G.-F. Quillau (1p. 65-132).


LIVRE  SECOND.


L’ESPRIT de Cyrus se perfectionnoit avec l’âge ; son goût & son génie le portoient aux sciences les plus sublimes. Il avoit souvent entendu parler d’une fameuse Ecole de Mages qui avoient quitté leur retraite sur les bords du fleuve Oxus dans la Bactriane pour venir s’établir près du Golfe Persique. Comme ces Sages sortoient rarement de leur solitude, & vivoient fort séparés des autres hommes, Cyrus n’en avoit jamais vû aucun ; le desir de s’instruire lui fit naître l’envie de les entretenir.

Il entreprit ce voyage avec Cassandane, accompagné de quelques Satrapes. Ils traverserent les plaines de Pasagarde, passerent par le pays des Mardes, & arriverent sur les bords de l’Arosis. Ils entrerent par un passage étroit dans un large vallon entouré de hautes montagnes, dont le sommet étoit couvert de chênes, de pins & de cédres ; au-dessous se voyoient de gras pâturages, où erroient des animaux de toute espece ; la plaine paroissoit un jardin arrosé de plusieurs ruisseaux qui sortoient des rochers d’alentour, & se perdoient dans l’Arosis : Ce fleuve s’échappoit de loin entre deux collines, & ces côteaux en s’ouvrant faisoient fuir tous les objets, & laissoient voir des campagnes fertiles, de vastes forêts, & le Golfe Persique qui bornoit l’horizon.

En s’avançant dans le vallon, Cyrus & Cassandane furent attirés dans un bocage voisin par le son d’une musique harmonieuse qui frappa leurs oreilles ; ils y entrerent & virent auprès d’une claire fontaine une multitude d’hommes de tous les âges, & vis-à-vis d’eux une troupe de femmes qui formoient un concert. Ils reconnurent que c’étoit l’Ecole des Mages, & furent surpris de voir, au lieu d’hommes séveres, tristes & rêveurs, un peuple aimable & poli.

Ces Philosophes regardoient la musique comme quelque chose de celeste ; ils la croyoient propre à calmer, & à dompter les passions ; c’est pourquoi ils commençoient & finissoient la journée par des concerts.[1]

Après quelques momens donnés le matin à cet exercice, ils menoient leurs disciples se promener dans des lieux agréables, mais en gardant le silence jusques à la montagne sacrée : Là ils offroient leurs hommages aux Dieux plûtôt par le cœur que par les paroles. C’étoit par la musique, la promenade & la priere, qu’ils se préparoient tous les jours à la contemplation de la vérité, & qu’ils mettoient l’ame dans l’assiete convenable pour la méditer ; le reste de la journée se passoit dans l’étude. Leur unique repas se faisoit peu avant le coucher du Soleil. Ils ne mangeoient que du pain, des fruits, & quelque portion de viandes immolées aux Dieux ; tout finissoit enfin par les concerts.

Les autres hommes ne commencent l’éducation des enfans qu’après leur naissance ; mais les Mages sembloient prévenir la naissance même. Tandis que leurs femmes étoient enceintes, ils avoient soin de les entretenir dans un calme & dans une gayeté perpetuelle, par des amusemens doux & innocens, afin que, dès le sein de la mere, le fruit ne reçut que des impressions agréables, tranquilles, & conformes à l’ordre.

Chaque Sage avoit son département dans l’empire de la Philosophie. Les uns étudioient la vertu des plantes ; d’autres les métamorphoses des insectes ; quelques-uns la conformation des animaux ; & plusieurs le cours des astres : mais toutes leurs découvertes tendoient à la connoissance des Dieux, & d’eux-mêmes. Les sciences, disoient-ils, ne sont estimables qu’autant qu’elles servent de degrés pour monter vers le grand Oromaze, & pour redescendre jusqu’à l’homme.

Quoique l’amour de la verité fît l’unique lien de la societé parmi ces Philosophes, ils ne laissoient pas de reconnoître un chef. Ils l’appelloient Archimage. Celui qui tenoit alors ce rang, se nommoit Zardust ou Zoroastre. Il surpassoit les autres plutôt par sa sagesse, que par son âge ; car à peine avoit-il cinquante ans : Cependant il étoit consommé dans toutes les sciences des Chaldéens, des Egyptiens, & même des Juifs, qu’il avoit vû à Babylone.

Lorsque Cyrus & Cassandane entrerent dans ce bocage, l’assemblée se leva, & les adora, suivant l’usage des Orientaux, en s’inclinant jusqu’à terre ; puis elle se retira, & les laissa seuls avec Zoroastre.

Ce Philosophe mena le Prince & la Princesse dans un bosquet de myrthe. Au milieu se voyoit la statue d’une femme qu’il avoit taillée de ses propres mains.

Ils s’assirent tous trois sur un banc de gazon, & Zoroastre les entretint de la vie, des mœurs & des vertus des Mages.

Tandis qu’il parloit, il détournoit souvent les yeux pour regarder la statue ; & en la regardant, ses yeux se baignoient de larmes. Cyrus & Cassandane respecterent d’abord sa douleur ; ensuite la Princesse ne put s’empêcher de lui en demander la raison. C’est-là, dit-il, la statue de Selime, qui m’aima autrefois comme vous aimez Cyrus. C’est ici où je viens passer mes momens les plus doux, & les plus amers. Malgré la sagesse qui me soumet à la volonté des Dieux, malgré les charmes que je goute dans la Philosophie, malgré l’insensibilité où je suis sur toutes les grandeurs, le souvenir de Selime m’arrache souvent des regrets & des larmes. La vraye vertu en réglant les passions, n’éteint point les sentimens. Ces paroles donnerent curiosité à Cyrus & à Cassandane, de sçavoir l’histoire de Selime ; le Philosophe s’en apperçut, & prévint leur demande, en commençant ainsi sa narration.

