Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 03

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 17-24).


LETTRE III.


KANG-HI À WAM-PO.


Lyon, 8 avril 1910.


Je me suis arrêté à Lvon, mon cher Wam-po, pour acquérir quelques connoissances sur l’état des manufactures de cette ville célébré, dont les étoffes sont recherchées dans les deux mondes. La Chine et l’Inde sont les seuls pays que son industrie n’ait pas rendus tributaires. Ses ouvriers sont excellents, mais la tête fait ici encore plus que les mains : on est frappé d’étonnement en voyant que le simple jeu d’une navette lancée par un ressort, produit, en passant entre des fils qui s’élèvent et se baissent alternativement, un tissu brillant et varié, semé de fleurs et d’ornements de tout genre. La vapeur de l’eau bouillante, le courant des deux fleuves qui traversent la ville, des chevaux que l’on place indifféremment dans tous les étages des maisons les plus élevées, mettent en mouvement un nombre immense de ces métiers. Dans ces grands ateliers le devidage des soies, le tissage des étoffes s’exécute par des moyens mécaniques, avec autant de régularité que de promptitude ; toutes ces machines agissent sans moteur apparent, et semblent obéir à un pouvoir surnaturel : des surveillants, plutôt que des ouvriers, se promènent dans les salles, rattachent les fils cassés, placent de nouvelles bobines, retirent l’ouvrage fait, et paroissent le recevoir de mains invisibles qui travaillent pour eux. On se croit transporté aux pays des merveilles décrits par les Arabes et les autres occidentaux[1]. Je ne vous cacherai pas, mon cher Wam-po, que si ma vanité a été flattée de ce prodigieux effort de l’industrie humaine, dont je n’avois nulle idée, mon orgueil national a été singulièrement humilié. En effet, à quelle distance nos métiers si simples, je dirois presque grossiers, ne sont-ils pas des mécaniques européennes ? Un des principaux négociants de la ville, auquel j’étois recommandé, m’a accompagné dans toutes les fabriques avec cette politesse obligeante que les Français ont généralement pour les étrangers, mais qu’ils ne retrouvent hors de chez eux que parmi les hautes classes. Toujours empressé de répondre à mes questions, il m’auroit volontiers expliqué ce que ces machines diverses offrent de combinaisons ingénieuses ; mais mon esprit se refuse à comprendre un mécanisme compliqué, et mon attention se perd dans ce dédale de rouages et de ressorts, de leviers et d’engrenages. Je laisse donc ce genre d’étude à ceux qui en ont le talent et le goût, et je ne m’occupe de la mécanique appliquée aux arts, que relativement à ses résultats et à l’influence qu’elle peut exercer sur la société.

Il me semble que dans les pays où la population n’est pas aussi considérable que le comportent l’étendue du territoire et la fertilité du sol, l’économie du temps dans les arts est la chose du monde la plus précieuse : Aussi, lorsque dans de telles circonstances on peut, au moyen des machines, obtenir d’un homme le travail de plusieurs, on rend un véritable service à l’état ; car les objets manufacturés, baissant nécessairement de prix, se trouvent à la portée d’un plus grand nombre de consommateurs, tandis que l’agriculture, disposant de plus de bras, peut fournir avec plus d’abondance les denrées de première nécessité. Chacun a donc plus de facilité à se nourrir, à s’habiller, à se meubler ; et voilà ce qui constitue l’aisance générale. Mais lorsque l’agriculture, portée, comme à la Chine, à son plus haut point de perfection, ne fournit que la nourriture nécessaire à une immense population, que la terre manque, pour ainsi dire, à l’homme, et que d’ailleurs les manufactures sont assez florissantes pour empêcher la concurrence de l’étranger, les inventions qui économisent la main-d’œuvre n’offrent pas le même avantage. En effet, il est évident que si un ouvrier faisoit le travail de dix, il faudroit que les neuf autres quittassent leurs métiers. Mais que deviendroient-ils ? ils n’auroient chez nous d’autres ressources que d’aller former une colonie au Thibet, ou défricher les déserts de la Tartarie : ils seroient donc perdus pour la nation.

Au reste, ces considérations ne sauroient s’appliquer à l’Europe, où l’agriculture a encore besoin de tant d’encouragement, et où la population bien loin d’être complette, augmente si lentement. Ce n’est pas que le nombre des naissances ne surpasse habituellement celui des morts ; mais les Européens s’opposent à cet accroissement naturel par des guerres presque continuelles. Les progrès de la civilisation dont ils sont si fiers, ne les ont pas guéris de cette funeste manie : seulement ils font la guerre avec plus d’art qu’autrefois, mais elle est tout aussi meurtrière ; et sans doute que les malheureux estropiés dans les combats, ou les veuves de ceux qui y périssent sont peu sensibles au perfectionnement de la tactique, ou aux inventions des ingénieurs.

Rendons grâces, mon cher Wam-po, au grand Tien qui nous a fait naître dans cet heureux empire où l’on connoît trop le prix de la paix pour vouloir la troubler sans la plus indispensable nécessité, et où la population est si heureusement distribuée entre l’agriculture et les manufactures, qu’elles prospèrent également. C’est sans doute à cette sage répartition qu’il faut attribuer cet ordre admirable que toutes les classes de la société observent entre elles depuis des milliers d’années, et qui paroît aussi immuable que celui des corps célestes qui roulent majestueusement sur nos têtes.

  1. Il ne faut pas oublier que c’est un Chinois qui écrit.