Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Cinquième Ciel/Chapitre X

CHAPITRE X.

Qui contient ce qu’on verra.


Pour suivre nos observations, le génie nous conduisit vers une carrière que nous visitâmes avec beaucoup d’attention. Cet endroit est rempli d’une prodigieuse quantité de chimistes, que Monime prit d’abord pour des charbonniers, tant ils étoient noirs & enfumés. Ces bonnes gens travailloient avec une ardeur incroyable sous les ordres de Flamel ; ce fameux philosophe étoit à leur tête & paroissoit diriger tous leurs travaux ; il les encourageoit en leur promettant de fixer sur leurs opérations les rayons du soleil ; & ces personnes animées par le desir de s’instruire, écoutoient avec respect les instructions de leur directeur ; ils recueilloient comme autant d’oracles toutes les paroles de Flamel, auxquelles je suis presque certain qu’ils ne comprenoient rien.

À peine fûmes-nous sortis de la carrière philosophale, qu’une figure grotesque se présenta devant nous ; Monime en parut d’abord effrayée ; mais Zachiel qui le reconnut pour un oracle, la rassura & lui donna en même tems la curiosité d’entendre le récit de ses aventures, par lesquelles il pourroit nous instruire de quelques faits intéressans.

D’où viens-tu, lui dit le génie en l’abordant ? Tu me paroîs bien fatigué. Il est vrai, dit l’oracle, que mes voyages m’ont presque anéanti. Depuis plusieurs siècles que je parcours différens mondes, je n’ai pas manqué d’occupations ; si vous voulez vous reposer à l’ombre de ces lauriers, je pourrai vous faire part de quelques-unes de mes prouesses. Mais que vois-je, dit l’oracle en nous regardant Monime et moi avec beaucoup d’attention ? Ou je suis un mauvais oracle, ou les deux personnes qui vous accompagnent sont des habitans du globe de la terre qui n’ont point encore subi le joug que la nature a imposé à tous les mortels : comment donc ont-ils pu parvenir jusqu’ici ? Si ta science étoit aussi sûre que tu l’oses assurer, reprit le génie, tu ne devrois pas ignorer toute l’étendue de mon pouvoir, ni les moyens dont je me suis servi pour les conduire jusqu’ici. Quoi qu’il en soit, je t’ordonne de leur apprendre ce qui t’est arrivé dans leur monde. Je ne puis me dispenser d’obéir à un génie supérieur, dit l’oracle, qui commença ainsi :

Arrivé dans le globe de la terre, je me suis rendu en Grèce, où je me fis connoître, après la mort de Socrate, pour son démon. J’ai instruit â Thebes Epaminondas ; ensuite passant chez les Romains, je me suis attaché à Caton, puis à Brutus. Personne n’ignore que tous ces grands personnages n’ont laissé à leur place que le fantôme de leurs vertus ; c’est pourquoi j’engageai quelques-uns de mes compagnons de suivre mon exemple en se retirant dans des temples, dans des cavernes ou dans des antres profonds ; mais les peuples étoient si stupides & si grossiers, que nous perdîmes bientôt tout le plaisir que nous prenions autrefois à les tromper ; cet amusement nous devint insipide. Il est bon d’instruire cette belle dame que mes camarades & moi, d’accord ensemble, avons exécuté mille choses extraordinaires sous différens noms que le fanatisme & la superstition avoient mis en vogue, singulièrement celui d’oracles, de dieux foyers, de Lares, de Lamiers, de Farfadets, de Naïades, d’Incubes, d’Ombres, de Manes, de Spectres & de Fantômes ; nous prîmes donc le parti d’abandonner cette terre sous le regne d’Auguste ; ce fut peu de tems après m’être apparu à Drusus, lorsqu’il partit pour porter la guerre en Allemagne, & que je lui défendis de passer outre.

