Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Cinquième Ciel/Chapitre XI

CHAPITRE XI.

Le génie nous conduit à l’embouchure de différens fleuves.


Après nous être assez long-tems réposés sous un épais feuillage, que des pampres chargés de fruits & entrelacés de lierre rendoient des plus agréables, le génie nous fit traverser un très-spacieux vallon rempli de fleurs destinées à former les couronnes & les guirlandes de Zéphir & de Flore. Ce vallon nous conduisit insensiblement à l’embouchure de trois grands fleuves qui servent à arroser les campagnes brillantes de ce monde lumineux.

Le premier & le plus large de ces fleuves se nomme le fleuve de la Mémoire ; le second, plus étroit mais plus profond, est celui de l’Imagination ; & le troisième, beaucoup plus petit que les deux autres, est celui du Jugement.

Vous ne devez pas ignorer l’un & l’autre, dit le génie, qu’il se trouve dans l’ame plusieurs facultés subalternes qui doivent servir à la raison, qui ne doit jamais cesser d’en être la souveraine. Entre ces facultés, l’imagination tient toujours le premier rang ; c’est elle qui reçoit les impressions des objets extérieurs dont les sens se trouvent souvent affectés ; c’est elle qui forme de ces mêmes objets des images & des figures, sur le rapport ou sur la discordance desquelles notre raison doit fonder ce que nous affirmons comme des vérités : ou ce que nous rejetons comme des mensonges.

Quand la nature se livre au repos, la raison semble se retirer de son siège, & c’est alors que l’imagination, qui se plaît à faire des peintures, travaille plus librement ; mais faute de savoir assortir ces images, lorsqu’elle n’a plus la raison pour guide, on la voit le plus souvent, pendant le sommeil, produire des mélanges bisarres, & assembler sans aucun soin les choses qui se rapportent le moins, la mémoire les conserve, &, guidée par le bon-sens, elle peut quelquefois en faire un choix utile. Vous savez que la mémoire est la gardienne de nos pensées, de nos plaisirs & de nos peines ; le bon-sens & la raison sont donc absolument nécessaires pour diriger les deux autres.

Le génie nous fit ensuite remarquer sur les rives de la Mémoire, certains animaux amphibies qui semblent souvent prêts à vous dévorer. Monime fit son possible pour en apprivoiser quelques-uns ; mais lorsqu’elle vouloit s’en approcher, ils redoubloient leurs cris en la regardant d’un air furieux. Ces animaux ne se nourrissent que de l’eau du fleuve, & passent les jours à répéter d’une voix rauque & aiguë tout ce qu’ils ont entendu dire. Du reste, nous ne vîmes sur les bords de ce fleuve que des perroquets, des corbeaux, des geais, des pies, des sansonnets, des linots, des pinçons, & de toutes les autres espèces d’oiseaux, gasouillans ce qu’ils ont appris : ce qui forme un ramage fort importun. L’eau de ce fleuve paroît gluante, elle exhale une vapeur noire, semblable à une épaisse fumée, & roule avec beaucoup de bruit.

Le fleuve de l’Imagimtion coule avec plus de rapidité ; sa liqueur légère & brillante étincelle de toutes parts ; semblable à un torrent d’éclairs, il n’observe en voltigeant aucun ordre certain : mais en fixant attentivement les yeux sur ses ondes toujours agitées, on apperçoit que ce qu’il roule sur son fond est du pur or potable, son écume forme l’huile de talc. Monime eut la curiosité d’en goûter, je suivis son exemple, & nous la trouvâmes d’un goût exquis.

Sur les bords de ce fleuve sont répandues quantité de pierres précieuses qui se trouvent mêlées avec un sable d’or. Nous y remarquâmes, entre autres, plusieurs de ces cailloux qui ont la vertu de rendre légers tous ceux qui les portent ; il y en a d’autres qui en se les appliquant d’un certain côté vous rendent invisibles. Ce fleuve renferme des salamandres ; les aigles viennent souvent aussi s’y promener ; on y voir des syrennes & plusieurs autres espèces de créatures qui se plaisent à voltiger sur ces eaux ; ces rives sont bordées par une magnifique futaie de cèdres & de palmiers, dont les branches sont chargées de phénix & de rossignols qui y forment un concert délicieux ; nous vîmes aussi beaucoup d’arbres fruitiers ; Zachiel en fit remarquer à Monime plusieurs sur lesquels avoient été greffés ceux du jardin des Hespérides, où la discorde cueillit la pomme qui mit la division entre les trois déesses, remplit tout l’Olympe de troubles & fit tant de mal aux Troyens.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans le cours de ces deux fleuves, c’est que, comme ils coulent à côté l’un de l’autre, il arrive souvent qu’aux endroits où la Mémoire a le plus d’étendue, l’Imagination paroît beaucoup plus étroite ; & lorsque l’Imagination s’étend avec plus de rapidité & de brillant, alors la Mémoire n’est plus qu’un simple petit ruisseau, comme si l’un de ces deux fleuves ne se nourrissoit qu’aux dépens de l’autre.

