Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 26

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 42-62).


LETTRE XXVI.


FO-HI-LO À TAI-NA SA SŒUR.


Pé-kin, le 4 avril 1910.


Jai reçu, ma chere Tai-na, ta lettre datée de Kang-tong ; Wam-po à son retour ici s’est empressé de me la remettre[1] ; mon mari, sachant combien j’aurois de plaisir à m’entretenir avec quelqu’un qui venoit de te voir, m’a permis de le recevoir ; j’ai donc fait servir du thé, des pâtisseries, des fruits, et du lait de feves, dans la principale salle de l’appartement des femmes, et, baissant le grand rideau de nacres de perle qui divise la piece en deux parties, je me suis assise clu côté intérieur, et lui ai fait mille questions.

Il y a plusieurs mois que nous sommes séparées, et, dans ce long intervalle de temps, tous les jours je me suis rappelé douloureusement ton absence. Sans doute, avant ton départ, il ne s’écouloit que trop souvent des lunes entieres sans qu’il nous fût permis de nous voir, quoique nous fussions dans la même ville ; mais, si la proximité n’est pas une jouissance, au moins elle tranquillise, au lieu que l’inquiétude naît de l’éloignement, et qu’il m’est impossible de songer, sans frémir, aux mers immenses qui nous séparent, et aux dangers sans nombre d’un pareil voyage ; mais je ne veux pas fixer plus long-temps mon esprit sur des pensées aussi pénibles pour ton cœur que pour le mien ; j’aime mieux chercher à me distraire en te parlant avec quelque détail d’une des plus belles fêtes que la Chine et peut-être l’univers puisse offrir.

