Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 27

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 63-100).


LETTRE XXVII.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 9 septembre 1910.


La condition des femmes est telle en Europe, mon cher Wam-po, que leurs facultés morales éprouvent un développement bien fait pour étonner les Orientaux. Vivant en société intime avec les hommes, et recevant presque la même éducation, elles ont des occasions continuelles de s’instruire des affaires, et de connoître le cœur humain. La finesse dont la nature les a si abondamment pourvues, et qu’elles ont chez nous si peu de moyens d’employer, s’accroît par l’exercice, ainsi que la facilité de saisir ces rapports délicats et ces nuances fugitives qui échappent souvent à nos sens plus grossiers. On s’aperçoit bien vite, dans la conversation des femmes d’esprit (et elles sont en grand nombre à Paris), du résultat de ces avantages, et l’on est moins surpris d’apprendre qu’elles cultivent les lettres, et même qu’elles écrivent sur tous les sujets. Leurs ouvrages, il est vrai, sont sans force et sans profondeur, mais plusieurs ne sont pas tout-à-fait dépourvus de mérite ; et je vous avouerai même, non sans quelque confusion, qu’il se trouve dans ce pays des hommes qui en font de bien plus mauvais.

Cependant, quelque différentes que soient les mœurs, ce qui dépend de l’organisation ne sauroit changer. Si donc la mémoire des Européennes est plus exercée que celle des Chinoises, si elles ont des connoissances plus variées et plus étendues, enfin plus de facilité pour exprimer leurs idées, elles n’ont pas plus que le reste de leur sexe le pouvoir de remonter aux causes, et celui de déduire les conséquences : ces deux facultés semblent appartenir exclusivement au génie, ou à la force d’invention, que la nature leur a refusée. En effet, dans les lettres comme dans les arts, les femmes ont toujours imité, et jamais créé. Ainsi elles excellent dans la musique : elles sont sensibles aux charmes de la mélodie ; leur voix flexible en parcourt sans peine toutes les modulations, tandis que leurs doigts, vifs comme la pensée, exécutent avec une inconcevable précision les pièces les plus difficiles ; elles apprennent même assez facilement les regles abstraites de la composition, et cependant jamais morceau d’un grand effet n’est sorti de leur cerveau. Il en est de même de la peinture ; elles parviennent à dessiner correctement, et leur coloris ne manque pas de vérité ; elles font des portraits ressemblants et des paysages médiocres ; mais la magie de l’art leur est inconnue, et loin de pouvoir atteindre au beau idéal, à peine peuvent-elles le reconnoître. Je ne parle pas de la sculpture, dont le travail est au-dessus de leurs forces physiques, et dont l’étude répugne à la pudeur : quant à l’architecture, ce bel art, fondé sur l’ordre et les proportions, leur sera toujours étranger, parceque tout y est combinaison, que l’élégance n’y consiste que dans l’union de la solidité et de la légèreté, et le goût dans la justesse du coup-d’œil qui saisit l’exactitude de ce rapport. Si nous descendons aux ouvrages qui semblent le plus leur convenir par l’objet et la délicatesse de l’exécution, tels que la fabrication des tissus, des étoffes, les filatures, nous trouverons que ce sont encore les hommes qui ont inventé, perfectionné leurs rouets et leurs métiers, comme ce sont eux qui dessinent leurs ajustements et leurs broderies.

On diroit cependant, à voir les femmes si vives, si passionnées, que ce feu est celui du génie ; mais si un trait, ou meme quelques phrases peuvent être inspirées par la passion, la composition d’un ouvrage ne peut être que le fruit du sang-froid de la réflexion : la méditation veut du calme ; ce n’est qu’à force d’art et de travail que l’on parvient à imiter le mouvement et le langage des passions. Aussi Rousseau, l’un des écrivains les plus passionnés, écrivoit-il avec une peine extrême, retouchant et corrigeant sans cesse ses périodes, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même. La fiction est froide de sa nature ; c’est le marbre de Pygmalion qu’un souffle divin peut seul animer. Comparez aux pages brûlantes de la Nouvelle Héloïse, ou bien aux vers de Phedre, les romans de ces femmes qui ont prétendu faire une peinture vive de l’amour qu’elles se vantent pourtant de sentir mieux que nous ; quelle sécheresse de cœur, quelle fausse sensibilité, quelle exagération de sentiments ! et si au milieu de tout ce fracas vous apercevez quelques lueurs, elles ressemblent à ces feux d’artifice qui brillent, mais qui ne brûlent pas. On ne sauroit citer qu’un seul ouvrage de femme qui porte l’empreinte de la passion ; c’est l’ode si connue et si courte de Sapho : mais il n’y a pas là de fiction ; c’est l’expression d’un véritable amour, ou plutôt d’une frénésie exaltée, qui bientôt après lui coûta la vie. Or, l’on sait que quelquefois dans le délire les facultés de l’esprit augmentent comme les forces physiques.