Je ne crains point de vous montrer mes foiblesses ; mais j’éviterois ce récit, si je ne prévoyois pas qu’il peut vous servir d’une grande instruction.

Je suis né Prince ; mon père étoit Souverain d’un petit État dans les Indes qui s’appelle le pays des Sophites. M’étant un jour égaré à la chasse, je rencontrai dans l’épaisseur d’un bois une jeune fille qui s’y reposoit. Sa merveilleuse beauté me frappa d’abord ; je devins immobile ; je n’osois m’avancer. Je crus que c’étoit un de ces esprits aëriens qui descendent quelquefois du trône d’Oromaze, pour ramener les ames à l’Empyrée. Selime, car c’étoit son nom, se voyant seule avec un homme, s’enfuit & se sauve dans un Temple voisin de la forêt ; je n’ose la suivre : J’appris qu’elle étoit fille d’un vieux Bramine qui demeuroit dans ce Temple, & qu’elle s’étoit consacrée à l’adoration du feu. Les Estales peuvent quitter le celibat pour embrasser le mariage ; mais tandis qu’elles sont Prêtresses du feu, la Loi est tellement severe parmi les Indiens, qu’un pere croit faire un acte de Religion, en jettant dans les flammes sa fille toute vivante, si elle vient à manquer à la pureté qu’elle a jurée.

Mon pere vivoit encore : Je ne pouvois pas employer la force pour arracher Selime de cet azyle ; mais quand j’aurois été Roy, les Princes n’ont aucun droit dans ce pays sur les personnes consacrées à la Religion. Toutes ces difficultés ne firent qu’augmenter ma passion ; elle me rendit ingenieux. Je quittai le Palais de mon pere. J’étois jeune ; j’étois Prince ; je ne raisonnois pas : Je me déguisai en fille ; j’allai au Temple où étoit le vieux Bramine ; je le trompai par une histoire feinte, & je me mis au nombre des Estales, sous le nom d’Amana. Le Roy mon pere fut désolé de ma fuite, & me fit chercher par-tout inutilement.

Selime ignorant mon sexe, prit pour moi un gout & une amitié particuliere : Je ne la quittois jamais ; nous passions notre vie ensemble à travailler, à lire, à nous promener, à servir aux autels. Je lui contois souvent des fables & des histoires touchantes pour lui peindre les merveilleux effets de l’amitié & de l’amour. Je voulois la préparer peu-à-peu au denouëment que je meditois. Je m’oubliois quelquefois en lui parlant, & je me laissois tellement emporter par ma vivacité, qu’elle m’interrompoit souvent en me disant : Amana, on croiroit à vous entendre que vous sentez dans ce moment tout ce que vous dépeignez.

Je vécus ainsi plusieurs mois avec elle, sans qu’elle pût deviner mon déguisement, ni ma passion. Comme mon cœur n’étoit point corrompu, je ne meditois point le crime. Je crus que si je pouvois l’engager à m’aimer, elle abandonneroit son état pour partager ma couronne. J’attendois toujours un moment favorable pour lui reveler mes sentimens ; mais helas ! ce moment ne vint jamais.

Les Estales avoient coutume d’aller plusieurs fois l’année sur une haute montagne, pour y allumer le feu sacré, & immoler des victimes. Nous y montames toutes un jour, accompagnées seulement du vieux Bramine.

A peine le sacrifice fut-il commencé, que nous fumes enveloppées de plusieurs hommes armés d’arcs & de flêches, qui enleverent Selime & son pere. Ils étoient tous à cheval ; je les suivis quelque temps ; mais ils entrerent dans un bois, & je ne les revis plus. Je ne retournai point au Temple. Je me dérobai à la vûe des Estales ; je changeai d’habits ; je pris un autre déguisement, & j’abandonnai les Indes.

J’oubliai mon pere, ma patrie, & tous mes devoirs ; je parcourus l’Asie entiere pour chercher Selime. Que ne peut point la force de l’amour dans un jeune cœur qui se livre à la passion ?

En traversant le pays des Lyciens, je m’arrêtai dans une grande forêt pendant la chaleur du jour ; je vis passer bien-tôt une troupe de Chasseurs, & peu de temps après plusieurs femmes, parmi lesquelles je crus reconnoître Selime. Elle étoit en habit de chasse, montée sur un Coursier superbe, distinguée de toutes les autres par une couronne de fleurs : Elle passa avec tant de vîtesse, que je ne pus m’assurer si mes conjectures étoient bien fondées. J’allai droit à la Capitale.

Les Lyciens étoient alors gouvernés par des femmes ; voici à quelle occasion cette forme de gouvernement s’étoit établie parmi eux. Il y a quelques siecles que pendant une longue paix, les Lyciens s’étoient tellement amollis, qu’ils n’étoient plus occupés que de leur parure ; ils affectoient les discours, les manieres, les maximes & même les défauts des femmes, sans en avoir la douceur, ni la délicatesse. En s’abandonnant aux voluptés infames, les vices les plus honteux prirent la place des passions aimables ; ils mépriserent les Lyciennes, & les traiterent en esclaves : Une guerre étrangere survint ; les hommes lâches & effeminés ne purent plus défendre la patrie ; ils s’enfuirent, & se cacherent dans les forêts & les cavernes ; les femmes accoutumées à la fatigue par l’esclavage prirent les armes, chasserent les ennemis, se rendirent maitresses du pays, & établirent leur autorité par une loi immuable.

Depuis ce temps les Lyciens s’étoient accoutumés à cette forme de gouvernement, & la trouvoient la plus douce & la plus commode. Les Reines avoient un Conseil de Vieillards qui les aidoient de leurs lumieres ; les hommes proposoient les bonnes loix, mais les femmes les faisoient executer : la douceur du sexe prévenoit tous les maux de la tyrannie ; & le conseil des Sages moderoit l’inconstance qu’on reproche aux femmes.