Cependant j’y ai depuis fait encore plusieurs voyages. C’est moi qui suis apparu à Cardan dans le tems qu’il étudioit ; je l’ai instruit de plusieurs choses très-curieuses. Agrippa s’est aussi conduit par mes conseils. J’ai guidé Campanelle dans ses opérations. Je me suis rendu au nombre de ces savans connus sous le nom de chevaliers de la Rose-Croix, & leur ai enseigné quantité de secrets naturels qui les ont fait passer pour de grands magiciens. C’est moi qui ai suscité plusieurs sectes nouvelles de fanatiques qui veulent s’arroger les droits que nous avons toujours eus de prédire l’avenir. J’ai appris à ces fourbes de nouvelle espèce mille tours de souplesse, en les habituant dès leur plus tendre enfance à plier leur corps en cent façons différentes, afin déprendre avec plus de facilité des attitudes extraordinaires.

Ennuyé enfin de ne rencontrer sur le globe de la terre que des hommes la plupart fous, ignorans ou imbéciles, qui néanmoins toujours guidés par leur amour propre, se persuadent aisément qu’ils sont de la nature des anges, je me disposois donc à remonter dans quel qu’autre monde, lorsque le hasard me fit faire la connoissance d’un sage qui fait la gloire de sa nation & la honte de ceux qui le connoissent, sans daigner récompenser en lui la vertu donc il est la vivante image.

Ce sage possède toutes les sciences & tous les talens dont un seul suffiroit pour le faire admirer ; mais croiroit-on que l’assemblage de si rares vertus soit resté enseveli sous le poids de l’infortune la plus affreuse ? O siècle de fer ! m’écriai-je en admirant ce philosophe ; injustes citoyens qui ne vous plaisez qu’à récompenser le vice & faire languir la vertu sous le fardeau de l’indigence ! souffre, lui dis-je, homme admirable que je corrige le sort en t’enseignant les moyens de te rendre heureux, accepte ces trois fioles ; l’une est remplie d’huile de talc, l’autre de poudre de projection, & la troisième d’or potable. Ce sage me refusa avec un dédain plus généreux que ne fit Diogène lorsqu’il reçut les offres & les complimens d’Alexandre.

Je ne connois pas, me dit-il, le prix du présent que tu m’offres ; soumis aux décrets de l’être suprême, ma vie se passe dans une tranquille paix ; content de mon état, je n’ambitionne rien, je plains seulement le sort de ces mortels, qui, toujours indigens au sein de l’opulence, & toujours appauvris par de nouveaux desirs, cherchent en vain le plaisir & la volupté, sans pouvoir jamais goûter ni l’un ni l’autre.

Je quittai mon sage après avoir passé deux jours avec lui. Je ne puis rien ajouter à son éloge, sinon qu’il est peut-être le seul philosophe & le seul homme libre qui soit actuellement sur le globe de la terre ; car presque tous ceux que j'y ai connus m’ont paru si fort au-dessous de l’homme, que j’ai remarqué des animaux au-dessus d’eux par leur instinct. La plupart des autres mondes se ressemblent assez, c’est ce qui m’a déterminé à reprendre la route du soleil, afin de me renfermer dans mon antre, à moins que les ordres d’Apollon ne me fassent retourner dans quelques-uns de ses temples.

Lorsque l’oracle nous eut quittés, Zachiel nous conduisit dans la forêt de Dodonne. Cette forêt est remplie de chênes qui, lorsque les vents agitent & secouent leurs branches, les feuilles se sentant animées par ce mouvement, prononcent d’une voix assez distincte leurs oracles. Au milieu de cette forêt sont deux colonnes fort élevées ; sur l’une est un bassin d’airain, & sur l’autre la statue d’un enfant qui tient à sa main un fouet, dont les cordes, aussi d’airain, sont si artistement arrangées, que lorsque poussées par les vents sur le bassin, elles y forment des sons différens, que les Gorgones qui sont au nombre de trois, expliquent chacune d’une manière différente, en donnant souvent plusieurs significations qui se rapportent toujours aux demandes ou aux questions qu’on leur fait.

Au sortir de cette forêt nous entrâmes dans un pays montagneux ; rempli d’aNtres & de cavernes, par conséquent très-propre à l’habitation des Sybilles & des Oracles. C’étoit aussi l’endroit qu’Apollon avoit désigné pour servir de logement aux prêtres & prêtresses qu’il avoit doués du don de prophétie, par la commodité & l’avantage qu’ils devoient trouver dans le secret de leurs mystères, & encore par les exhalaisons divines qui en sortent.