Lorsque les femmes sont dans leur état naturel, leur imagination vive, mais peu étendue, a besoin d’être excitée par la présence ou au moins par le souvenir récent d’objets réels ; c’est alors qu’elles sont habiles à démêler le trait caractéristique, et que leurs tableaux ont la grâce de la nature, et sont frappants de vérité. C’est ce que prouve d’une maniere irrécusable le genre de composition dans lequel elles sont véritablement supérieures. Le chef-d’œuvre des femmes françaises est le recueil des lettres de madame de Sévigné, et les Anglaises n’ont rien fait au-dessus des lettres de myladi Montague. Mais qu’y a-t-il donc de si admirable dans le premier de ces ouvrages ? Est-ce l’expression si souvent répétée de cette tendresse maternelle, manifestée quelquefois en termes tellement recherchés, qu’ils ont fait douter de sa sincérité ? Ce ne sont pas non plus ses jugements assez souvent faux[1], ou ses opinions qui n’ont rien de bien saillant : n’est-ce pas plutôt cette peinture vive et animée des choses et des personnes qu’elle fait passer rapidement devant vous avec les couleurs de la nature et les formes de la vie ? Dans cette galerie rien n’est imaginaire ; tout est réel, véritable, vivant. Mais croyez-vous que, si madame de Sévigné avoit tenté de faire une comédie de mœurs, elle y eût réussi ? N’est-il pas vraisemblable qu’elle seroit restée aussi loin de Moliere, que le meilleur faiseur de portraits est au-dessous de Raphaël ? Il faut, pour qu’une piece soit bonne, que le plan soit fortement conçu, les caractères vrais, les incidents vraisemblables, l’intrigue intéressante, le but moral, le style coulant, le dialogue serré, la marche rapide, le dénoûment naturel et cependant imprévu. Toutes ces conditions sont de rigueur, et exigent une force d’attention, une combinaison d’idées, une vigueur de tête dont bien peu d’hommes sont doués. Le jugement, l’esprit, la finesse ne suffisent pas. Une femme célebre (madame Deshoulieres), qui a montré du talent pour la poésie, a su dépeindre avec autant de justesse que de concision l’ambition inquiette et l’excessive vanité qui caractérisent la nation française, dans ces deux vers,


« Nul n’est content de sa fortune,
« Ni mécontent de son esprit. »


Mais, lorsqu’elle a voulu s’élever jusqu’au genre dramatique, elle a échoué complètement. On sait assez que le poëme épique offre encore plus de difficultés.

J’ai cependant encore à parler d’un chef-d’œuvre qui honore les femmes, la princesse de Clèves. Dans cet ouvrage l’élévation des sentiments se trouve unie à la délicatesse, le naturel à la noblesse. De ce roman à tous les autres faits par les femmes, l’intervalle est immense, car les meilleurs ne s’élevent guere au-dessus du médiocre[2]. En anglais, simple histoire ne dément pas son titre, et cette composition est touchante et spirituelle. On trouve dans Cécilia quelques scenes intéressantes, et des caractères tracés faiblement, mais bien soutenus. L’on m’assure que, dans la foule prodigieuse des romans français composés par des femmes, il se trouve aussi deux ou trois productions supportables. Mais quelle distance de ces faibles écrits à ceux de Cervantes, de Fielding, de Richardson, de le Sage ! et quelle femme approchera seulement de l’ingénieux enfantillage de Gulliver, livre si plein d’observations fines et de pensées profondes ? Quelques unes, espérant faire passer leurs médiocres productions à l’abri d’un grand nom, cherchent dans l’histoire des personnages célebres ; mais, en dénaturant leur caractère, et en leur prêtant leurs opinions, elles les rendent inéconnoissables et ridicules. Autant l’épopée releve les grands hommes et ajoute à leur gloire, autant le roman historique les rapetisse et les dégrade ; leurs passions même s’ennoblissent sous la plume du génie. Homere a illustré la colere d’Achille, et ce n’étoit pas sans raison qu’Alexandre regrettoit de ne pouvoir être chanté par un tel poète ; il eût frémi s’il eût vu comment ces dames travestissent les héros.

