G.-F. Quillau (1p. 1-64).


LES VOYAGES
DE
C Y R U S.

LIVRE  PREMIER.


LES Assyriens avoient étendu pendant plusieurs siécles leur domination sur toute l’Asie : Leur Empire fut enfin détruit par la mort de Sardanapale.[1] Arbace Gouverneur de la Medie se ligua avec Belesis Gouverneur de Babylone, pour détrôner ce Monarque effeminé : Ils l’assiégerent dans sa capitale, l’obligerent à se brûler dans son Palais, & partagerent ensuite ses Etats. Arbace eut la Medie, & toutes ses dependances ; Belesis la Chaldée, & tous les pays voisins. Ninus heritier de l’ancien Empire, continua de régner à Ninive.[2] On vit ainsi s’élever des débris de la puissance des Assyriens, trois Monarchies fameuses, dont les Rois s’établirent à Ninive, à Ecbatane, & à Babylone.

Les successeurs d’Arbace firent bien-tôt des progrès considérables, & rendirent tributaires plusieurs peuples voisins, entre-autres ceux de la Perside.

Telle étoit la situation de l’Asie à la naissance de Cyrus. Son pere Cambise étoit Roy des Perses. Mandane sa mere étoit fille d’Astyage Empereur des Medes.

Il fut élevé dès sa tendre jeunesse suivant les usages de l’ancienne Perse. On y accoutumoit les jeunes gens à une vie dure ; la chasse & la guerre faisoient leur unique occupation : Mais se fiant trop à leur courage naturel, ils négligeoient l’art & la discipline militaire.

Les Perses étoient encore grossiers, mais vertueux : Ils n’avoient point les connoissances qui polissent les mœurs & l’esprit ; mais ils possedoient la science sublime de se contenter de la simple nature, de mépriser la mort pour l’amour de la Patrie, & de fuir tous les plaisirs qui énervent l’ame, en amollissant les corps.

On élevoit les jeunes gens dans des Ecoles publiques, où ils étoient accoutumés de bonne heure à la connoissance des Loix, à prononcer des Jugemens, & à se rendre mutuellement justice. On découvroit ainsi dès la plus tendre jeunesse, leur pénetration, leurs sentimens, & leur capacité pour les Emplois.

Les principales vertus qu’on avoit soin de leur inspirer étoient la vérité & la bonté, la sobrieté & l’obéissance. Par les deux premieres on ressemble aux Dieux ; & l’on conserve l’ordre par les deux dernieres.

Le dessein des Loix dans l’ancienne Perse étoit moins de punir les crimes, que de prévenir la corruption du cœur. C’est pour cette raison qu’on y punissoit un vice contre lequel il n’y a point d’action en Justice chez les autres peuples : C’est l’ingratitude ; & l’on y regardoit comme ennemi de la societé, tout homme capable d’oublier un bienfait.

Cyrus avoit été élevé selon ces sages maximes. On ne pouvoit le tenir dans l’ignorance de son rang ; mais on le traitoit avec la même séverité que s’il n’avoit pas dû regner un jour. Il apprenoit ainsi à bien obéir, pour sçavoir bien commander dans la suite.

A l’âge de quatorze ans Astyage eut envie de le voir. Mandane ne pouvoit désobéir aux ordres de son pere ; mais elle étoit inconsolable de mener son fils à la Cour d’Ecbatane.

Pendant l’espace de trois cens ans la valeur des Rois de Medie avoit augmenté leurs conquêtes. Les conquêtes avoient engendré le luxe, & ce luxe est toujours l’avant-coureur de la chûte des Empires. Valeur, conquêtes, luxe, anarchie, voilà le cercle fatal, & les différens périodes de la vie politique de presque tous les États. La Cour d’Ecbatane étoit alors éclatante ; mais cet éclat n’avoit rien de solide.

Les jours s’y passoient dans la mollesse ou dans la flatterie ; la vraye gloire, l’exacte probité, le sévere honneur n’y étoient plus estimés ; les connoissances solides y étoient regardées comme contraires à la délicatesse du goût ; le frivole agréable, les pensées fines, les saillies vives, étoient le seul genre d’esprit qu’on y admiroit. On ne vouloit plus dans les Ouvrages que les fictions amusantes, & une succession perpétuelle d’évenemens, qui surprennent par leur varieté, sans éclairer l’esprit, & sans élever le cœur.