La princesse, mere de l’empereur, ayant atteint la soixantième année de son âge, le monarque régnant a voulu surpasser en magnificence ce que Kien-long, l’un de ses prédécesseurs, avoit fait en pareille occasion l’année 1752[2]. Il a choisi le même emplacement ; de nombreux arcs de triomphe, dont les inscriptions rappeloient les vertus de la princesse, élevés par les ordres de son fils, décoroient la route qui conduit du palais d’Yven-ming-yven à Pé-kin ; cette distance est de quatre lieues, et par-tout l’art avoit embelli la nature ; l’or et les vernis les plus précieux éclatoient de toutes parts. Des édifices de toutes les formes et de toutes les grandeurs étoient destinés à recevoir l’immense multitude de spectateurs que la solennité de ce jour avoit attirés des différentes parties de l’empire. Dans plusieurs endroits on avoit élevé des montagnes artificielles formées de rochers entassés les uns sur les autres de la maniere la plus pittoresque ; des arbustes fleuris et des plantes odoriférantes sembloient y avoir pris naissance ; leurs sommets étoient couronnés de petits temples assez spacieux pour contenir des religieux de différents ordres brûlant des parfums et des feuilles d’étain et de papier doré. On rencontroit de temps en temps des bosquets de grands arbres apportés de fort loin dans d’énormes caisses pour conserver la fraîcheur de leur feuillage ; des oiseaux singuliers étoient perchés sur leurs branches ; c’étoient des enfants couverts de plumes de paon, de poule d’argent et de faisan doré ; d’autres appartenant à des troupes de sauteurs étoient vêtus de peaux de singe à qui on avoit laissé la queue ; ils faisoient sur des colonnes ou sur les toits recourbés mille gambades divertissantes. On voyoit sur le bord du chemin de très gros ananas et des roses d’une grandeur gigantesque, dont la forme et la couleur représentoient, à s’y méprendre, celles de la nature ; ces fleurs et ces fruits sembloient s’épanouir lorsqu’il passoit un prince, et il en sortoit un joli enfant qui lui présentoit des bouquets et des vers. De distance en distance on avoit élevé des théâtres ; les meilleurs acteurs de l’empire avoient été rassemblés au nombre de plusieurs milliers ; de jeunes eunuques superbement habillés jouoient les rôles de femme, et l’on représentait à-la-fois les cent pièces qui composent le recueil des chefs-d’œuvre écrits sous la dynastie des Yven. On avoit sévèrement proscrit ces pieces licencieuses qui n’affligent que trop souvent la décence. Des actions héroïques ou des drames touchants excitoient dans tous les cœurs des sentiments généreux ou des émotions douces. L’empereur avoit voulu que ses femmes et celles des principaux mandarins pussent jouir de la fête donnée à la plus auguste personne de leur sexe ; il avoit en conséquence fait élever en face de chaque théâtre, ainsi que dans l’intérieur du palais, des loges grillées, d’où nous pouvions tout voir sans être vues. On avoit rassemblé dans les amphithéâtres destinés pour la musique tous ces nombreux instruments que l’industrie chinoise a su trouver dans les différents regnes de la nature. La trompette guerrière, la conque marine, le poisson de bois creux, le tambour de peau, la timballe de cuivre, se faisoient entendre à-la-fois ; on avoit placé dans des bosquets les musiciens les plus habiles ; ceux-ci jouoient des différentes especes de mandolines et de guitares, ou frappoient en cadence l’instrument des pierres sonores et celui des clochettes d’airain ; au milieu de ces démonstrations d’alégresse, on vit arriver l’empereur. Les colaos, vêtus de satin jaune broché d’or, et montés sur des chevaux blancs comme la neige précédoient sa chaise dorée, portée par seize officiers. On distinguoit dans son nombreux cortege les neuf ordres de mandarins, aux boutons de pierres fines de différentes couleurs, qui brilloient au haut de leurs bonnets ; ceux que le monarque honore d’une faveur particulière portent une plume de paon derrière la tête ; la marque des emplois civils est un oiseau brodé sur la poitrine et sur le dos ; les militaires se reconnoissent aux dragons et aux tigres qui ornent leurs uniformes. Les boucliers des soldats et leurs casques sont chargés de figures monstrueuses et faites pour inspirer la terreur. Les ambassadeurs des rois tributaires étoient rangés à la porte de l’est ; on voyoit d’abord les Coréens, dont les habits sont richement brodés, ainsi que ceux du Tonquin et de la Cochinchine, puis les noirs envoyés d’Ava, dont les robes de velours rouge sont garnies de franges d’or, mais dont les pieds sont nus. Les députés du grand Lama occupoient la place d’honneur ; ils étoient à gauche ; leur grave maintien répondoit à la sainteté de leur ministere, et de longs chapelets étoient suspendus à leurs ceintures ; l’empereur leur fit en passant une inclination de tête ; à côté d’eux les ambassadeurs des princes européens excitoient la risée de la multitude par la singularité de leurs vêtements aussi indécents qu’incommodes ; une poussière blanche, semblable à la craie, et fixée avec de la graisse, couvroit leurs cheveux ; tous leurs membres paroissoient gênés par d’étroites ligatures, et leurs mains même étoient renfermées dans des especes d’étuis. L’impératrice mere étant venue au-devant de son auguste fils, ce monarque voulut donner un grand exemple de piété filiale ; il quitta son palankin, et montant à cheval, l’escorta jusque dans la cour intérieure du palais. A son arrivée, le président du tribunal des rites commanda d’une voix forte le grand salut, et chacun se prosterna la face contre terre ; personne n’est dispensé de cette marque de soumission ; le fier Tartare y est assujetti comme le modeste Chinois ; les Regulos eux-mêmes, tous les descendants des maisons impériales, les colaos, et ces illustres personnages que l’on nomme Ta-gyn (grands hommes), n’en sont point exempts. Neuf fois de suite la cérémonie recommença, réglée par des commandements distincts, comme l’exercice des soldats. Alors le lô (grand tambour de métal) se fit entendre ; des chœurs de musiciens entonnèrent les louanges de l’empereur ; ils chantoient ce refrain chéri : « Gloire au fils du ciel, pere et « mere de ses sujets ». Une troupe de jeunes officiers mantchoux exécutoit en même temps une danse militaire, en frappant en cadence de leurs épées sur leurs boucliers. D’autres lancerent d’un bras vigoureux des flèches et des javelots contre une boule d’airain suspendue, tandis que des sauteurs faisoient des tours surprenants. L’empereur parut prendre plaisir à ces divertissements, mais il les fit bientôt cesser, pareequ’il avoit résolu de rendre cette fête plus solennelle, en célébrant en même temps celles qui reviennent à des temps marqués pendant le cours de l’année. Il se rendit donc auprès du Ty-tan ou temple de la terre, accompagné de soixante vieillards, représentant le nombre des années de la princesse. Le nom de la province d’où ils étoient venus se lisoit sur une plaque d’argent suspendue à leur cou par deux rangs de corail. Ils avoient chacun plus de cent ans ; leurs longues barbes blanches et leur air vénérable contrastoient avec les grâces enfantines du plus jeune de leurs descendants qui se tenoit auprès d’eux magnifiquement habillé et chargé des dons de l’empereur. Tous étoient cultivateurs, et ce fut en leur présence que ce prince ouvrit de ses augustes mains plusieurs sillons. Après cet hommage rendu au premier des arts, on vit s’avancer un char immense que cinquante paires de chevaux traînoient avec peine ; il portoit la vache colossale de terre cuite, que l’on promene annuellement en automne ; tout-à-coup elle éclata en mille pièces, et une prodigieuse quantité de petites vaches d’argile se répandirent sur la terre. La multitude s’empressa de les ramasser, et chacun emporta dévotement l’image de cet animal précieux, dont le travail, le lait, et la chair sont si utiles à l’homme.