Un peu plus loin, sur la droite, est le canal du Jugement. Ce canal qui paroît d’une profondeur extrême, présente aux yeux une eau claire, sans être brillante ; ses eaux paroissent couler très-lentement : mais lorsque par des canaux souterrains l’Imagination se communique à ce fleuve, ses eaux naturellement froides prennent alors un degré de chaleur tempéré qui change son sable en diamans d’un prix inestimable ; il croît parmi la vase de son lit des plantes d’ellébore, dont les racines nettoyent & purifient ses eaux. Ce fleuve se distribue, ainsi que les deux autres, en une infinité de petits canaux qui grossissent en s’éloignant & vont se confondre pour former un grand lac.

Le génie nous conduisit ensuite dans une route bordée d’allées larges & superbes ; nous marchâmes long-tems sur une poudre d’or, & arrivâmes enfin à un des ports d’un grand Océan, que le génie nous dit être la mer d’Espérance ; c'est sur cette mer que nous devions nous embarquer : vous voyez, dit Zachiel, que la nature n’a rien épargné pour fournir aux habitans de ce monde toutes les ressources qui leur sont nécessaires pour les rendre parfaitement heureux, puisqu’elle leur a encore accordé l’espérance, qui est un trésor qu’on peut posséder au sein même de l’indigence. L’espérance adoucit les maux ; elle sert & ranimer le cœur, à soutenir les desirs & à consoler dans toutes les disgraces de la vie. Monime voulut goûter de ces eaux qui lui parurent aussi douces que du lait & d’un goût fort agréable.

Cette mer renferme des richesses immenses ; son flux & reflux n’est occasionné que par une prodigieuse ! quantité d’Espérances qui se perdent dans tous les mondes possibles, & viennent se jetter à grands flots dans cette mer comme étant leur source : souvent elle est agitée par des vents orageux qui forment de grandes tempêtes ; c’est ce qui rend ses eaux tantôt claires & brillantes, & quelquefois troubles & bourbeuses : mais lorsqu’elle est calme & tranquille, on voit que ce qu’elle roule dans son sein sont toujours d’immenses richesses ; elle engendre un grand nombre d’animaux d’espèces singulières. On voit sur ses rives quantité de simples qui vous attirent par leurs parfums, & dont les feuilles ressemblent à la sensitive ; le myrrhe & le laurier y forment des allées délicieuses.

En côtoyant ces bords, nous rencontrâmes un jeune marin qui paroissoit dans la plus grande désolation de la perte d’un navire qu’il n’avoit pu sauver Je la fureur de l’onde. Ce jeune homme donnoit les plus tendres regrets à la perte des braves officiers qui servoient sous son commandement. Zachiel voulant profiter de l’ignorance de ce jeune commandant pour nous donner quelques leçons sur la marine : si ce jeune homme, nous dit-il, eût été instruit des premiers élémens qui doivent former un marin, il n’auroit pas exposé son vaisseau à une perte inévitable.

Le principal objet qui doit fixer l’attention d’un homme de mer, est d’examiner ses navires, de connoître leurs qualités, leur solidité, leurs proportions, leurs vîtesses ou leurs lenteurs ; ces conoissances doivent régler ses opérations ; les vents qui ont été créés par la nature pour purifier l’air en l’agitant, & pour amener ou dissiper les pluies, pour répandre les germes des plantes ou pour les transporter, ou enfin pour fortifier les végétaux par des secousses utiles ; ces vents, dis-je, doivent faire sa seconde étude ; ce sont eux qui décident presque toujours du succès des combats. Il est donc nécessaire de les connoître, pour tâcher de vaincre leurs obstacles en réglant sur eux le choix des postes pour en tirer de grands avantages, lorsqu’ils sont favorables, ou pour les combattre lorsqu’ils sont contraires.

La troisième qui regarde la mer, est d’estimer l’action des vagues qui choquent continuellement son navire ; il doit obéir aux mouvemens toujours agités de sa surface, connoître & mettre à profit la direction de ses courans, calculer les tems de ses marées, examiner leurs forces & leurs effets, afin d’en profiter ; tous ces détails si multipliés ne peuvent être que la suite de beaucoup d’étude & d’une expérience consommée, c’est de ces connoissances combinées que résulte l’art du pilote.

Vous ne devez pas ignorer mon cher Céton, ajouta Zachiel, que l’homme a besoin d’apprendre jusqu’aux choses les plus simples. C’est une témérité bien grossière d’oser se flatter de réussir sans étude, puisqu’elle seule donne les connoissances utiles ; l’autorité donne les titres, la nature produit les graces & souvent les talens ; mais la morale, la philosophie & l’histoire sont seules capables de produire la sagesse, la justice, la joie, les plaisirs purs & une gloire sans tache.