L’amour étoit sans délicatesse ; l’aveugle plaisir en faisoit l’unique attrait : Les femmes se croyoient méprisées, lorsqu’on ne cherchoit pas à les séduire. Ce qui contribuoit à augmenter cette corruption d’esprit, de mœurs & de sentimens, étoit la doctrine nouvelle répandue par les Mages, que le plaisir est le seul ressort du cœur humain. Comme chacun mettoit son plaisir où il vouloit, cette maxime autorisoit les vertus ou les vices, selon le goût, le caprice ou le temperament de ceux qui l’adoptoient.

Ce déreglement n’étoit pourtant pas universel, comme il le devint depuis sous le regne d’Artaxerxe & de Darius Codomane. La corruption commence d’abord par la Cour, & s’étend peu-à-peu dans tout le reste de l’Etat. La discipline militaire fleurissoit encore dans la Medie : Il y avoit dans les Provinces plusieurs gens de guerre, qui n’ayant point été corrompus par l’air empesté d’Ecbatane, avoient conservé toutes les vertus du regne de Dejoce & de Phraorte. Mandane sentoit tous les dangers ausquels elle exposoit le jeune Cyrus, en le menant à une Cour dont les mœurs étoient si différentes de celles de Perse ; mais la volonté de Cambyse, & les ordres d’Astyage l’obligerent enfin malgré elle d’entreprendre ce voyage.

Elle partit accompagnée d’une escorte de la jeune Noblesse Persienne, commandée par Hystaspe, à qui l’on avoit confié l’éducation de Cyrus. Elle étoit dans un char avec son fils. C’est la premiere fois qu’il se vit distingué de ses compagnons.

Mandane avoit une vertu rare, l’esprit orné, & un génie fort au-dessus de son sexe. Pendant le voyage elle étoit occupée d’inspirer à Cyrus le goût & l’amour de la vertu par le récit des fables, selon l’usage des Orientaux. Les idées abstraites ne frappent pas les jeunes esprits, ils ont besoin d’images agréables ; ils ne peuvent pas comparer, ils ne sçavent que sentir : Il faut tout peindre pour leur rendre la vérité aimable.

Mandane avoit remarqué que Cyrus étoit souvent trop occupé de lui-même, & qu’il donnoit des marques d’une vanité naissante, qui pourroit obscurcir un jour ses grandes qualités. Elle tâcha de lui faire sentir la difformité de ce vice, en lui racontant la fable de Sozare Prince de l’ancien Empire d’Assyrie. Cette fable ressemble à celle du Narcisse des Grecs qui périt par le fol amour de lui-même. C’est ainsi que les Dieux punissent ; ils ne font que nous abandonner à nos passions ; nous voilà malheureux.

Elle lui peignit ensuite la beauté de ces vertus nobles, qui conduisent à l’Heroisme par le génereux oubli de soi-même. Elle lui raconta la fable d’Hermés Premier. C’étoit un enfant divin, qui étoit beau sans le sçavoir, qui avoit de l’esprit sans le croire, & qui ne connoissoit point sa propre vertu, parcequ’il ignoroit qu’il y eût des vices.

C’est ainsi que Mandane instruisoit son fils pendant le voyage. Une fable en faisoit naître une autre. Les questions du Prince fournissoient à la Reine, une nouvelle matiere pour l’entretenir, & pour lui apprendre le sens des Fictions Egyptiennes dont le goût s’étoit répandu dans l’Orient, depuis les conquêtes de Sesostris.

En passant près d’une montagne consacrée au Grand Oromaze,[3] Mandane y fit arrêter son char, & s’approcha du lieu sacré. C’étoit le jour d’une fête solemnelle. Le Pontife préparoit déja la victime couronnée ; il fut tout d’un coup saisi de l’Esprit divin, il interrompit le silence, & s’écria avec transport : Je vois un jeune Laurier qui s’éleve ; il étendra bien-tôt ses branches sur tout l’Orient ; les peuples viendront en foule s’assembler sous son ombre. Dans le même instant une étincelle de feu se détache du bucher, & vient voltiger autour de la tête de Cyrus. Mandane fit de profondes réflexions sur cet évenement. Après qu’elle fut remontée dans son char, elle dit à son fils : Les Dieux envoyent quelquefois des Augures pour animer les grands courages ; ce sont des présages de ce qui peut arriver, & nullement des prédictions certaines d’un avenir qui dépendra toujours de votre vertu.

