La Mêlée Symboliste : portraits et souvenirs
La Renaissance du Livre ((1870-1890)p. 165-167).
LÉON DEQUILLEBEC


Léon Dequillebec nous a quittés. Je revois ce grand garçon maigre un peu penché, à la tête fière et blonde, où la phtisie avait mis ses délicates pâleurs. C’était un timide, un concentré. Il a traversé la vie sans bruit, dans un effacement volontaire, ne parlant jamais de lui-même, publiant à la dérobée, çà et là, des proses élégantes et des vers où il laissait percer toute l’amertume de son âme inquiète, découragée. Un propriétaire indifférent lui laissait occuper, au fond de Vaugirard, une vieille demeure menaçant ruine et sur le point d’être démolie. Les fenêtres fermaient mal. Le jour filtrait à travers l’escalier, les plafonds faisaient ventre. Le plancher chavirait sous les pas, mais il y avait un grand jardin avec des arbres profonds, où toutes les graines poussaient en liberté ; assez d’espace pour faire songer aux bois ; des vieux lierres, des coins noirs, des sentiers, des odeurs. On y admirait un reste de façade écroulée avec des masques de pierre au front des portes. Tout cela était d’une désolation délicieuse. Dequillebec vivait là, entouré d’une affection dévouée et sincère. Il se garait comme il pouvait de l’humidité et des courants d’air. Il avait peint des paysages et des marines sur la nudité des murs. Je me souviens. Avec quelle joie il m’avait fait, l’été dernier, les honneurs de son ermitage. Bien que souffrant, il avait tenu à me conduire sur le balcon pour me faire admirer le décor mouvant des verdures. Il dut rentrer précipitamment et clore la fenêtre. Une toux opiniâtre le secouait. Il revint s’asseoir dans la chambre où, en dépit de la saison, odorait un doux feu de bois. L’ombre du feuillage dansait sur les murs. La gaieté du ciel et des arbres, le piaillement criard des moineaux, l’allégresse des cloches qui appelaient aux vêpres du dimanche, la quiétude heureuse, l’apaisement des choses de ce coin provincial, accentuaient le délabrement de la salle nue et froide où toussait ce pauvre malade, en qui les yeux seuls brillaient, comme si tout le vœu de vivre s’y était réfugié. Des pastels anciens, des portraits de famille se fanaient aux murs, tristement, et tandis que, près de nous, rôdait un doux sourire de femme attentive, surveillant la bouilloire où chantait l’eau des tisanes, le moribond, comme dans une protestation dernière, en dépit du mauvais sort, me confiait ses projets d’avenir. Il rêvait les triomphes de la scène, les applaudissements d’une salle debout, soulevée d’enthousiasme et de délire...

Je ne l’ai plus revu. Peu après, il quitta Paris pour Cannes que lui conseillaient les médecins. C’est là qu’il est mort sans bruit, comme il avait vécu, sans une mention dernière dans les feuilles publiques, et le jour même où le convoi entrait sous les voûtes de Notre-Dame du Bon Voyage, l’Académie décernait des couronnes et jetait, comme une suprême ironie, sur le cercueil de ce poète mort pauvre, un bruit inutile de pièces d’or.

Au moins Dequillebec, plus heureux que tant d’autres, n’a pas connu les tristesses de l’hôpital.