Il est vrai qu’il semble que les autres & les cavernes inspirent d’eux-mêmes je ne sais quelle horreur qui prépare l’esprit à recevoir certaines inspirations qui ne sont faites que pour frapper l’imagination. L’homme, toujours curieux de lire dans l’avenir, ne vit que de projets, d’illusions chimériques & d’espérances ; conséquemment il ne peut jamais être heureux que par anticipation, puisque l’esprit humain n’a presque jamais passé de l’imagination à la réalité, sans perdre les trois quarts de ses plaisirs.

Ces autres sont à moitié chemin de la montagne du Parnasse ; ils sont environnés de rochers & de précipices affreux. Nous suivîmes un grand concours de peuples attirés dans ces lieux, par l’envie de satisfaire leur curiosité. Arrivés dans l’endroit où la Pithie rendoit ses oracles, nous la découvrîmes dans une espèce de sanctuaire obscur, dont l’ouverture étoit couverte de branches de lauriers. La Pithie étoit assise sur le trépied sacré. Cette femme, après s’être remplie d’une fumée odoriférante, parut s’animer d’une fureur divine, un violent enthousiasme la saisit, ses yeux s’enflamment, son visage s’anime, ses veines se gonflent, & l’on voit ses cheveux se hérisser : de violentes convulsions l’agitent, & l’esprit rempli de fureur, elle nous parut hors d’haleine ; cette terrible agitation dura plus d’une heure ; alors reprenant ses sens avec un air plus serein, elle prononce plusieurs oracles, les uns en vers, & les autres en prose, qui furent débités par le moyen d’une trompette parlante, dont les sons en se multipliant dans les rochers & les voûtes de ce ténébreux sanctuaire, en augmentant la voix, forment un retentissement qui imprime de la terreur & fait frémir les plus intrépides. Le trépied de la Pithie est environné & tout couvert de lauriers ; les parfums qu’on brûle dans son antre, y répandent une fumée qui ressemble à un nuage épais qui en dérobe presque la vue & empêche en même-tems de voir les préparations de la Pithie qui sans doute a plus d’une raison pour dérober la conoissance de ses mystères.

Lorsque la cérémonie fut achevée, Zachiel nous conduisit par des chemins tortueux dans l’antre de la Pithie. Aucun mortel n’osoit y aborder, c’est pourquoi cette femme parut extrêmement surprise de nous voir ; ses yeux commençoient à s’enflammer, peut-être alloit-elle prononcer sur nous ses anathêmes, lorsque le génie l’arrêta en se faisant connoître. À quoi, dit-elle, dois-je attribuer l'honneur d’être visitée par un génie du premier ordre ? Tu ne le dois, reprit Zachiel, qu’au desir d’instruire ces deux personnes qui sont sous ma protection, par de vivans tableaux de tout ce qui s’est passé, ainsi je t’ordonne de répondre aussi juste que tu le peux à toutes leurs questions qui ne doivent point s’étendre sur l’avenir.

Monime lui demanda d’abord les noms des plus fameux oracles. Celui qui a été le plus renommé, est sans contredit l’oracle d’Apollon, qui a régné long-tems à Delphes, où il étoit regardé comme infaillible. Dans les premiers tems de son règne, on choisit les plus belles filles d’entre celles qui étoient consacrées à Diane, pour y prononcer les oracles de son frère ; & l’on continua jusqu'à un certain Enechrate de Thessalie, homme qui avoit toujours eu beaucoup de dévotion pour le trépied ; mais sa ferveur changea bientôt d’objet, ce ne fut plus qu’en l’honneur d’une des prêtresses qu’il forma des vœux ; la difficulté qu’il trouvoit à lui présenter ses offrandes, lui fit prendre le parti de l’enlever, afin de sacrifier auprès d’elle avec plus de facilité & moins de crainte. Cette aventure alarma toutes les prêtresses. Apollon & Diane furent consultés sur le parti qu’on devoit prendre ; l’un & l’autre furent sourds à la voix des prêtresses & ne répondirent rien, ce qui fit juger qu’on devoit ensevelir cette affaire dans un profond mystère, afin d’empêcher qu’on ne fût instruit d’un scandale qui auroit ruiné la réputation de l’oracle. Il fut donc décidé dans une assemblée générale, qu’on n’admettroit plus dans les sacrés mystères que des filles qui auroient passé cinquante ans, pour empêcher l’amour de venir troubler leurs sacrifices & diminuer la grande confiance qu’on y avoit toujours eue.