Cependant ils arriverent sur les frontieres de la Medie. Astyage vint au-devant d’eux avec toute sa Cour. C’étoit un Prince aimable, doux, & bienfaisant : Mais sa bonté naturelle le rendoit souvent trop facile, & son penchant pour le plaisir avoit jetté les Medes dans le goût du luxe & de la mollesse.

En arrivant à la Cour d’Ecbatane, Cyrus donna bien-tôt des marques d’un esprit, & d’une raison fort au-dessus de son âge. Astyage lui fit plusieurs questions sur les mœurs des Perses, sur leurs Loix, sur leur maniere d’élever les jeunes gens. Il fut frappé d’étonnement en entendant les réponses vives & nobles de son petit-fils. Toute la Cour admiroit Cyrus. Les louanges universelles l’enyvrent peu-à-peu ; une secrette présomption se glisse dans son cœur ; il parle un peu trop, & n’écoute pas assez les autres ; il décide avec un air de suffisance ; il paroît trop aimer l’esprit.

Pour remedier à ce défaut, Mandane le dépeignoit à lui-même par des traits d’histoire, en continuant toujours son éducation sur le même plan qu’elle l’avoit commencée. Elle lui raconta ainsi l’histoire de Logis, & de Sigée.

Mon fils, lui dit-elle, c’étoit autrefois l’usage à Thébes dans la Béotie d’élever sur le Trône, après la mort du Roy, celui de ses enfans qui avoit le plus d’esprit. Quand un Prince a de l’esprit, il peut choisir les gens les plus habiles, employer les hommes selon leurs talens, & gouverner ceux qui gouvernent sous lui ; c’est le grand secret de l’art de regner.

Parmi les enfans du Roy, il y en avoit deux qui marquoient un génie supérieur. Le plus âgé parloit beaucoup ; le plus jeune parloit peu. Le Prince Eloquent nommé Logis, se fit admirer par la beauté de son esprit. Le Prince Taciturne nommé Sigée, se fit aimer par la bonté de son cœur. Le premier faisoit sentir même en le cachant, qu’il ne parloit que pour briller ; le second écoutoit volontiers, & regardoit la conversation comme un commerce où chacun doit mettre du sien. L’un rendoit agréables les affaires les plus épineuses, par les traits vifs & brillans qu’il y mêloit ; l’autre répandoit de la lumiere sur les matieres les plus obscures, en réduisant chaque chose à des principes simples. Logis mysterieux sans être secret, aimoit la politique qui est pleine de stratagêmes & d’artifices ; Sigée impénetrable sans être faux, surmontoit tous les obstacles par sa prudence & par son courage, en suivant toujours les vûes les plus justes & les plus nobles.

Le peuple s’assembla après la mort du Roy, pour lui choisir un successeur. Douze vieillards présiderent pour corriger le jugement de la multitude, qui se laisse presque toujours entraîner par les préjugés, par les apparences, ou par les passions. Le Prince Eloquent fit une belle, mais longue harangue, où il exposa tous les devoirs de la Royauté pour insinuer que les connoissant, il sçauroit les remplir ; le Prince Sigée montra en peu de mots les écueils du Pouvoir souverain, & avoua qu’il ne desiroit point de s’y exposer. Ce n’est pas, ajouta-t-il, que je fuye les travaux ni les dangers, mais je crains de n’avoir pas tous les talens nécessaires pour vous bien gouverner.

Les vieillards déciderent en faveur de Sigée ; mais les jeunes gens & les esprits superficiels se rangerent du côté de l’aîné, & formerent peu-à-peu une révolte, sous prétexte qu’on avoit fait injustice à Logis. On leva des troupes de part & d’autre. Sigée vouloit ceder ses droits à son frere, pour empêcher que la patrie ne fût inondée du sang de ses citoyens ; mais son armée refusa d’y consentir.

Les Chefs de l’un & de l’autre parti, voyant les malheurs dont l’Etat alloit être accablé, proposerent l’expédient de laisser regner les deux freres, chacun une année tour à tour. Cette forme de gouvernement est pleine d’inconveniens ; mais elle fut préferée à la guerre civile, le plus grand de tous les maux.