Ne vaudroit-il pas mieux, s’il faut absolument de la pâture à l’oisiveté, et si les Européennes ont ce besoin irrésistible d’écrire que toutes les femmes ont de parler, qu’elles se bornassent à peindre ces tableaux de société où elles jouent elles-mêmes un rôle si intéressant. Là, elles sont sûres de ne pas rencontrer de ces grands caractères qu’il est si difficile de faire discourir et agir convenablement. Au lieu de ces personnages embarrassants, elles auront à représenter, d’après nature, des êtres dont les manieres et le langage rendent le sexe douteux, hommes efféminés, qui par leur afféterie cherchent en vain à acquérir la délicatesse des femmes aux dépens de la force et de la dignité ; femmes inconsidérées, qui croient ne pouvoir s’élever au-dessus des préjugés qu’en renonçant à la modestie, source de toutes les grâces. Au lieu de ces grandes passions qui bouleversent l’existence et consument la vie, de ces pénibles combats d’un cœur vertueux aux prises avec l’infortune, et ayant encore à se défendre contre sa propre foiblesse, elles auront à décrire de nouveaux produits de l’orgueil et de l’oisiveté ; elles pourront faire connoître l’amour de convenance, l’amour d’amour-propre, l’amour de rivalité, sentiments éphémeres qui ne font qu’effleurer le cœur, mais qui le rendent incapable d’émotions profondes. Pour peindre les travers et les ridicules d’un monde encore plus frivole que corrompu, la soif démesurée du plaisir qui tourmente aujourd’hui toutes les classes, le tourbillon de la mode dont la roue est encore plus rapide que celle de la fortune, l’importance des petites choses, l’insouciance des grandes, la mollesse réduite en principes, l’égoïsme en système, l’horreur de la gêne, et pourtant l’observation rigoureuse des devoirs factices, il ne faut ni force de tête, ni génie. Mais cependant n’allez pas croire que ce soit une tâche aisée : on doit, pour la remplir avec succès, unir au talent de l’observation la finesse des aperçus ; mettre de la vérité dans ses portraits et de la bonne foi dans ses opinions ; écrire avec correction, clarté, élégance ; sur-tout dédaigner cette affectation de mélancolie, véritable infirmité qu’il est fâcheux d’avoir et ridicule de feindre, à laquelle la fantaisie du moment peut donner du prix, mais que le goût et la raison réprouvent également. L’on pourra alors composer un ouvrage, qui, en dépit des défauts du sujet, sera lu avec intérêt ; car la représentation fidelle de la nature, même dans ses écarts, est toujours attachante, et les tableaux de Teniers sont recherchés avec empressement, tandis que les compositions historiques des peintres médiocres sont méprisées.

Quelques femmes ont écrit sur l’éducation ; leur intention est louable sans doute, mais elles auroient dû songer que la première enfance n’a besoin que de soins assidus dirigés par la médecine, et que dans un âge plus avancé la recherche des meilleurs moyens de développer l’esprit et de former la raison, est un des problèmes les plus difficiles de la morale et de la métaphysique, et par conséquent au-dessus de leur force : aussi quand une mere douée d’un excellent jugement sentit le besoin d’être guidée dans l’éducation de sa fille, elle s’adressa à l’immortel archevêque de Cambrai, et en reçut de si sages avis et de si admirables préceptes, que le sujet paroît être épuisé.