Il est bon que vous sachiez, ajouta la Pithie, que le talent & toute la science des oracles ne consistent qu’à savoir tromper habilement. Les plus renommés ont toujours été les plus adroits à déguiser leurs fourberies ; ce n’étoit singulièrement qu’avec des gestes & des paroles équivoques, qu’ils enveloppoient le sens de leurs réponses, en les rendant si obscures qu’ils auroient eu besoin eux-mêmes d’un autre oracle pour les expliquer. Il me paroît, dit Monime, que vous excellez dans cet art. Une autre eût rougi de ce compliment mais la Pithie le retourna à son avantage.

Nous visitâmes ensuite l’oracle de Thémis & les deux de Trophonius ; quoique ce dernier ne fût qu’un simple héros, cependant ses oracles se rendoient avec beaucoup plus de cérémonie que ceux des dieux mêmes : on avoit élevé deux temples à son intention, dont l’un étoit en Libadie & l’autre à Thèbes.

On ne pouvoit être admis dans l’antre de Trophonius sans avoir passé plusieurs jours dans une espèce de petite chapelle dédiée à la bonne fortune & aux bons génies. Dans cet endroit on recevoit des expiations de toute espèce, mais il falloit, pour les mériter, s’abstenir d’eau chaude & se laver dans le fleuve Hircinias ; après quoi on offroit en votre nom des sacrifices à toute la famille du héros. Pendant ce tems on n’étoit nourri que de chair qui avoit été sacrifiée, après avoir consulté les entrailles des victimes, afin de voir si Trophonius trouveroit bon qu’on prît la liberté de descendre dans son antre.

Mais ce n’étoit jamais que la dernière victime, qui devoit être un bélier, qui décidoit de la réponse ; si elle étoit favorable on vous faisoit sortir de cette chapelle pendant la nuit pour vous conduire au fleuve Hircinias, où deux jeunes enfans vous frottoient tout le corps d’huile de myrrhe, & vous faisoient ensuite remonter le fleuve jusqu’à sa source : là on vous faisoit boire de deux sortes d’eaux, la première étoit du fleuve Léthé, dont on vous faisoit prendre un grand verre, afin d’effacer de votre esprit toutes les pensées profanes qui vous avoient occupé pendant le cours de votre vie ; un instant après, c’est-à-dire, lorsqu’on jugeoit que l’eau pouvoit avoir fait son effet, on vous présentoit dans une coupe d’or, de celle de Mnemosine, qui avoit la vertu de graver dans la mémoire tout ce qu’on devoit voir dans l’antre sacré du héros.

Après ces préparations vous approchiez de la statue de Trophonius, afin d’y faire vos prières ; alors, revêtu d’une tunique de lin, on vous ceignoit le corps de plusieurs bandelettes sacrées auxquelles étoient attachées de grandes vertus, après quoi on vous conduisoit vers l’oracle. Cet oracle étoit sur le haut d’une montagne escarpée dans une enceinte formée de marbre blanc, au milieu de laquelle s’élevoient des obélisques d’airain qui entouroient l’entrée de la caverne sacrée de Trophonius, dont l’ouverture ressembloit à la bouche d’un four ; ou ne pouvoit descendre dans cette caverne que par le moyen d’une échelle ; mais lorsqu’on y étoit descendu, on trouvoit encore une autre caverne dont l’entrée étoit si étroite qu’on ne pouvoit y passer qu’en se couchant sur la terre la face en l’air ; dans cette posture un vénérable vieillard vous mettoit dans chaque main des boules composées de certains simples qui avoient la vertu d’éloigner les mauvais génies ; alors on passoit les deux pieds dans l’ouverture de la caverne, & aussi-tôt on se sentoit entraîner en-dedans avec beaucoup de force.