Les deux freres applaudirent à cette proposition de paix, & Logis monta sur le Trône. Il changea en peu de temps toutes les Loix antiques du Royaume. Il écouta tous les projets nouveaux. Il suffisoit d’avoir l’esprit vif pour être élevé aux premieres Charges. Ce qui paroissoit excellent dans la speculation, ne pouvoit s’executer qu’avec trouble & confusion. Ses Ministres sans expérience ne sçavoient pas que tous les changemens précipités, quelqu’utiles qu’ils paroissent, sont toujours dangereux.

Les nations voisines profiterent de ce gouvernement tumultueux, pour envahir l’Etat. Sans la sagesse & la valeur de Sigée, tout étoit perdu, & le peuple alloit subir un joug étranger. L’année du gouvernement de son frere étant finie, il monta sur le Trône. Il sçut gagner la confiance & l’amitié de ses peuples. Il rétablit les anciennes Loix, & chassa les ennemis plus encore par sa prudence que par ses victoires.

Depuis ce temps, Sigée regna seul ; & il fut décidé dans le Conseil suprême des vieillards, que le Roy qu’on choisiroit à l’avenir, ne seroit pas celui qui montreroit le plus d’esprit par ses discours, mais le plus de sagesse par sa conduite. Ce n’est pas, dirent-ils, celui qui est fertile en expédiens, en stratagêmes & en ressources, qui gouverne le mieux ; mais celui qui a un discernement juste pour choisir toujours le meilleur, pour le saisir avec une vûe ferme, & pour le suivre avec courage.

Cyrus avouoit ordinairement ses fautes, sans chercher à les excuser : Il écouta cette histoire avec docilité ; il comprit le dessein de Mandane, en la lui racontant, & résolut de se corriger.

Cependant il donna bien-tôt une marque éclatante de son génie & de son courage. A peine avoit-il atteint l’âge de seize ans, lorsque Merodac fils de Nabucodonosor Roy d’Assyrie, assembla des troupes, & fit une irruption subite dans la Medie. Il laissa son infanterie sur les frontieres, & marcha lui-même avec douze mille hommes de cavalerie vers les premieres places des Medes, où il campa. De-là il envoyoit chaque jour des détachemens pour ravager le pays.

Astyage fut averti que les ennemis étoient entrés dans ses États. Après avoir donné les ordres nécessaires pour rassembler son armée, il partit avec Cyaxare son fils & le jeune Cyrus suivi de toutes les troupes qu’il put ramasser à la hâte, au nombre de huit mille chevaux.

Lorsqu’il fut arrivé près de ses frontieres, il campa sur une hauteur d’où l’on voyoit toute la plaine que Merodac désoloit par ses détachemens. Astyage ordonna à deux Généraux d’aller à la découverte de l’ennemi. Cyrus lui demanda la permission de les accompagner, pour s’instruire de la situation du pays, des postes avantageux, & des forces du Prince d’Assyrie. Après avoir fait ses observations, il revint, & fit un rapport exact de ce qu’il avoit vû.

Le lendemain Astyage assemble un Conseil de guerre pour déliberer sur les mouvemens qu’il devoit faire. Les Généraux craignant quelque piége de la part de Merodac, s’ils sortoient de leur camp, conseillent de suspendre toute action, jusqu’à l’arrivée des nouvelles troupes. Cyrus impatient de combattre, écoute leurs déliberations avec peine ; il garde néanmoins un profond silence, par respect pour l’Empereur, & pour tant de Chefs experimentés ; mais Astyage lui ordonne de parler.

Il se leve alors au milieu de l’Assemblée, & dit avec un air plein de noblesse & de modestie : J’ai remarqué hier un grand bois sur la droite du camp de Merodac ; je viens de le faire reconnoître ; l’ennemi a négligé ce poste ; on peut s’en emparer, en faisant couler un détachement de cavalerie par ce vallon qui est à notre gauche : Je m’y transporterai avec Hystaspe, si l’Empereur l’approuve.

Il se tut, rougit, & craignit d’avoir trop parlé. Tous admirerent son génie pour la guerre dans un âge si tendre : Astyage surpris de la justesse & de la vivacité de son esprit, commanda qu’on suivît son conseil, & qu’on se préparât à combattre.

Cyaxare marche droit aux ennemis, pendant que Cyrus accompagné d’Hystaspe défile avec un gros de cavalerie, sans être découvert, & s’embusque derriere le bois.

