Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Cinquième Ciel/Chapitre II

CHAPITRE II.

Forêt merveilleuse.


LE génie, dont l’intention étoit de nous faire visiter les diverses contrées que renferme ce globe lumineux, & de nous en faire admirer en même tems toutes les merveilles, nous fit descendre du Parnasse par une espèce de chemin couvert qui sert de route aux habitans de cette planète lorsqu’ils veulent se rendre à la montagne pour participer aux dons que le souverain du Parnasse répand sur ses peuples.

Ce chemin qui est rempli d’un sable d’or, conduit à des souterreins qu’on pourroit prendre pour des cavités de cette planète embrasée. C’est-là, sans doute, ce qui empêche les habitans de ressentir l’ardeur des rayons du soleil, parce qu’il semble que leur force augmente à mesure qu’ils s’éloignent de cet astre. Cette partie du soleil peut être comparée à nos caves, dont la fraîcheur paroît augmenter à proportion de la chaleur. Il est bon d’avertir qu’il n’y a point de nuits dans ce monde ; comme c’est le centre de l’univers, Appollon y répand toujours sa lumière la plus pure : mais la fraîcheur des cavités tempere l’air & le rend plus serein que dans pas un des autres mondes.

Lorsque nous fûmes au bas de la montagne ; nous apperçûmes une grande forêt que le génie assura renfermer tout ce que la nature a de plus précieux. Les arbres de cette forêt sont d’une espèce singulière ; les troncs en sont d’or, les rameaux : d’argent & les feuilles d’émeraudes, qui, de dessus l’éclatante verdure de leur superficie, réprésentent comme dans un miroir les images des fruits qui y pendent, & qui n’empruntent rien de leur beauté aux feuilles, puisque ce sont autant de fioles qui renferment l’esprit & le bon-sens de tous les humains. Chaque personne, à l’instant de sa naissance, a deux fioles pour partage ; dans l’une est renfermé son esprit, & dans l’autre son bon-sens : les noms des personnes sont gravés sur le verre. Remarquez, nous dit le génie, en nous faisant examiner ces fioles, que la nature toujours judicieuse dans la distribution qu’elle fait de ses dons, ne favorise jamais personne au préjudice d’un autre. Tous les hommes naissent dans une égalité parfaite ; l’éducation corrompt ou perfectionne ses bienfaits. Si cela est, lui dis-je, pourquoi ces fioles ne sont-elles pas également remplies ? C’est, reprit le génie, par le mauvais usage que les hommes font des graces qu’ils ont reçues de la nature. Vous avez dû remarquer dans les différens mondes que nous venons de visiter, que le bon-sens & la raison en sont presque bannis. Par-tout on court après l’esprit, chacun en veut avoir, chacun se forme de nouveaux systèmes, & cette noble simplicité que le bon-sens nous donne, que la raison nous dicte, se trouve abandonnée & semble être proscrite de tous les mondes : on ne demande que des saillies, beaucoup de feu & de vivacité, de ces phrases hyperboliques auxquelles on ne comprend rien, & que ceux qui les composent n’entendent pas eux-mêmes ; ce sont de grands mots qu’on rassemble pour dire des riens qui composent néanmoins des volumes ; mais le bon-sens, si nécessaire au bonheur des hommes, est regardé-comme simplicité, bêtise, timidité, ou manque d’usage ; c’est-là ce qui fait la différence que vous remarquez dans ces fioles : vous en voyez beaucoup dont tout l’esprit s’évapore, parce qu’il n’y a que lui qui soit à la mode ; le bon-sens se conserve pour un tems plus heureux.

Vous devez encore remarquer, ajouta le génie, que cette forêt est partagée en autant de routes que ce soleil éclaire de mondes, & que dans chacune de ses allées, on y voit plusieurs sentiers qui désignent les différentes provinces de ces mondes ; mais pour l’intelligence des ministres d’Apollon, chargés d’examiner toutes les révolutions qu’on voit arriver fréquemment dans les mondes planétaires, on y a gravé sur le premier arbre de chaque allée le nom de la planète dont l’esprit & le bon-sens de ceux qui l’habitent sont déposés dans cette allée.

Je suivis Monime qui commença par visiter les allées qui désignoient les mondes que nous venions de parcourir ; je la voyois chercher avec un soin extrême les fioles des personnes que nous avions connues. Ses recherches eussent été vaines, si Zachiel ne se fût prêté pour satisfaire sa curiosité. Il lui montra les fioles de quantité de ministres, de généraux, de juges, de coribantes & d’une infinité d’autres personnes qui passent dans ces mondes pour des génies supérieurs : il est vrai que l’esprit étoit entièrement disparu, mais pour les fioles de bon-sens elles étoient pleines. Monime, surprise d’un phénomène si singulier, regarda avec beaucoup d’attention si elles étoient également bouchées, si l’air ne communiquoit pas plus à l’une qu’à l’autre ; les trouvant toutes sans aucune ouverture : je me perds dans mes recherches, dit Monime avec un air de dépit, il faut que l’esprit soit beaucoup plus subtile que le bon-sens ; car comment se persuader que les grands personnages que nous avons vus jouer les premiers rôles sur le théâtre de leur monde aient jamais pu manquer de bon-sens, sur-tout lorsqu’on les voit revêtus de postes où il est si nécessaire pour la conduite d’un état. Dites moi donc, mon cher Zachiel, si depuis que nous avons quitté ces mondes ils ont changé de méthode ; sans doute que l’esprit de vertige a succédé au bon-sens & à la raison.

Le génie sourit &, sans lui répondre, il nous conduisit dans des sentiers détournés, où toutes les fioles de bon-sens brilloient comme des escarboucles, c’est-à-dire, qu’elles étoient toutes vides, & celles de l’esprit à moitié pleines. Je suis presque sûr, dis-je à Zachiel, que les propriétaires de ces fioles ne brillent que médiocrement dans leur sphère. Vous vous trompez, dit le génie, puisqu’elles appartiennent à de véritables philosophes, tous personnages d’un esprit juste, profond & éclairé dans toutes sortes de sciences ; il est vrai que la plupart vivent dans l’indigence, sans néanmoins se trouver plus malheureux, parce que le sage ne se plaint jamais de son infortune, le simple nécessaire suffit à tous ses besoins.

Ces sentiers nous conduisirent dans l’allée de Saturne : presque toutes les fioles en étoient vides ; elles ressembloient à des perles qui éblouissoient par l’éclat de leur blancheur. Ceci nous annonce, dit Monime, un monde rempli de candeur, de raison & de bonne foi. Votre réflexion est juste, dit le génie, c’est dans Saturne où vous trouverez l’enfance du monde, cet âge d’or, cette probité des anciens patriarches, cette bonne foi si vantée. & en même tems si méprisée dans les autres mondes.

Nous arrivâmes insensiblement dans la partie de la forêt qui concerne notre monde. Monime & moi, curieux d’en visiter toutes les routes, nous y entrâmes avec beaucoup d’empressement. Le génie se prêta volontiers à satisfaire notre curiosité, afin de nous donner une idée frappante de la portion de lumière départie aux différentes nations qui remplissent le globe de la terre, ou pour mieux dire, de l’usage qu’ils en font. Extrêmement surpris de la variété que je remarquai suivant les divers climats, aucuns sentiers n’étoient semblables : dans l’un, presque tout le bon-sens avoit disparu ; dans l’autre ce n’étoit que l’esprit. Monime eût bien voulu que le génie lui donnât quelques instructions détaillées sur les monarques, les souverains, sur leurs généraux & sur leurs ministres, mais il remit à l’en instruire lorsque nous serions de retour dans notre monde.