C’étoit là que l’avenir vous étoit découvert de différentes manières. Aux uns on leur faisoit passer devant eux les événemens qui faisoient l’objet de leur curiosité ; d’autres entendoient le récit des aventures que le destin leur préparoit ; d’autres enfin, effrayés par mille fantômes affreux, ne pouvoient rien distinguer dans l’avenir, ceux-ci étoient sans contredit en plus grand nombre. Cependant on sortoit de l’antre comme on y étoit entré ; on vous portoit au temple de la bonne Fortune, où l’on vous laissoit encore tout étourdi des merveilles que vous veniez de voir. Après ce récit, on demanda à Monime si elle vouloit descendre dans l’antre du héros. Vous me faites frémir, dit Monime, je n’ai jamais été curieuse de lire dans l’avenir, & si j’avois eu cette maladie, votre relation m’en guériroit pour toujours.

Nous suivîmes notre route & passâmes devant plusieurs cavernes où s’étoient retirés la Plupart des anciens oracles. Nous remarquâmes celui de Cerès qui faisoit voir dans un miroir magique plusieurs évènements curieux. Celui de Jupiter Ammon qui se tenoit autrefois en Lybie ; celui de la tête d’Orphée qu’on gardoit en l'isle de Lesbos ; celui d’Hercule qui avoit eu long-tems la vogue dans la Péloponie sur la côte du golfe de Corinthe ; celui de Venus si renommé, & ceux de Latone, mère d’Apollon & d’Esculape. Nous vîmes encore plusieurs antres fameux qui donnèrent occasion au génie de nous faire faire de nouvelles réflexions.

Vous devez remarquer, nous dit Zachiel, que dans tous les mondes, la maladie la Plus ancienne, la plus invétérée & la plus incurable qui ait jamais régné parmi le genre humain, a toujours été la pernicieuse envie de connoître les événemens futurs, sans que le voile obscur qui leur cache leur destinée, ni l’expérience de plusieurs siècles, ni une infinité de tentatives inutiles par leur peu de succès, aient encore pu guérir les hommes de cette malheureuse manie ; on ne peut les corriger d’une erreur si agréablement reçue ; toujours aussi crédules que leurs ancêtres, comme eux ils ne cessent de prêter l’oreille à la fraude & à l’imposture ; ce qui a trompé mille mille fois n’a point perdu pour cela le funeste droit de tromper encore.

On a vu sur la terre, les Toscans introduire chez les Romains, la manière de prédire l’avenir sur les météores, sur les éclairs & sur les tonnerres. On en voyoit qui donnoient une liste exacte de leurs différentes espèces ; ils circonstancioient leurs noms & les pronostiques qu’on en pouvoit tirer ; lorsqu’on fait usage de sa raison, on a peine à comprendre comment l’esprit humain a pu donner dans des erreurs aussi grossières.

Cependant ces erreurs, tout absurdes qu’elles nous paroissent, ont été reçues par les peuples les plus éclairés ; croiroit-on que des philosophes aient jamais pu croire à des dieux dont les exemples ne peuvent inspirer que des desirs vicieux ; car en examinant la mythologie des payens, quelle est la conduite qu’ils font tenir à Jupiter ? Quelles sont les qualités qu’ils donnent à leur dieu Mars qui paroît fier, brutal & sanguinaire. La ruse, la souplesse & la friponnerie étoient le partage du messager des dieux. Pluton ne se paisoit qu’à entendre les cris des malheureux. Venus qu’ils font naître de l’écume des flots, devient dans l’instant mère de l’amour, sans qu’on sache qui a pu l’aider à faire ce beau chef-d’œuvre ; on la dépeint aimable, voluptueuse & emportée dans ses caprices. Junon est jalouse & vindicative. Enfin en parcourant tous ces dieux, je n’en trouve pas un à qui on puisse judicieusement donner ce titre.