Le Prince des Medes attaque les Assyriens dispersés dans la plaine ; Merodac sort de son camp pour les soutenir ; Astyage avance avec le reste de ses troupes, tandis que Cyrus sort de son embuscade, & fond sur les ennemis. Il anime les Medes par sa voix, tous le suivent avec ardeur ; il se couvre de son bouclier, & s’enfonce dans le plus épais des escadrons. Il répand par-tout la terreur & le carnage. Les Assyriens se voyant attaqués de toutes parts, prennent l’épouvante, & s’enfuyent en désordre.

Après le combat, Cyrus s’attendrit, en voyant la campagne couverte de morts. Il eut le même soin des Assyriens blessés que des Medes. Il donna tous les ordres nécessaires pour leur guérison. Ils sont hommes comme nous, disoit-il ; ils ne sont plus ennemis, si-tôt qu’ils sont vaincus.

L’Empereur ayant pris ses précautions pour empêcher de semblables irruptions à l’avenir, retourna à Ecbatane. Peu après Mandane fut obligée de quitter la Medie pour se rendre auprès de Cambyse, & voulut ramener son fils avec elle ; mais Astyage s’y opposa : Pourquoi, lui dit-il, voulez-vous me priver du plaisir de voir Cyrus ? Il sera le soutien de ma vieillesse ; il s’instruira ici dans la discipline militaire qui n’est pas encore connue en Perse. Je vous conjure par la tendresse que je vous ai toujours marquée, de ne me pas refuser cette consolation.

Mandane ne put y consentir qu’avec un regret infini. Elle craignoit d’abandonner son fils au milieu d’une Cour où regnoit la volupté. S’étant trouvée seule avec Cyrus, elle lui dit : Astyage veut, mon fils, que je vous laisse auprès de lui ; C’est avec peine que je me sépare de vous : Je crains qu’on n’altére ici la pureté de vos mœurs. Je crains que les folles passions ne vous enyvrent ; elles ne vous paroîtront d’abord que des amusemens, des complaisances pour les usages reçûs, & des libertés qu’il faut se permettre pour plaire ; peu-à-peu la vertu pourra vous paroître trop sévere, ennemie du plaisir & de la societé, contraire à la nature, parcequ’elle combattra vos goûts : Enfin vous ne la regarderez peut-être que comme une simple bienséance, un fantôme politique, un préjugé populaire dont on doit s’affranchir, quand on peut satisfaire en secret à ses passions. Vous iriez ainsi de degré en degré, jusqu’à ce que votre esprit aveuglé ayant corrompu votre cœur, vous précipitât dans tous les crimes.

Laissez-moi Hystaspe, reprit Cyrus ; il me fera éviter tous ces écueils. Une longue habitude m’a accoutumé à lui ouvrir mon cœur ; il est non seulement mon conseil, mais le confident de mes foiblesses.

Hystaspe étoit un Capitaine expérimenté ; il avoit servi plusieurs années sous Astyage dans les guerres contre les Scythes, & contre le Roy de Lydie. Il joignoit à la politesse des Medes, toutes les vertus des anciens Perses ; grand Politique, & grand Philosophe ; habile, & désinteressé, il étoit parvenu aux premieres Charges de l’Etat sans ambition, & les possedoit avec modestie.

Mandane persuadée de la vertu & de la capacité d’Hystaspe, aussi-bien que des avantages que son fils pourroit trouver dans une Cour également polie & guerriere, obéit à Astyage avec moins de regret : Elle partit bien-tôt après ; Cyrus l’accompagna à plusieurs stades d’Ecbatane : En se quittant, Mandane embrasse son fils avec tendresse : Souvenés-vous, lui dit-elle, que votre vertu seule peut me rendre heureuse. Le jeune Prince fond en larmes, & ne peut rien répondre ; C’étoit la premiere fois qu’il avoit été séparé de sa mere : Il la suit long-temps des yeux ; il la perd enfin de vûe, & revient à Ecbatane.

Jusques ici Cyrus avoit vêcu à la Cour d’Astyage, sans se corrompre. Il ne devoit sa sagesse, ni à la presence de Mandane, ni aux conseils d’Hystaspe, ni à sa vertu naturelle, mais à l’amour.