Un ouvrage presque du même genre reste encore à faire, et semble par sa nature réservé à une femme. Les deux sexes sont, en Europe, non seulement toujours en présence, mais même la coquetterie les constitue dans un véritable état de guerre. Elle est pour la plupart des hommes et des femmes (dans la classe aisée) l’occupation la plus importante des plus belles années de la vie. Cette espece de tactique n’est guere moins compliquée que celle de l’art militaire aujourd’hui si perfectionnée ; et comme l’on emploie les mêmes ruses, on s’y sert aussi des mêmes termes, d’attaque, de défense et de capitulation, de traits, de chaînes, de combats et de blessures. Cependant, comme en dépit des mœurs, il est prouvé que l’avantage réel des deux sexes, et sur-tout celui des femmes, est d’observer la fidélité conjugale prescrite par la religion et les lois, on sent assez combien il seroit utile d’indiquer aux jeunes personnes qui entrent dans l’état du mariage, les innombrables dangers qui les attendent, et les moyens de s’en préserver ; c’est à une mere qu’il appartient de donner ces conseils désintéressés, que l’expérience rendra plus salutaires, et la tendresse plus persuasifs.

Voilà ce qui devroit exciter l’ambition des femmes qui ont le goût et le talent d’écrire. Mais la vanité les égare, et rien de ce qui a été tenté par les hommes ne leur paroît au-dessus de leurs forces. Ainsi quelques unes ne craignent pas de présenter sous une forme didactique leurs sentiments et leurs opinions ; seulement il est triste que, dans ces prétendues pensées, ce que l’on entend sans peine se réduise à des lieux communs, et que ce qui est obscur ne vaille pas la peine d’être deviné[3].

D’autres, regardant les romans comme des compositions trop frivoles, se jettent à corps perdu dans l’histoire et la politique : elles lisent donc, compulsent, compilent. Les auteurs grecs, hébreux, latins, ou plutôt leurs traducteurs, passent successivement en revue. Cependant on ne feuillete pas impunément tous ces gros volumes, et leur poussière pédantesque laisse des traces ineffaçables. Cet inconvénient est commun aux deux sexes ; mais quelle différence dans les résultats ! Lorsque l’étude et la retraite ont fait perdre à un homme d’esprit une partie de ses agréments dans la société, il en est dédommagé par le surcroît d’estime que lui méritent des connoissances approfondies, dont le public espere recueillir d’utiles éclaircissements. Mais, lorsqu’une femme s’est appesantie sur les livres, et qu’à force de remplir sa tête de passages et de citations, elle est parvenue à diminuer les grâces et la légèreté de son esprit, que lui reste-t-il ? plus de prétention que de savoir, plus de ridicule que de considération : moins savante que les hommes, moins aimable que les autres femmes, elle perd sans indemnité les agréments dont la nature l’avoit ornée.

Cependant quelle existence brillante ont les femmes en Europe, et sur-tout chez les Français ! Combien n’ont-elles pas de jouissances inconnues à celles des autres parties du monde, et qui devroient satisfaire la plus excessive vanité ? Dans toutes les occasions ce peuple galant leur témoigne de la déférence, leur rend des hommages, les admet à tous ses plaisirs. Ornements de la société, elles y brillent autant par les grâces de l’esprit, que par les attraits de la beauté, et captivent par des charmes qui ne vieillissent pas ; leur influence s’exerce sur les hommes comme sur les affaires ; oracles du goût et du bon ton, leurs jugements sont sans appel : et quand elles les révoquent, on se soumet encore à leurs caprices. Objets d’un culte continuel, flattées dès l’enfance, adorées dans la jeunesse, leur vieillesse est encore entourée de respects. Mais lorsque, cédant à une malheureuse manie, et se faisant auteurs, elles révelent le secret de leur médiocrité, et provoquent le jugement du public, tous les prestiges qui les entourent s’évanouissent, et l’on peut à bon droit leur appliquer ce que disoit l’une d’elles d’une femme qui cede à son amant, qu’elle abdique l’empire. Les critiques remplacent les adulations, les sarcasmes succedent aux hommages, quelques louanges fades ou mendiées, qui même assez souvent recelent le venin de l’ironie, ne sauroient dédommager leur amour-propre des traits malins auxquels elles sont sans cesse exposées. Elles cherchoient la gloire, et n’obtiennent qu’une fâcheuse célébrité. C’est bien pis encore lorsque, se livrant à leur irascibilité naturelle, elles s’engagent pour défendre leurs ouvrages dans des querelles littéraires. Le style polémique, qui n’exclut pas la plaisanterie, mais qui demande au moins autant de force que de finesse, ne convient pas plus à ces esprits légers, que le maniement des armes à ces corps délicats. Les Amazones de toutes especes sont toujours ridicules ; et parmi les fables des anciens, celle des femmes guerrieres est peut-être la seule qui soit dépourvue de grâce et de vraisemblance.