Ainsi chacun de ces dieux se trouve chargé des différentes passions qui animent l’ame, & de tous les évènemens de la vie ; & comme chaque nation a voulu en être protégée, les plus riches leur firent bâtir des temples, on leur institua des fêtes, on leur offrir des sacrifices, on forma des ministres, qui bientôt devinrent des oracles. Sans doute que ces peuples étoient persuadés de trouver de la partialité dans ces divinités établies par des hommes artificieux, fourbes ou ignorans. Ces dieux devoient donc toujours distinguer d’entre la foule ceux dont les goûts se trouvoient conformes à leurs inclinations ; conséquemment ils leur devoient des sentimens de préférence, puisque le culte qu’ils leur rendoient se trouvoit toujours relatif à leurs caractères.

On a vu des victimes humaines expirer sur l’autel de Mars ; des milliers de courtisannes se sont dévouées aux temples de Venus, & quantité de femmes distinguées dans la ville de Babylonne, immolèrent leur pudeur à cette déesse, afin de se procurer & à leurs concitoyens les plus précieuses faveurs de la déesse.

Mais, dit Monime, si dans les autres mondes où l’on adore aussi les fausses divinités, on faisoit en même-tems les mêmes sacrifices à la déesse ou aux autres dieux, il me paroît que ces dieux devroient être fort embarrassés d’allier les différens intérêts des nations, qui ne sont pas moins opposés que leurs mœurs ; car comment accorder les querelles de deux peuples qui demandent tous deux la même chose ? Je crois que cela doit mettre souvent beaucoup de division dans l’Olympe. Vous avez dû voir, reprit Zachiel, par le récit qu’Homère nous a fait de la guerre de Troye, que le parti que les dieux prirent dans cette guerre occasionna un bouleversement général dans le ciel.

Le Scamandre vit briller l’égide de Minerve ; il fut aussi témoin de l’effet des flèches sorties du carquois d’Apollon ; il sentit le redoutable trident de Neptune, qui souleva toute la machine, qui fit tourner le globe de la terre, & pensa la mettre hors de son pivot ; c’est pourquoi on convint qu’il n’y avoit que les arrêts inévitables du destin qui pussent rétablir la paix entre ces dieux animés par la plus affreuse vengeance, ou lorsqu’ils conviendroient mutuellement de rester neutres, en ne se mêlant aucunement des querelles du genre humain.

Ne diroit-on pas, reprit Monime, en examinant la conduite qu’on impute à ces fausses divinités, que la plupart des temples magnifiques qu’on leur a élevés n’ont été bâtis que pour servir de maisons de plaisance à leurs dieux, c’est-à-dire, ce qu’on appelle petites maisons dans l’empire de la lune, puisqu’ils croient qu’ils viennent souvent les habiter pour se délasser de leurs occupations & s’amuser en même tems des fêtes qu’on donne en leur honneur ? On peut présumer aussi qu’ils ont voulu récompenser la piété des hommes en faisant naître parmi eux un grand nombre de héros qui participent par leur naissance à la divinité de celui qui leur a donné l’être ; c’est-là sans doute ce qui forme cette multitude de demi-dieux qu’on ne doit qu’aux charmes des belles mortelles.

Il est vrai, dit Zachiel, que plusieurs mondes d’esclaves ont décerné le titre de dieux à des monstres indignes de porter le nom d’hommes. C’étoit faire sa cour à Alexandre, de le croire fils de Jupiter. Les Romains, qui étoient éclairés, virent sans s’émouvoir réunir dans la personne de Cesar un Dieu, un prêtre & un athée, il vit élever des temples à sa clémence : collègue de Romulus, il reçut les vœux de la nation ; sa statue étoit posée, dans les fêtes sacrées, auprès de celle de Jupiter, qu’un instant après il alloit lui-même invoquer. Domitien fut aussi confondu avec Jupiter ; la flatterie & l’adulation le nommèrent bienfaiteur de la terre : leurs droits à la divinité étoient les mêmes, & leur nature & leur puissance étoient égales.