assez solides pour emboucher la trompe d’airain et l’âme assez résistante pour surmonter les bagatelles sentimentales de la seizième année.
Par contre, Fernand Icres, miné de phtisie malgré ses fortes apparences, faisait entendre un chant vaillant. Ce moribond se raccrochait à la vie, qu’il sentait lui échapper avec toute l’énergie du désespoir. Il cherchait à se faire illusion en n’évoquant que des solidités fermes, des chairs de marbre et des muscles d’airain. Il ne célébrait que des femmes colosses :
C’était une pyrénéenne
A l’encolure herculéenne.
et, pour ajouter à la vigueur de l’image, il enflait l’ouragan de sa voix dont les vitres tremblaient.
Le poète-peintre-sculpteur Georges Lorin nous initiait à la primeur d’un volume en cours, Paris-Rose. C’étaient des impressions de flâneur mélancolique à travers les rues, le soleil, les sourires, le bariolage des affiches et les toilettes.
Ajalbert, « trapu et fleuri », rêvait d’être le Raffaelli du vers et nous induisait, selon le vœu réaliste, au charme aigrelet des terrains vagues et des paysages pelés des bords de Seine à Asnières. Il imitait à merveille l’aspect âpre et dur des choses — par un temps d’hiver :
Chaque arbre a l’air d’un long balai debout dans l’air.
Haraucourt, hautain et résolu, brandissait, d’une voix impérative, des morceaux de l’Ame nue qui rappelaient Corneille par l’écorce, et Tolstoï par la sève, tant ils débordaient de généreuse pitié. Un succès formidable accueillait toujours le Cheval de fiacre, brisé de fatigue et de coups de fouet :
Dont nous ferions un saint si Dieu l’avait fait homme.
Lorsque l’intérêt languissait, ce poème avait le don de galvaniser l’assemblée. C’était, avec infiniment plus d’art, le digne pendant de la Jument morte qui valut une heure de célébrité au poète Poussin et dont toutes les brasseries du Quartier Latin retentirent durant quelques saisons.
Georges d’Esparbès, explosant de lyrisme, ambitionnait de n’œuvrer que dans le seul sublime. Il paraphrasait la Bible ou célébrait les « grenadiers épiques » avec la grandiloquence de Hugo et le ton de voix des prophètes.
Entre temps Willy, coiffé de son légendaire « bords-plats », venait, cordial et bedonnant. Il lâchait sur l’auditoire une volée de coq-à-l’âne si effarants et d’aphorismes si imprévus, que tout s’en illuminait de joviale bonne humeur. Cela dépassait de bien loin l’humour sec et la plaisanterie yankee du blondasse Alphonse Allais. Allais et Willy formaient le coin des ironistes que complétaient Léo Trézenik, normand finaud sous son pseudonyme breton, et le flamand narquois, Georges Rall, directeurs de Lutèce.
Le programme ordinaire se corsait parfois d’intermèdes imprévus. Il arrivait qu’on vît, au fort des récitations, se ruer dans la salle un flot d’aèdes en tournée qui s’y arrêtaient le temps d’évacuer quelques truculences dans le goût du jour et qui, chargés d’applaudissements frénétiques, libéralement octroyés pour prix de leur dérangement, repartaient aussitôt vers les cabarets de Montmartre dans le fiacre qui les avait amenés.
Les applaudissements d’ailleurs ne coûtaient rien à l’auditoire. Il y avait là, le couple Jacquemin : elle, longue, fine, éthérée, l’air d’une princesse de légende ; lui, sérieux, attentif, avec sa face soucieuse d’alchimiste, cuivré par les vapeurs du nitre et le feu des laboratoires, instruit de la vie des métaux et de la flore sous-marine. Il y avait la poétesse Marie Krysinska, pâle et myope, et sa fidèle Denise Ahmers, pensive et recueillie puis, mêlé à quelques apprentis de lettres, le chœur des inspiratrices discrètes, essuyant, patiemment, ce flux intarissable d’éloquence, à quoi elles tâchaient de s’intéresser, par bienséance, comme les dévotes écoutent, aux offices, le latin qu’elles n’entendent point.
On touche ici la bigarrure des esprits et la diversité d’un âge caméléon. Du fatras des écoles expirantes, une nouvelle s’efforce de surgir. Nul principe n’est encore intervenu pour coordonner tant d’efforts. Ce qui, en dehors du renom de Ch. Cros, assure à ces réunions une place dans l’histoire, c’est qu’elles furent le berceau d’une évolution lyrique. Là, se révélèrent deux talents puissants dont la rencontre fut le premier lien de l’école symboliste. J’ai nommé Laurent Tailhade et Jean Moréas. De leurs fécondes controverses va jaillir le tour nouveau. A la vérité, rien n’était plus dissemblable que ces deux natures et la vie ne devait pas tarder à les disjoindre, mais ils se trouvaient alors réunis par la même fièvre de recherches, la même ingéniosité, la même pénétration et la même hauteur de vues. Tous deux, encore imparfaits, donnaient pourtant, déjà, des gages de leur génie futur. Leur dandysme affecté tranchait sur cet ensemble bohème et décousu. Ils en tiraient relief. Jean Moréas n’avait pas encore dépouillé le vernis levantin, le scintillement exotique. Toujours ganté de blanc, lustré, frisé, sanglé, la boutonnière fleurie, orné de cravates multicolores et de plastrons rigides, il fulgurait de reflets. Sa nature timide et sensible se masquait d’un redoublement de manières brusques et se remparait d’un monocle insolent. Sa haine du médiocre s’énonçait en aphorismes brefs. Il jugeait de haut et, d’un seul mot, clouait ses désaveux au front des faux talents.
Tailhade se drapait, à l’espagnole, d’une cape noire doublée d’écarlate. Prodigieux d’à-propos, d’anecdotes et de saillies, il rejoignait la hauteur méprisante de Moréas à l’encontre des mauvais poètes en se couvrant de détours et les culbutait non d’un coup sec, mais d’une décharge de bons mots, d’une mitraille de concetti. Nul ne savait comme lui manier l’ironie ni distiller l’épigramme avec onction. Le même souci du bien dire les rendait impitoyables aux fabricants de vers, aux rhéteurs maladroits.
Leur avantage était d’être enracinés de fortes lectures, au moment même où l’on proclamait que le génie supplée à tout, et qu’à voyager dans les livres, l’écrivain risque de perdre son originalité. On juge de quel air ahuri les tenants de ce système entendaient Moréas se réclamer de Maurice Scève, Lemaire des Belges et Tailhade réciter, tout d’une haleine, des fragments latins de Claudien et des paragraphes entiers de Rabelais.
Tous deux n’en sont encore qu’à leurs débuts, à leur période de dilettantisme. Nous les retrouverons tout à l’heure, descendus de leur tour d’ivoire, l’un pour susciter les foules et y répandre son vœu de justice, l’autre pour assurer l’ordre du vieux lyrisme français et le rétablir dans ses droits.
Avec eux, s’isolait du commun des récitants, un poète tôt disparu, Charles Viguier, esprit subtil, dont il reste, sous ce titre un peu dédaigneux, Centon, un volume de vers blonds et vaporeux. C’est le « trio de fins poètes » de Lutèce dont les numéros traînent sur les tables et où déjà Verlaine publie ses Poètes maudits. Lutèce, qui n’était jusque-là qu’une banale gazette du Quartier Latin, devient ainsi l’organe officiel du Symbolisme naissant.
- ↑ Louis Marsolleau, les Baisers perdus (Lemerre).