Je n’ai pas voulu traiter cette question comme auroit pu le faire un moraliste sévere, sous le rapport de l’emploi du temps et de la destination naturelle des femmes. Je sais trop que dans les mœurs européennes les heures qu’elles consacrent à la composition, ou à d’inutiles études, seroient également perdues pour leur familles si elles y renonçoient, et consumées en lectures frivoles, ou en conversations oiseuses : je n’ai donc envisagé que leurs jouissances individuelles, leur bonheur, et leur considération ; et ce qui me paroît tout-à-fait décisif, c’est que l’on m’assure qu’il n’y a pas un homme sensé qui voulût épouser une femme auteur, ni une mere de famille qui choisît pour son fils une pareille épouse.

N’est-il pas étrange, mon ami, qu’il y ait encore quelques personnes qui prétendent que cette grande différence que l’on observe entre l’esprit des femmes et celui des hommes vient de l’éducation. Ce paradoxe seroit plus soutenable en Orient, où l’on se contente de leur apprendre l’art de broder, la musique, et la danse. Mais ici, où on leur enseigne, comme aux hommes, l’histoire ancienne et moderne, la géographie, la sphere, la physique, où, loin de se réserver quelques secrets, les hommes ont cherché à leur aplanir toutes les voies de la science, composant à leur usage une multitude d’abrégés, de traités élémentaires, et même de rhétorique, l’expérience journalière démontre évidemment l’erreur de cette opinion. D’ailleurs on a vu souvent que des hommes, dénués des avantages de l’éducation, y ont suppléé par un travail subséquent, et se sont fait un nom dans les lettres. Si les femmes étoient douées des mêmes facultés, pourquoi n’y parviendroient-elles pas comme eux ? La vérité est que les femmes (je dis celles qui ont le plus d’esprit) ont toujours du vague dans la tête ; leur extrême mobilité les empêche de fixer les objets, par conséquent d’en combiner les rapports. Pour rendre leur esprit attentif, il faut commencer par émouvoir leur cœur, car il y a toujours un sentiment au fond de leurs pensées ; leurs opinions sur les choses, comme sur les personnes, sont influencées par leurs goûts ; analysez-les, vous trouverez qu’elles ont pour base un penchant ou une aversion, un désir ou un regret : chez elles enfin le cœur est trop près de la tête, et voilà ce qui les empêchera toujours de généraliser leurs idées, et de s’élever à de hautes conceptions.

Leurs productions se ressentent nécessairement de cette faiblesse d’organisation ; elles pechent toutes par le défaut d’ordre et de plan, d’énergie dans les caractères, de profondeur dans les vues ; et tout le fruit de leurs vains efforts est de mettre le gigantesque à la place du grand. Quelle différence, lorsqu’au lieu d’écrire pour le public, une femme spirituelle et sensible épanche dans le sein de l’amitié ses sentiments secrets ! débarrassée de toute contrainte, sa plume court rapide et légère, les objets se présentent en foule à son imagination brillante, miroir fidele qui les réfléchit à l’instant. Celui qui par un heureux hasard se trouve initié à ces mystères, s’étonne de ces tournures vives et hardies qui peignent d’un trait, rare récompense d’un travail pénible et assidu ; il admire ces observations fines, ces portraits à nuances délicates, ce bonheur d’expression que l’art ne donne pas, cette élégante naïveté ; il lui semble qu’il a pris les Graces sur le fait. Si quelques incorrections éveillent la critique, le style a tant de prestige, qu’elles paroissent plutôt la faute de la langue que celle de l’écrivain ; aussi ces productions légeres, pour conserver toute leur fraîcheur, loin d’être corrigées, veulent à peine être relues ; l’art ne sauroit les embellir, car elles naissent comme les fleurs parées de leurs couleurs brillantes, ou comme ces coquilles vermeilles que l’océan Indien dépose sur ses bords. Il n’en est pas ainsi des ouvrages plus solides des hommes que le temps mûrit, que le travail perfectionne, et qui demandent à être sans cesse retouchés ; mais la lime qui polit l’or briseroit l’émail délicat de la perle.