J’appris que la mere de Selime ayant été déthrônée par l’ambition d’une de ses parentes, son premier Ministre s’étoit enfui dans les Indes avec la jeune Princesse ; qu’il y avoit vêcu plusieurs années déguisé en Bramine, & elle en Estale ; que ce vieillard ayant toujours entretenu commerce avec les amis de la Maison Royale, la jeune Reine avoit été rétablie après la mort de l’Usurpatrice ; qu’elle gouvernoit avec la sagesse d’une personne qui avoit éprouvé le malheur ; & enfin qu’elle avoit toujours témoigné une opposition invincible pour le mariage.

Cette nouvelle me causa une joye inexprimable. Je remerciai les Dieux de m’avoir conduit par des voyes si merveilleuses près de l’objet de mon amour. J’implorai leur secours, & je promis de ne jamais aimer qu’une seule fois, s’ils favorisoient ma passion.

Je méditai plusieurs moyens pour me faire connoître à la Reine, & je trouvai que celui de la guerre étoit le plus propre : Je m’engageai dans les troupes ; je m’y fis bien-tôt distinguer. Je ne me rebutai d’aucune fatigue ; je recherchai les entreprises les plus dangereuses ; je m’exposai par tout.

Dans une bataille qui devoit décider de la liberté des Lyciens, les Cariens mirent nos troupes en désordre ; c’étoit dans une grande plaine, mais il n’y avoit de sortie pour ceux qui fuyoient que par un passage étroit : Je gagnai ce passage ; je menaçai de percer de mes dards quiconque oseroit s’y présenter, je ralliai ainsi nos troupes ; je revins charger l’ennemi, je le mis en déroute, & je remportai une pleine victoire. Cette action attira l’attention de toute l’armée ; on ne parloit que de mon courage ; tous les soldats m’appelloient le libérateur de la patrie. Je fus conduit devant la Reine, qui ne me reconnut point ; nous étions séparés depuis six ans, les chagrins & les fatigues avoient changé mes traits.

Elle me demanda mon nom, mon pays, ma naissance, & m’examina avec attention : Je crus voir dans ses yeux un mouvement secret qu’elle tâchoit de cacher. Etrange bizarrerie de l’amour : Je l’avois crû autrefois Estale d’une basse naissance, & cependant je voulois partager ma couronne avec elle : Je conçus dans le moment le dessein d’être aimé comme j’avois aimé ; ainsi je déguisai mon pays & ma naissance, je dis que j’étois né dans un village de Bactriane, & que j’étois d’une origine très obscure ; elle se retira brusquement sans me rien répondre.

Bien-tôt elle me donna par le conseil des Sénateurs, le commandement des armées ; j’eus par-là un libre accès auprès de sa personne : Elle m’envoyoit souvent chercher, sous prétexte d’affaires, lors même qu’elle n’avoit rien à me dire : Elle prenoit plaisir à s’entretenir avec moi. Je lui peignis mes sentimens sous des noms empruntés ; la Mythologie Grecque & Egyptienne que j’avois apprises dans mes voyages, me fournissoient une ample matiere pour prouver que les Divinités aimoient autrefois les mortels, & que l’amour égale toutes les conditions.

Je me souviens qu’un jour, tandis que je lui racontois une histoire de cette espece, elle me quitta dans une grande agitation ; je pénetrai par-là tous ses sentimens cachés, & je goutai un plaisir inexprimable de sentir que j’étois aimé comme j’avois aimé. J’eus plusieurs entretiens avec elle, & par ces entretiens sa confiance augmentoit pour moi tous les jours : Je lui rappellai quelquefois les malheurs de son enfance, alors elle me raconta l’histoire de son séjour parmi les Estales, de son amitié pour Amana, & de leur tendresse réciproque ; à peine pouvois-je moderer mes transports en l’entendant parler.

J’étois prêt à finir mon déguisement, mais ma fausse délicatesse demandoit encore que Selime fît pour moi ce que j’avois voulu faire pour elle ; je fus bien-tôt satisfait : Un évenement singulier me donna occasion d’éprouver toute l’étendue & la force de son amour.

Selon la Loi des Lyciens, il n’est pas permis à celle qui les gouverne d’épouser un Etranger. Selime me fit appeller un jour, & me dit : Mes Sujets veulent que je prenne un Epoux ; allez leur dire de ma part que j’y consentirai à condition qu’ils me laisseront libre dans mon choix. Elle prononça ces paroles avec un air majestueux, sans presque me regarder.

Je tremble d’abord, je me flate ensuite, je doute enfin ; car je sçavois l’attachement que les Lyciens avoient pour leurs Loix ; j’allai cependant executer les ordres de Selime : Le Conseil s’assembla, j’exposai les volontés de la Reine ; après plusieurs disputes, on convint qu’il falloit lui laisser la liberté de se choisir un Epoux.

Je lui rapportai ce qu’on avoit résolu dans le Conseil ; elle m’ordonna d’assembler les troupes dans la même plaine où j’avois remporté la victoire sur les Cariens, & de m’y tenir prêt pour obéir à ses ordres : elle commanda aussi à tous les Chefs de la nation de se rendre dans le même lieu. On y éleva un Trône superbe ; la Reine y parut entourée de sa Cour, & parla ainsi :

Lyciens, depuis que je regne sur vous, j’ai observé vos Loix, j’ai paru à la tête de vos armées, j’ai remporté plusieurs victoires ; mon unique étude a été de vous rendre libres & heureux ; est-il juste que celle qui a maintenu vos libertés, soit elle-même esclave ? Est-il juste que celle qui cherche sans cesse votre bonheur, soit elle-même infortunée ? Il n’est point de malheur semblable à celui de faire violence à son cœur : quand il est contraint, la Grandeur & la Royauté ne servent qu’à nous faire sentir plus vivement notre esclavage : Je demande d’être libre dans mon choix.