Il y avoit alors à Ecbatane une jeune Princesse nommée Cassandane, de même sang que Cyrus, & fille de Farnaspe de la race des Achemenides. Son pere qui étoit un des principaux Satrapes de Perse, l’avoit envoyée à la Cour d’Astyage pour y être élevée. Elle avoit toute la politesse de cette Cour, sans en avoir les défauts. Son esprit égaloit sa beauté, & sa modestie donnoit des charmes à tous les deux : Son imagination étoit vive, mais reglée : la justesse lui étoit aussi naturelle que les graces. Sa conversation enjouée, étoit pleine de traits délicats, sans recherche & sans affectation. Elle avoit aimé Cyrus, dès le premier moment qu’elle l’avoit vû ; mais elle avoit si bien caché ses sentimens, que personne ne s’en étoit apperçû.

La proximité du sang donnoit à Cyrus occasion de voir souvent Cassandane, & de l’entretenir. Sa conversation formoit les mœurs du jeune Prince, & lui donnoit une délicatesse qu’il n’avoit point connue jusques alors.

Il sentit peu-à-peu pour cette Princesse, tous les mouvemens d’une passion noble qui rend les Heros sensibles, sans amollir leur cœur, & qui fait placer le principal charme de l’amour dans le plaisir d’aimer. Les préceptes, les maximes, & les leçons gênantes, ne préservent pas toujours des traits empoisonneurs de la volupté. C’est peut-être trop exiger de la jeunesse, que de vouloir qu’elle soit insensible. Il n’y a souvent qu’un amour raisonnable qui garantisse des folles passions.

Cyrus goûtoit dans les entretiens de Cassandane tous les plaisirs de la plus pure amitié, sans oser lui déclarer les sentimens de son cœur ; sa jeunesse & sa modestie, le rendoient timide. Il sentit bien-tôt toutes les inquiétudes, les peines & les allarmes, que causent les passions même les plus innocentes. La beauté de Cassandane lui donna un Rival.

Cyaxare devint sensible aux charmes de cette Princesse : Il étoit à peu près de même âge que Cyrus, mais d’un caractere bien différent ; il avoit de l’esprit & du courage, mais il étoit d’un naturel impétueux & fier, & ne montroit déja que trop de penchant pour tous les vices ordinaires aux jeunes Princes.

Cassandane ne pouvoit aimer que la vertu ; son cœur avoit fait un choix ; elle craignoit plus que la mort une alliance qui devoit être si flatteuse pour son ambition.

Cyaxare ne connoissoit point les délicatesses de l’amour : La grandeur de son rang augmentoit sa fierté naturelle, & les mœurs des Medes autorisoient sa présomption. Il trouva bien-tôt le moyen de découvrir ses sentimens à Cassandane.

Il s’apperçut de son indifférence, en chercha la cause, & ne fut pas long-temps à la découvrir. Dans tous les divertissemens publics elle paroissoit gaye & libre avec lui ; mais avec Cyrus elle étoit plus réservée. L’attention qu’elle avoit sur elle-même, lui donnoit un air de contrainte, qui ne lui étoit pas naturel. Elle répondoit à toutes les politesses de Cyaxare avec des traits pleins d’esprit ; lorsque Cyrus lui parloit, à peine pouvoit-elle cacher son embarras.

La conduite de Cassandane fut interpretée bien différemment par Cyrus. Peu instruit encore des secrets de l’amour, il crut qu’elle étoit sensible à la passion de Cyaxare, & que la Couronne de ce Prince l’éblouissoit.

Il éprouvoit tour à tour l’incertitude & l’esperance, les peines & les plaisirs de la plus vive passion. Son trouble étoit trop grand pour pouvoir être long-temps caché. Hystaspe s’en apperçut ; & sans sçavoir l’objet de l’attachement du Prince, il lui dit :

Depuis quelque temps je vous vois rêveur & distrait ; je crois en pénetrer la raison ; vous aimez, ô Cyrus. On ne peut vaincre l’amour qu’en s’y opposant dès sa naissance. Quand il s’est rendu maître de notre cœur, les Heros même ne peuvent s’en délivrer qu’après avoir éprouvé les plus affreux malheurs. Nous en avons un exemple dans l’histoire d’un de vos Ancêtres.