Ces vérités sont connues, avouées ; par quelle fatalité faut-il donc que des femmes d’esprit, égarées par des succès de société ou par les suggestions d’un amour-propre trop exalté, entreprennent des ouvrages si évidemment disproportionnés à leurs forces ? Tant qu’elles rassemblent les matériaux, comme il ne faut que de la patience et de la méthode, elles ne s’aperçoivent pas de la difficulté de l’entreprise, et ne doutent pas du succès ; mais, quand il faut les mettre en œuvre, c’est alors que l’embarras commence, et que toute l’insuffisance des moyens se fait sentir : ainsi, lorsque l’on monte sur une tour élevée, quelle que soit la hauteur, on n’éprouve aucune sensation pénible jusqu’à ce que l’on soit parvenu au sommet ; mais, dès que l’on découvre à la fois un horison immense et un profond abîme, si l’on n’est pas d’une organisation forte, tout-à-coup l’œil s’éblouit, le cœur manque, la tête tourne, et l’on s’empresse de redescendre en chancelant.

Quel contraste entre ce tableau et celui de l’homme de génie ! Représentez-vous Homere, Virgile, Milton, travaillant à leurs immortels ouvrages. Maître de son sujet, l’écrivain sublime est élevé au-dessus des hommes et des choses, mais sa vue perçante les rapproche de lui ; semblable à Jupiter au haut de l’Olympe, il parle et l’univers écoute, les cœurs sont dans sa main, il excite à son gré la terreur et la pitié, éleve l’ame ou l’attendrit, fait taire l’orgueil, chasse le doute, et soumet la raison.


P. S. Cette notice sur les ouvrages d’esprit composés par les femmes d’Europe, est bien incomplette ; cependant vous devez, mon ami, me trouver fort savant pour le peu de temps que j’habite ce pays. Un Français, à ma place, vous laisseroit dans l’erreur, car ce peuple est peu délicat en amour-propre ; pour moi, je vous avouerai franchement que j’ai suivi une méthode fort à la mode ici, et qu’au lieu de me donner la peine de lire la plupart des livres dont je vous ai parlé, j’ai trouvé plus commode de prendre des jugements tout faits dans un ouvrage qui vient de paroître, et qui excite une assez grande curiosité. Ce sont les mémoires jusqu’ici inédits d’un écrivain qui vivoit il y a cent ans, et dont l’impartialité est assez généralement reconnue ; l’ouvrage est trop volumineux pour vous être envoyé. Mais, pour vous donner une idée du style, sans m’écarter du sujet que je traite, je copierai les portraits de deux femmes auteurs dont il paroît que le public s’occupoit beaucoup à cette époque.




Fragment des mémoires de M. de L***.


Année 1809.


DANS ce moment, deux femmes auteurs surpassent toutes les autres, et partagent les suffrages du public ; leurs nombreux ouvrages n’ont point lassé sa curiosité, et chacun de leurs nouveaux écrits est recherché avec empressement. Entre elles il n’y a de commun que le genre de littérature, et un esprit très distingué. Celle qui a commencé la premiere à se faire connoître publie, dans un style élégant et correct, des romans remarquables par des détails de mœurs, des secrets de caractere qu’une sagacité peu commune lui a fait découvrir. Ses observations, il est vrai, sont plus fines que ses pensées ne sont profondes, et souvent elle y attache une importance qui les déprécie ; mais elle possede l’art d’enchaîner les événements, de conserver à ses différents personnages un ton uniforme et soutenu, d’attacher de l’intérêt à leurs destinées, et de conduire le lecteur sans ennui jusqu’à la fin d’une longue histoire. Cependant on s’aperçoit que dans ses dernieres productions elle retrace des scenes qu’elle avoit déjà décrites, mal déguisées aujourd’hui par des incidents plus bizarres qu’ingénieux. En vain le domaine de l’imagination est immense ; le pouvoir de s’y frayer des routes toujours nouvelles est donné à peu d’écrivains ; la plupart ressemblent à ces oiseaux qui s’élevent assez haut, mais dont le vol trace constamment un cercle dans les airs. Le génie seul ne se répete pas. Lorsque, les mêmes objets ramenant les mêmes images, on s’aperçoit que le travail de la tête ne fait plus qu’exciter la mémoire, il faut, au lieu de chercher à déguiser par de vains subterfuges la stérilité de son esprit, prendre sans balancer le parti de la retraite. Si la nature, qui a marqué pour les femmes le terme de la fécondité vers le milieu de leur vie, n’a pas fixé avec autant de précision l’âge où elles doivent cesser d’écrire, l’expérience démontre que ces deux époques sont très rapprochées, et la même analogie prouve que les hommes peuvent pousser plus loin leur carrière littéraire.