Toute l’assemblée applaudit à la sagesse de ce discours, & s’écrie : Vous êtes libre, vous êtes dispensée de la Loi. La Reine m’envoya dire d’avancer à la tête des troupes. Quand je fus près du Trône, elle se leva, & dit en me montrant : Voilà mon Epoux : Il est Etranger ; mais ses services le rendent pere de la patrie : Il n’est pas Prince ; mais son mérite l’égale aux Rois.

Selime m’ordonna ensuite de monter sur le Trône ; je me prosternai à ses pieds, & je fis tous les sermens accoutumés ; je promis de renoncer à jamais à ma patrie, de regarder les Lyciens comme mes enfans, & sur-tout de n’aimer jamais que la Reine.

Elle descendit alors de son Trône, & nous fumes reconduits à la Capitale avec pompe, au milieu des acclamations du peuple. Si-tôt que nous fumes seuls, Ah ! Selime, lui dis-je, ne reconnoissez-vous donc plus Amana ? La surprise, la tendresse, la joye, causerent à la Reine les transports les plus vifs ; elle me reconnoît, elle devine tout le reste ; je n’avois pas besoin de lui parler : nous gardâmes long-temps le silence ; je lui appris ensuite mon histoire, mon origine, & tous les effets que l’amour avoit produit en moi.

Elle assembla aussi-tôt son Conseil, & déclara ma naissance ; on envoya des Ambassadeurs aux Indes ; je renonçai pour toujours à ma Couronne, & mon frere fut confirmé dans la possession de mon Trône.

Ce sacrifice me couta peu ; je possedois Selime, rien ne manquoit à mon bonheur. Mais, hélas ! ce bonheur ne fut pas de longue durée : En me livrant à ma passion, j’avois oublié ma patrie, j’avois abandonné mon pere dont je faisois la consolation, j’avois sacrifié tous mes devoirs. Mon amour qui paroissoit si délicat, si génereux, & qui étoit admiré des hommes, ne fut pas approuvé des Dieux ; aussi m’en punirent-ils par le plus grand de tous les malheurs ; ils me séparerent de Selime, elle mourut peu de temps après notre mariage. Je me livrai à la plus vive douleur ; mais les Dieux ne m’abandonnerent point.

Je rentrai profondément en moi-même ; la sagesse descendit dans mon cœur, elle désilla les yeux de mon esprit, & je compris alors le mystere admirable de la conduite d’Oromaze. La vertu est souvent malheureuse ; c’est ce qui choque les hommes aveugles qui ignorent que les maux passagers de cette vie sont destinés par les Dieux pour expier les fautes secrettes de ceux qui paroissent les plus vertueux.

Ces réflexions me déterminerent à consacrer le reste de mes jours à l’étude de la sagesse. Selime étoit morte, mes liens étoient rompus, je ne tenois plus à rien dans la nature ; toute la terre me paroissoit un desert ; je ne pouvois plus régner en Lycie après la mort de Selime, & je ne voulois point rester dans un pays où tout renouvelloit sans cesse le souvenir de ma perte.

Je retournai aux Indes, & j’allai vivre parmi les Bramines, où je me formai un nouveau plan de bonheur. Libre de cet esclavage qui accompagne toujours la grandeur, j’établis au dedans de moi-même un empire sur mes passions & sur mes desirs, plus glorieux & plus consolant que le faux éclat de la Royauté. Malgré mon éloignement & ma retraite, mon frere prit des ombrages contre moi, comme si j’eusse voulu remonter sur le Trône, & je fus obligé de quitter les Indes.

Mon éxil devint pour moi une nouvelle source de bonheur ; il ne dépend que de nous de mettre à profit toutes nos disgraces. Je visitai les Sages de l’Asie, je conversai avec les Philosophes des différens pays, j’appris leurs Loix, & leur Religion. Je fus charmé de trouver que les grands hommes de tous les temps & de tous les lieux, pensoient de même sur la Divinité, & sur la morale ; enfin je suis venu sur les bords de l’Arosis, où les Mages m’ont choisi pour leur Chef.

Ici Zoroastre se tut, Cyrus & Cassandane furent trop attendris pour parler ; après quelques moments de silence, le Philosophe les entretint du bonheur que les vrais Amans retrouvent dans l’Empyrée, quand ils s’y rejoignent ; puis il conclut par ces souhaits :

Puissiez-vous sentir long-temps le bonheur de vous aimer, & de vous aimer uniquement ; puissent les Dieux vous préserver de cette corruption du cœur, qui fait cesser les plaisirs lorsqu’ils deviennent légitimes ; puissiez-vous, après les transports d’une passion vive & pure pendant votre jeunesse, connoître dans un âge plus meur tous les charmes de cette union qui diminue les peines, & qui augmente les biens en les partageant ; puisse une longue & aimable vieillesse vous montrer vos neveux & vos arriere-neveux, multipliant la race des Heros sur la terre ; puisse enfin le même jour voir recueillir vos cendres unies, pour vous épargner à tous deux le malheur de pleurer, comme moi, la perte de ce que vous aimez. Je ne me console que par l’esperance de revoir Selime dans la sphére du feu, pur élement de l’amour. Les ames ne font ici-bas que faire connoissance ; mais c’est là-haut que leur union se consomme. O ! Selime, Selime, je vous rejoindrai un jour, notre flamme sera éternelle ; je sçai que dans ces régions supérieures votre bonheur ne sera complet que lorsque je le partagerai avec vous ; ceux qui se sont aimés purement, s’aimeront à jamais ; le véritable amour est immortel.

Le récit de l’histoire de Zoroastre, fit une vive impression sur le Prince & la Princesse de Perse ; elle les confirma dans leur tendresse mutuelle, & dans leur amour pour la vertu ; ils passerent quelque temps avec ce Sage dans sa solitude, avant que de retourner auprès de Cambyse.