Ces diverses cérémonies employerent toute la journée : au coucher du soleil commença la fête des lanternes, qui se célebre tous les ans le quinzieme jour de la premiere lune ; et pour honorer un si heureux événement, elle fut plus magnifique qu’on ne l’avoit encore vue. Il y avoit des lanternes en soie, d’autres en gaze, quelques unes en lames de corne soudées ; les plus riches étoient de nacre de perle, et si artistement travaillées, qu’elles coûtoient jusqu’à quatre cents taels (mille écus ) ; mais ce qu’il y avoit de plus admirable, c’étoit l’illumination du grand lac dans le jardin impérial ; ses bords et les jolies isles dont il est parsemé brilloient des feux de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; les arbres portoient des lampions cachés dans des fruits transparents ; sur les eaux, des lanternes flottantes éclairoient le lis aquatique qui s’ouvroit étonné de revoir sitôt la lumière ; les gondoles et les jonques étoient illuminées jusqu’au haut des mâts, et portoient des festons qui représentoient le nom de l’empereur, et celui de sa mere ; on voyoit à travers le cristal des eaux les poissons dorés et le treillis léger qui les met à l’abri des brochets et des autres animaux voraces. Sur les rives, la scene étoit animée par des troupes d’hommes portant de grands poissons et d’autres figures monstrueuses faites d’une substance diaphane, et éclairées en dedans. Des milliers de pétards et de serpenteaux faisoient retentir les airs, et croisoient leurs feux étincelants ; mais ce qui excita le plus l’étonnement des étrangers, fut une longue treille d’artifices dont les grappes, d’abord vertes, changerent par degrés de couleur, et paroissant mûrir, devinrent du plus beau violet. On avoit aussi disposé autour de la cour principale de grands tonneaux suspendus entre des piliers à cinquante pieds de hauteur. Lorsqu’ils firent explosion, il sortit de chacun d’eux plus de cinq cents lanternes allumées qui formerent des guirlandes ; il y avoit encore de grandes caisses qui s’élevoient d’elles-mêmes à une hauteur considérable ; alors le fond tomboit, et l’on voyoit un pot de fleur lumineux, qui bientôt devenoit un vaisseau avec toutes ses voiles ; après avoir vogué quelque temps dans les airs, il disparoissoit au milieu d’une pluie de feu.

Tous ces artifices firent beaucoup plus d’effet qu’à l’ordinaire, parcequ’on les voyoit pour la première fois pendant la nuit, l’usage étant, comme vous le savez, de les tirer avant le coucher du soleil.

C’est ainsi que se termina cette fête, dont les préparatifs ont occupé pendant trois mois deux cent mille hommes, et coûté quarante millions de taels (trois cents millions tournois), en y comprenant d’immenses distributions de vêtements et de vivres que l’on fit pendant toute une lune à cinquante mille familles indigentes. L’empereur dans sa bonté voulut que tous les âges prissent part à sa joie ; il envoya aux enfants des principaux mandarins tartares, des moutons de selle bien dressés et richement équipés ; il ordonna aussi que l’on distribuât dans les petites écoles un million de ces jolis cerfs volants qui représentent des oiseaux ; lorsqu’ils sont enlevés, l’enfant fait glisser le long de la corde une petite boëte de papier qui s’ouvre en arrivant en haut ; il en sort un papillon qui développe ses ailes brillantes, et voltige autour de l’oiseau.