Lorsque les premiers ouvrages de l’autre femme célebre parurent, des réflexions si ingénieuses, des aperçus si nouveaux exprimés avec la délicatesse particuliere à son sexe, firent croire que la fable des androgynes s’étoit réalisée ; mais un examen plus sérieux découvrit que, malgré les beautés d’un ordre supérieur qui brillent dans ses écrits, elle manquoit de cette faculté toute virile de condenser par la méditation la force de son esprit, de creuser la pensée, et de suivre ses développements jusqu’aux conséquences les plus éloignées, seul moyen d’en reconnoître la justesse. Cette imperfection ne fut pourtant pas généralement remarquée ; on se trompe aisément sur la valeur des diamants qui jettent beaucoup de feu.

Trop fiere des avantages qu’elle a reçus de la nature, madame de *** ne veut rien devoir à l’art ; aussi son style est-il inégal et négligé. Quelquefois même elle tombe si bas que, sans le secours de ses ailes, jamais elle ne pourroit se relever. Son coloris a plus d’éclat que de fraîcheur ; son pinceau se refuse à peindre des scenes de gaieté et de bonheur, mais elle excelle dans la peinture des peines vagues de la mélancolie, de ses chagrins rêveurs, et du réveil de l’amour désabusé. Seulement on reconnoît trop l’auteur à travers le personnage, et l’on croit entendre un ministre disgracié, parlant d’un ton chagrin de la cour, éternel objet de ses regrets. Les lettres peuvent lui reprocher d’avoir servi de modèle à une secte d’écrivains médiocres qui se persuadent qu’une tristesse langoureuse peut remplacer l’intérêt et le talent, et dont les rêveries endorment tout de bon. Pour elle, plutôt exaltée que passionnée, ses traits, comme ceux de l’électricité, frappent et brillent, mais n’échauffent pas. Ses admirateurs disent qu’elle écrit d’inspiration ; cela est vrai quelquefois, mais l’inspiration n’est pas le génie, élan sublime du sentiment de la vérité ; au lieu que l’inspiration tient de l’enthousiasme prophétique, et comme les oracles, a toujours quelque chose de vague et d’obscur. Ce défaut est très grand, et doit nuire au succès du plus bel ouvrage. Cependant deux classes de lecteurs ne se plaignent jamais du manque de clarté ; l’une, craignant dépasser pour manquer d’intelligence, feint d’admirer ce qu’elle n’entend pas ; l’autre, expliquant les passages difficiles d’après ses propres idées (souvent très éloignées de celles de l’auteur), se complaît en soi-même en croyant l’admirer. De pareils hommages ne sauroient flatter la femme célebre à laquelle ils s’adressent ; elle ne peut recevoir que ceux dont elle se sent digne ; pour en mériter davantage, elle se décidera à discuter ses opinions, sur-tout à éclaircir ses expressions ; c’est alors seulement qu’elle pourra reconnoître celles de ses pensées que la raison désavoue, car le grand jour fait pâlir l’erreur et briller la vérité.

La clarté est la marque d’un esprit véritablement supérieur, comme la franchise est celle d’un grand cœur ; et dans toutes les langues clarté est synonyme de lumière.

  1. Comme lorsqu’elle prédit que la vogue de Racine ne dureroit pas.
  2. On pourroit cependant citer tels ouvrages de mesdames Riccoboni, Cotin, Genlis, Montolieu, qui méritent, ainsi qu’Adele de Senanges, une honorable exception, sans cependant approcher des modèles que les grands écrivains nous ont laissés en ce genre. (Note de l’éditeur.)
  3. Dans le livre de mademoiselle de Sommery, qui passe pour être le meilleur de ce genre, on lit ce passage : « J’ai lu dans les yeux de presque toutes les femmes de ma connoissance un plaisir secret à la mort de leurs maris ». Quelle insipide calomnie !