Tandis que Cassandane s’entretenoit avec les femmes des Mages, & goutoit avec plaisir la douceur de leurs concerts, Zoroastre initia Cyrus dans tous les mysteres de la Sagesse Orientale. Les Chaldéens, les Egyptiens, & les Gymnosophistes avoient une merveilleuse connoissance de la nature, mais ils l’enveloppoient d’allégories mythologiques ; c’est sans doute ce qui a fait reprocher à l’antiquité de n’avoir connu la Physique que très-imparfaitement.

Zoroastre dévoila à Cyrus les secrets de la nature, non seulement pour satisfaire à sa curiosité, mais pour lui faire reconnoître les marques d’une Sagesse infinie répandues dans l’univers, & par-là le préparer à des instructions plus élevées sur la Divinité & sur la Religion. Tantôt il lui faisoit admirer la structure du corps humain, les ressorts qui le composent, & les liqueurs qui y coulent ; les canaux, les pompes, les réservoirs qui se forment par le simple entrelassement des nerfs, des artéres & des veines, pour separer, pour épurer, pour conduire & reconduire les liquides dans toutes les extrêmités du corps ; puis les leviers, les cordes & les poulies formées par les os, les muscles & les cartilages, pour faire tous les mouvemens des solides.

C’est ainsi, disoit le Mage, que notre corps n’est qu’un tissu merveilleux de tuyaux sans nombre, qui se communiquent, se divisent & se subdivisent sans fin ; tandis que des liqueurs différentes & proportionnées s’y insinuent, & s’y preparent, selon les régles de la plus exacte mécanique.

Il lui fit comprendre par-là, qu’une infinité de petits ressorts imperceptibles, dont nous ignorons la construction & les mouvemens, jouent sans cesse dans nos corps, & par conséquent qu’il n’y a qu’une Intelligence souveraine, qui ait pû produire, ajuster, & conserver une machine si composée, si délicate, & si admirable.

Un autre jour il expliqua la formation des plantes, & la transformation des insectes. On n’avoit pas alors nos verres optiques pour rapprocher & grossir les objets ; mais l’esprit pénétrant de Zoroastre, voyoit encore plus loin.

Chaque semence, dit-il, contient une plante de son espece ; cette plante une autre semence, & cette semence une autre petite plante ; & ainsi sans fin. La fecondité de la nature est inépuisable. L’accroissement des vegétaux n’est que le développement des fibres, des membranes, des branches, par l’action du suc de la terre qui s’y insinue. La pression de l’air fait entrer dans les tuyaux des racines, le suc nourricier chargé de sels & de souffres. La chaleur du soleil pendant le jour, attire en haut la sêve la plus subtile ; & la fraîcheur de la nuit la fixe, la condense & la meurit, pour produire les feuilles, les fleurs, les fruits, & former toutes les richesses de la nature qui charment la vûe, l’odorat & le goût.

La fecondité de la nature dans la multiplication des insectes, n’est pas moins admirable. Leurs œufs repandus dans l’air, sur la terre, dans les eaux, n’attendent pour éclorre qu’un rayon favorable du soleil. La sage nature fait jouer dans ces machines presqu’invisibles, des ressorts infinis, qui fournissent des liqueurs propres à leurs besoins.

Il raconta ensuite toutes leurs différentes metamorphoses. Tantôt ce sont des vermisseaux qui rampent sur la terre ; tantôt des poissons qui nagent dans les liquides ; & tantôt des volatiles qui s’élevent dans les airs.

Une autre fois le Mage conduisoit l’esprit de Cyrus jusques dans les regions superieures, pour contempler tous les Phénoménes extraordinaires qui arrivent dans l’air.

Il lui expliqua les merveilleuses qualités de ce fluide subtil & invisible qui environne la terre ; son utilité & sa necessité pour la vie des animaux, pour l’accroissement des plantes, pour le vol des oiseaux, pour la formation des sons, & pour tous les usages de la vie.

Ce fluide, lui dit-il, étant échauffé, agité, refroidi, comprimé, dilaté, tantôt par les rayons du soleil ou les feux souterrains, quelquefois par la rencontre des sels & des souffres qui y nagent, tantôt par le nitre qui le fixe & le roidit, d’autrefois par les nuages qui le resserrent, souvent par d’autres causes qui troublent l’équilibre de ses parties, produit toutes sortes de vents, dont les plus impetueux servent à dissiper les vapeurs nuisibles, & les plus temperés à modérer les chaleurs excessives.

D’autres fois les rayons du Soleil s’insinuant dans les petites goutes d’eau qui couvrent ou qui arrosent la surface de la terre, les dilatent & les rendent par-là plus legeres que l’air, de sorte qu’elles y montent, y forment des vapeurs, & y surnagent à différentes hauteurs, selon qu’elles sont plus ou moins pesantes.

Le Soleil ayant attiré ces vapeurs chargées de souffres, de mineraux, de sels différens, elles s’allument dans l’air, l’agitent, le troublent, & causent le bruit du tonnerre, & la lumiere des éclairs.

D’autres vapeurs plus legeres se ramassent en nuages, & flottent dans l’air ; mais quand leur poids devient trop grand, elles tombent en rosée, en pluye, en neige, en grêle, selon que l’air est plus ou moins échauffé.

Ces vapeurs tirées tous les jours de la mer, portées dans l’air par les vents au-dessus des montagnes, y tombent, s’y insinuent, & s’amassent dans leurs cavités intérieures, jusqu’à ce qu’elles trouvent quelque issue pour sortir, & former par-là des sources abondantes d’eau vive pour désalterer les hommes ; de-là coulent d’abord les ruisseaux, puis les rivieres, ensuite les grands fleuves qui retournent dans la mer, pour réparer ce que le Soleil avoit dissipé par l’ardeur de ses rayons.