Après avoir passé une journée entière au milieu d’une immense multitude et des plaisirs bruyants, j’ai retrouvé avec délices ma paisible retraite et le jardin charmant où je passe une grande partie de ma vie ; loin d’envier aux Européennes cette liberté fatigante dont elles sont, dit-on, si fieres, et ces entretiens familiers avec les hommes, dont la pudeur rougit et dont la vertu s’alarme, je ne prise de leur condition que la faculté de voir aussi souvent qu’elles le veulent leurs meres et leurs sœurs : elles continuent donc de jouir, comme si elles n’étoient pas mariées, de cette amitié naturelle qui date de la naissance et ne finit qu’avec la vie, liaison intime, pure comme la lumière du jour et précieuse comme elle ; sans doute que, dans ces heureuses contrées, les sœurs vivent dans la plus intime union, et passent ensemble presque tout leur temps, entourées de leurs enfants qui leur retracent les doux amusements du jeune âge.

Mon mari, ma chere Tai-na, a conservé pour moi la même tendresse ; il est revenu dernièrement d’Em-ouy, où il avoit été chargé de régler les affaires des Espagnols de Manille, qui font toujours un grand commerce dans ce port. En passant à Hank-tchou-fou, ville célebre pour l’éducation des filles, il a acheté une jeune personne fort agréable, qui joint à d’autres talents celui de faire des chansons. J’ai voulu qu’elle m’apprît la mesure des vers, et les regles de la rime ; nous autres femmes légitimes, si nous voulons assurer notre empire, nous ne devons négliger aucun moyen de plaire ; un mari, dit le proverbe, ressemble à un gros poisson qui peut d’une secousse rompre la ligne la plus forte, mais qui ne cherche pas à s’échapper lorsqu’il est pris dans un filet.

Voici la première chanson que j’ai faite en songeant à toi, ma chere sœur.

Air : Des bateliers du Pei-ho, Hutt.

     Hoa iao lin ki sse
     etc. etc.



Note de l’éditeur. L’étude des langues est si négligée en France, qu’il n’est pas rare d’y rencontrer, même dans le plus grand monde, des personnes qui ne savent pas parfaitement la leur ; c’est ce qui a fait craindre que la plupart des lecteurs ne fussent pas en état d’entendre couramment la poésie chinoise ; on a donc cru leur rendre service en essayant de traduire les vers de Fo-hi-lo, mais l’on doit déclarer que cette foible imitation est bien loin d’atteindre à l’élégance de l’original ; au reste ce défaut étant celui de presque toutes les traductions modernes, l’éditeur espere que le public voudra bien avoir autant d’indulgence pour lui que pour ses nombreux confrères.


CHANSON.


« Que j’envie le sort de ces deux belles fleurs qui croissent à l’abri du pavillon doré ! Comme nous, ma sœur, nées le même jour, elles sont aussi égales en beauté, mais elles ne sont point séparées et ne le seront jamais ; elles recevront toujours ensemble les rayons bienfaisants du soleil levant, et la rosée parfumée du soir ; et lorsque le terme de leur existence sera arrivé, l’hiver les ensevelira toutes deux dans sa longue robe blanche. Peut-on regretter la vie lorsqu’on la perd en même temps que l’objet de ses affections » ?

Les personnes qui desireroient s’instruire de ce qui concerne la poésie chinoise, feront bien de consulter un mémoire curieux de Fréret, composé sur les renseignements qui lui ont été donnés par Arcadio-hoang, lettré chinois, qui étoit en France vers 1710 ; il est inséré dans l’histoire de l’académie des inscriptions et belles-lettres.

Un extrait de ce mémoire, avec des notes instructives, se trouve dans le Hau-kiou-choaan, tome 4, page 77.

Voyez aussi du Halde sur la poésie sans rimes, tom. 3, édit, in-fol. pag. 290. L’éloge de la ville de Moukden, poëme, par l’empereur Kien-long, traduit par le savant Amyot ; Paris, 1770, in-oct. Les Mém. sur les Chinois, tom. 1, 2, 4, 6, 8, 9 et 13.

  1. Il n’y a en Chine de poste que pour le gouvernement.
  2. Tous les détails sur les fêtes chinoises, contenus dans cette lettre, se trouvent dans les ouvrages sur la Chine les plus estimés. Les citations seroient trop nombreuses : la gravure en a aussi représenté quelques scenes. Voyez l’ouvrage de Nieuhof, in-fol., l’œuvre de Cochin, l’atlas de M. de Guignes, l’atlas de la grande édition anglaise de Macartney, etc.