C’est ainsi que toutes les irrégularités & les intemperies des élemens, qui paroissent détruire la nature dans une saison, servent à la ranimer dans une autre. Les chaleurs immoderées de l’Eté, & les rigueurs excessives de l’Hyver, préparent les beautés du Printemps, & les richesses de l’Automne ; toutes ces vicissitudes qui semblent aux esprits superficiels les effets d’un concours fortuit de causes irrégulieres, sont reglées avec poids & mesure, par une Sagesse souveraine qui tient l’univers dans sa main, qui pese la terre comme un grain de sable, & la mer comme une goutte d’eau.

Après avoir fait admirer toutes ces merveilles, Zoroastre s’élevoit ensuite jusques aux astres pour expliquer comment ils nagent tous, dans un fluide invisible & pur.

La matiere, disoit-il, est non seulement divisible à l’infini, mais elle se divise sans cesse par l’action continuelle du premier Moteur : Par-là se forment dans les espaces immenses, des fluides innombrables, dont la rapidité, le cours & la subtilité sont infiniment différentes ; ils se croisent, se pénetrent, & coulent les uns auprès des autres, comme l’eau, l’air & la lumiere, sans se troubler, ni se confondre jamais.

L’action de ces fluides invisibles devient le ressort universel de tous les mouvemens celestes & terrestres ; elle fait tourner les étoiles fixes sur leur centre, tandis qu’elle fait rouler les planettes autour de ces astres : Cette matiere pure transmet jusques à nos yeux, avec une rapidité incroyable, la lumiere des corps celestes, comme l’air transmet les sons ; & ses secousses plus ou moins promptes produisent l’agréable varieté des couleurs, comme celles de l’air forment les tons mélodieux de la Musique.

Enfin la fluidité des liqueurs, la consistance des solides, la pesanteur, le ressort, l’attraction des corps, viennent de l’action de cette matiere étherée. La même cause simple produit des effets infinis, & même contraires ; sans que ces mouvemens innombrables se détruisent.

Cette matiere invisible n’agit pas selon les loix nécessaires d’une mécanique aveugle ; elle est le corps du Grand Oromaze, dont l’ame est la vérité : Toujours présent à son ouvrage, il donne sans cesse aux corps & aux esprits toutes leurs formes, & tous leurs mouvemens. Les Grecs appellent cette action du premier Moteur, la force unitive de la nature, à cause qu’elle unit par son attrait infini toutes les parties de l’univers.[2] Nos idées sont les mêmes, quoique nos expressions soient différentes.[3]

Zoroastre expliqua enfin comment la distance des planettes & leurs révolutions, sont proportionnées à leurs grandeurs, & à la nature de leurs habitans ; car les Gymnosophistes, & les Mages, croyoient toutes les sphéres célestes peuplées de génies fidéles ou infidèles.

Nous sommes surpris, continue le Philosophe, de voir toutes les merveilles de la nature qui se découvrent à nos foibles yeux ; que seroit-ce si nous pouvions nous élever jusques dans les espaces étherées, & les parcourir d’un vol rapide ? chaque astre paroîtroit un atome, en comparaison de l’immensité qui l’environne ; que seroit-ce si descendant ensuite sur la terre, nous pouvions accommoder nos yeux à la petitesse des objets, & poursuivre le moindre grain de sable dans sa divisibilité infinie ? chaque atome paroîtroit un monde, dans lequel nous découvririons sans doute de nouvelles beautés ; c’est ainsi que le grand & le petit disparoissent tour à tour, pour presenter par tout une image de l’Infinité répandue sur tous les ouvrages d’Oromaze.

Cependant ce que nous sçavons ici-bas de la nature, ne regarde que ses proprietés superficielles ; il ne nous est pas permis de pénetrer jusques dans l’essence intime des choses. Ce point de l’immensité dans lequel nous sommes relegués, depuis que nous animons des corps mortels, n’est pas ce qu’il étoit autrefois ; la force mouvante du premier Principe est suspendüe & arrêtée ; tout est devenu difforme, obscur, irrégulier, semblable aux Intelligences qui furent entraînées dans la révolte d’Arimane.

Cyrus étoit charmé de ces connoissances ; de nouveaux mondes sembloient se découvrir à son esprit ; où ai-je vêcu, disoit-il, jusqu’à present ? les objets les plus simples renferment des merveilles qui échappoient à mes yeux. Sa curiosité fut réveillée sur-tout, quand il entendit parler du grand changement arrivé dans l’univers, & se tournant vers Araspe qui étoit present à ces entretiens, il lui dit :

Ce qu’on nous a enseigné jusques ici d’Oromaze, de Mythras, d’Arimane, du combat du bon & du mauvais Principe, des révolutions arrivées dans les sphéres supérieures, & des ames précipitées dans des corps mortels, nous a paru mêlé de tant de fictions absurdes, & enveloppé de tant d’obscurités impénetrables, que nous avons regardé ces idées comme vulgaires, méprisables & indignes de la nature éternelle. Daignez, dit-il à Zoroastre, daignez nous découvrir ces mysteres inconnus au peuple. Je vois à present que le mépris pour la Religion ne peut venir que de l’ignorance.

Après tout ce que je vous ai montré aujourd’hui, reprit le Sage, je fatiguerois trop l’attention de votre esprit, si je voulois entrer dans ce détail ; il faut vous reposer cette nuit ; après avoir délassé votre corps par le sommeil, & calmé vos sens par la musique & le sacrifice du matin, je vous menerai dans ce monde invisible qui m’a été dévoilé par la tradition des Anciens.

Le lendemain Zoroastre conduisit Cyrus & Araspe dans une forêt sombre & solitaire, où regnoit un éternel silence, & où la vûe ne pouvoit être distraite par aucun objet sensible.

Ce n’est pas, dit-il, pour joüir des plaisirs de la solitude, que nous abandonnons pour toujours la societé des hommes ; cette retraite n’auroit pour objet qu’une indolence frivole, indigne de la sagesse ; mais par cette séparation, les Mages se détachent de la matiere, s’élevent à la contemplation des choses célestes, & entrent en commerce avec les purs esprits qui leur découvrent tous les secrets de la nature. Ce n’est qu’après avoir remporté une pleine victoire sur toutes les passions, que le Grand Oromaze favorise ainsi les mortels, & ce n’est qu’un très-petit nombre de sages les plus épurés qui ont joüi de ce privilege. Imposez silence à vos sens ; élevez votre esprit au-dessus de tous les objets visibles, & écoutez ce que les Gymnosophistes ont appris par leur commerce avec les Intelligences. Ici Zoroastre se tut pour quelque temps ; il sembla se recueillir profondément en lui-même, puis il continua ainsi :

[4] Un feu pur & divin s’étend dans les espaces empyrées, par le moyen duquel se voyent non seulement les corps, mais les esprits : Au milieu de cette immensité est le Grand Oromaze premier principe de toutes choses ; il se répand par tout, mais c’est-là qu’il se manifeste d’une maniere plus éclatante.

Auprès de lui est assis le Dieu Mythras, la premiere & la plus ancienne production de sa puissance ; autour de son Trône se voyent une infinité de Génies de plusieurs ordres différens ; au premier rang sont les Jyngas, intelligences les plus sublimes ; au-dessous d’elles dans des sphéres plus éloignées sont les Synoches, les Teletarques, les Amilictes, les Cosmogoges,[5] & un nombre innombrable de Génies de tous les degrés inférieurs.

Arimane Chef des Jyngas, aspira à l’égalité avec le Dieu Mythras, & par son éloquence persuada peu-à-peu à tous les esprits de son espece de troubler l’harmonie universelle, & l’ordre de la Monarchie céleste. Quelque élevés que soient les Génies, ils sont toujours finis, & peuvent par conséquent s’ébloüir & se tromper. Or l’amour de sa propre excellence est la séduction la plus délicate & la plus imperceptible.

Pour détourner les autres Génies du même crime, & pour punir ces esprits audacieux, Oromaze ne fit que retirer ses rayons, & soudain la sphére d’Arimane devint un cahos, & une nuit éternelle, où la discorde, la haine, la confusion, l’anarchie, & la force seule dominent.

Ces substances étherées se seroient tourmentées éternellement, si Oromaze n’avoit pas adouci leurs malheurs ; dans ses punitions il n’est jamais cruel ; il n’agit jamais par un motif de vengeance indigne de sa nature ; il eut compassion de leur état ; il leur prêta sa puissance pour dissiper le cahos.

Aussi-tôt les atomes confus se debarassent, les elemens se debrouillent, se separent, & s’arrangent. Au milieu de l’abyme s’amasse un ocean de feu, qu’on appelle presentement le Soleil ; sa clarté est ténébreuse, lorsqu’on la compare à ce pur Ether qui éclaire l’Empyrée.

Sept globes d’une matiere opaque roulent autour de ce centre enflammé, pour en emprunter la lumiere. Les sept Génies principaux, ministres, & compagnons d’Arimane avec tous les esprits subalternes de son ordre, deviennent habitans de ces nouveaux mondes, & leur imposent leurs noms. Les Grecs les appellent Saturne, Jupiter, Mars, Venus, Mercure, la Lune & la Terre.

Dans Saturne, se retirent les Génies paresseux, sombres & misanthropes, qui cherchent la solitude & les ténèbres, qui haissent la societé, & se consument dans un ennui éternel. De-là sortent tous les projets noirs & malins, les trahisons perfides, & les trames homicides.

Dans Jupiter, habitent les Génies impies & sçavans, qui enfantent les erreurs monstrueuses ; qui tâchent de persuader aux hommes que l’univers n’est pas gouverné par une sagesse éternelle, que le Grand Oromaze n’est pas un principe lumineux, mais une nature aveugle qui s’agite sans cesse au dedans d’elle-même, pour y produire une revolution éternelle de formes.

Dans Mars, régnent les Génies ennemis de la paix, qui soufflent par-tout le feu de la discorde, la vengeance inhumaine, la colere implacable, l’ambition forcenée, le faux heroisme insatiable de conquerir ce qu’il ne peut gouverner, & la dispute furieuse qui veut dominer sur les esprits, qui cherche à les accabler, lorsqu’elle ne peut les convaincre, & qui est plus cruelle dans ses emportemens que tous les autres vices.

Dans Venus, les Génies impurs, les graces affectées, la cupidité effrenée, sans goût, sans amitié, sans sentimens, sans autre vûe que la jouissance des plaisirs qui enfantent les maux les plus funestes.

Dans Mercure, les ames foibles & incertaines, qui croyent sans raison de croire, qui doutent sans raison de douter, les Enthousiastes & les esprits forts, dont la credulité & l’incredulité, viennent également des excès d’une imagination dereglée : Elle trouble la vûe des uns, de sorte qu’ils voyent ce qui n’est pas ; & elle aveugle les autres, de façon qu’ils ne voyent pas ce qui est.

Dans la Lune, les Génies bizarres, fantasques & capricieux, qui veulent & ne veulent pas, qui haissent dans un temps ce qu’ils aimoient éperdûment dans un autre, & qui par une fausse delicatesse d’amour propre, se défient sans cesse, & d’eux-mêmes, & de leurs meilleurs amis.

Tous ces Génies reglent l’influence des astres ; ils sont soumis aux Mages, qui découvrent en les évoquant, tous les secrets de la nature : Ces esprits avoient été tous complices volontaires du crime d’Arimane ; il en restoit un nombre de toutes les especes, qui avoient été entraînés par foiblesse, par inattention, par legereté, & oserai-je le dire, par amitié pour leurs compagnons ; ils étoient de tous les Génies les plus bornés, & par conséquent les moins criminels.

Oromaze en eut compassion, & les fit descendre dans des corps mortels ; ils ne se souviennent plus de leur premier état, ni de leur ancien bonheur ; c’est de cet amas de Génies de toutes les especes qu’il remplit la terre, & c’est pour cela qu’on y trouve des esprits de tous les caracteres.

Le Dieu Mythras travaille sans cesse à les guérir, à les épurer, à les éxalter, à les rendre capables de leur premiere félicité : Ceux qui suivent la vertu, s’envolent après la mort dans l’Empyrée, où ils se réunissent à leur origine ; ceux qui se laissent corrompre par le vice, s’enfoncent de plus en plus dans la matiere, tombent successivement dans les corps des plus vils animaux, & parcourent un cercle perpétuel de nouvelles formes, jusqu’à ce qu’ils soient purgés de leurs crimes, par les peines qu’ils subissent.

Le mauvais Principe troublera tout pendant neuf mille ans ; il viendra enfin un temps fixé par le destin, où Arimane sera totalement détruit & exterminé ; la terre changera de forme, l’harmonie universelle recommencera, & les hommes vivront heureux, sans aucun besoin corporel. Jusqu’à ce temps Oromaze se repose, & Mythras combat ; cet intervalle semble long aux mortels, mais à un Dieu il ne paroît qu’un moment de sommeil.

Cyrus fut saisi d’étonnement en entendant parler de ces hautes connoissances, & s’écria : Je suis donc un rayon de lumiere détaché de son principe, & je dois y retourner ; vous mettez au dedans de moi une source intarissable de plaisirs que je ne connoissois pas auparavant ; les revers de la fortune pourront à l’avenir m’ébranler, mais ils ne m’accableront jamais ; tous les maux de la vie me paroîtront des songes passagers ; toutes les grandeurs humaines s’évanoüissent, je ne vois plus rien de grand que d’imiter les immortels, pour rentrer dans leur societé. O ! mon pere, dites-moi par quel chemin les Heros remontent à l’Empyrée.

Que j’ai de joye, reprit Zoroastre, de voir que vous goutez ces vérités ; vous en aurez un jour besoin. Les Princes sont souvent entourés de ces hommes impies & profanes, qui rejettent tout pour flatter leurs passions ; ils tâcheront de vous faire douter de la Providence éternelle par les malheurs & les désordres qui arrivent ici-bas ; ils ne sçavent pas que la terre entiere n’est qu’une roüe détachée de la grande machine, leur vûe ne s’étend qu’à un petit cercle d’objets ; ils ne voyent rien au-delà, cependant ils veulent raisonner & décider sur tout ; ils jugent de la nature, & de son Auteur, comme un homme né dans une caverne profonde, qui n’auroit jamais vû les objets qui l’environnent, qu’à la lueur obscure d’un triste flambeau.

Oui, Cyrus, l’harmonie universelle se rétablira un jour, & vous êtes destiné pour cette immortalité sublime ; mais vous ne pouvez y parvenir que par la vertu, & la vertu de votre état est de rendre les hommes heureux.

Les discours de Zoroastre firent une forte impression dans l’esprit de Cyrus ; il auroit demeuré encore long-temps dans la solitude des Mages, si son devoir ne l’avoit point rappellé à la Cour de Perse.

Le bonheur de ce jeune Prince augmentoit tous les jours ; plus il connoissoit Cassandane, plus il découvroit dans son esprit, dans ses sentimens & dans ses vertus, des charmes toujours nouveaux, qui ne se trouvent point dans la beauté toute seule. L’hymenée qui affoiblit souvent les passions les plus vives, & le goût presque invincible qu’ont tous les hommes pour le changement, ne diminuoient en rien la tendresse mutuelle de ces heureux amans ; ils vêcurent ainsi plusieurs années. Cassandane donna deux fils à Cyrus, Cambyse & Smerdis, & deux filles nommées Aristone & Meroé ; elle mourut enfin, quoique dans la fleur de son âge.

Il n’y a que ceux qui ont éprouvé la force d’un amour véritable fondé sur la vertu, qui puissent imaginer la triste situation de Cyrus : Il perdoit tout par la mort de Cassandane ; le goût, la raison, le plaisir & le devoir, s’étoient unis pour augmenter sa passion pour la fille de Farnaspe : En l’aimant il avoit goûté tous les charmes de l’amour, sans connoître ni ses peines, ni ses dégoûts ; il sentit la grandeur de sa perte, & refusa toute consolation. Ce ne sont pas les grandes révolutions politiques, ni les revers éclattans de la fortune qui accablent les Heros ; les ames nobles & génereuses ne sont sensibles qu’aux maux qui interessent le cœur. Cyrus se livre tout entier à sa douleur ; il ne peut la soulager, ni par les pleurs, ni par les plaintes ; les grandes passions se taisent toujours ; un torrent de larmes succede enfin à ce profond silence. Mandane & Araspe qui ne le quittoient point, ne cherchent à le consoler qu’en pleurant avec lui : les discours ne guérissent point la douleur ; l’amitié ne soulage les peines qu’en les partageant.

Après un long abbattement, Cyrus retourna voir Zoroastre qui avoit autrefois éprouvé un malheur semblable au sien ; la conversation de ce grand homme contribua beaucoup à adoucir ses peines, mais elles ne se dissiperent que peu-à-peu par les voyages qu’il continua pendant quelques années.



  1. Voyez Strabon, lib. XVII.
  2. La doctrine de l’attraction ressemble à celle d’Empedocle, qui croyoit que tous les différens phénoménes de l’univers venoient de l’amour & de la haine.
  3. Il est possible de concilier l’attraction de M. Nevvton avec la matiere étherée ; c’est pour cela que j’ai mis le premier systême dans mon Edition Angloise, & le second dans celle-ci ; sed non est his locus.
  4. Voyez le Discours, page 133.
  5. Voyez les Oracles qui passent sous le nom de Zoroastre. Ils sont sans doute supposés ; mais ils contiennent les plus anciennes traditions & le style de la Theologie Orientale. Je ne m’en suis servi que pour donner des noms aux Génies.