[4] Du temps de Cyaxare fils de Phraorte, une guerre sanglante s’alluma entre les Saques & les Medes. Les armées de Cyaxare étoient commandées par Stryangée son gendre, le Prince le plus brave, & le plus accompli de tout l’Orient. Il avoit épousé Rhetée fille de l’Empereur, qui étoit belle, spirituelle, & aimable. Ils s’aimoient avec une passion mutuelle, que rien n’avoit troublé ni diminué jusques alors.

Zarine Reine des Saques se mit elle-même à la tête de ses troupes. Elle unissoit tous les charmes du sexe, avec les vertus heroïques ; ayant été élevée à la Cour des Medes, elle avoit contracté dès son enfance une amitié étroite avec Rhetée.

Pendant deux années entieres les avantages furent égaux dans les deux armées. On fit souvent des trêves pour traiter de la paix, & dans ces intervalles Zarine & Stryangée se voyoient. Les grandes qualités qu’ils se reconnurent, produisirent d’abord l’estime, & par cette estime l’amour s’insinua bien-tôt dans le cœur du Prince. Il ne cherchoit plus à finir la guerre dans la crainte d’être séparé de Zarine ; mais il faisoit souvent des trêves où l’amour avoit plus de part que la politique.

Les ordres de l’Empereur arriverent enfin de livrer une bataille décisive. Pendant la chaleur de l’action les deux Chefs se rencontrerent dans la mêlée. Stryangée voulut d’abord éviter Zarine ; mais la Reine des Saques encore insensible, l’attaque, & l’oblige à se défendre en lui criant : Epargnons le sang de nos Sujets ; c’est à nous deux à terminer la guerre.

L’amour & la gloire animoient tour à tour le jeune Heros ; il craignoit également de vaincre & d’être vaincu. En ménageant la vie de Zarine, il expose souvent la sienne ; Il trouve enfin le moyen de remporter la victoire ; il lance son javelot avec art, le cheval de la Reine en est percé, & l’entraîne dans sa chûte. Stryangée vole à son secours, & ne veut d’autre fruit de sa victoire que le plaisir de sauver une ennemie qu’il adore. Il lui offre la paix avec toutes sortes d’avantages, lui conserve ses États, & jure au nom de l’Empereur une alliance éternelle à la tête des deux armées.

Il lui demanda ensuite permission de la suivre jusques dans sa Capitale. Elle y consentit ; mais ils agissoient l’un & l’autre par des motifs bien différens. Zarine n’étoit occupée que du soin de marquer sa reconnoissance à Stryangée ; Stryangée ne cherchoit qu’une occasion de découvrir son amour à Zarine ; ils monterent dans le même char, & furent conduits en pompe à Roxanace.

Plusieurs jours se passerent dans les festins & les réjouissances ; peu-à-peu l’estime de Zarine se changea en tendresse, sans qu’elle s’en apperçût. Elle faisoit souvent éclater ses sentimens, parcequ’elle n’en connoissoit pas encore la source : Elle goutoit le charme secret d’une passion naissante, & craignoit de démêler ses propres mouvemens : Elle reconnut enfin que l’amour y avoit trop de part. Elle rougit de sa foiblesse, & résolut de la surmonter ; elle pressa le départ de Stryangée ; mais le jeune Mede ne pouvoit plus quitter Roxanace. Il oublie la gloire : Il ne se souvient plus de sa tendresse pour Rhetée : Il s’abandonne tout entier à son aveugle passion : Il soupire, il se plaint, il ne se possede plus, & découvre enfin son amour à Zarine dans les termes les plus vifs & les plus passionnés.

La Reine des Saques ne cherche point à cacher sa sensibilité : Elle répond avec une noble franchise, sans affecter ni les vains détours, ni les faux mysteres.

Je vous dois la vie & la Couronne ; ma tendresse égale ma reconnoissance : mais je mourrai plûtôt que de trahir ma vertu, ni de souffrir la moindre tache à votre gloire. Songez, cher Stryangée, que vous êtes l’époux de Rhetée que j’aime ; l’honneur & l’amitié m’obligent également à sacrifier une passion qui feroit ma honte & son malheur.

En prononçant ces paroles, elle se retire. Le Prince demeure honteux & désesperé : Il s’enferme dans son appartement : Il éprouve tour à tour tous les mouvemens opposés d’une ame heroïque combattue, surmontée, tyrannisée par une passion violente.

Tantôt il est jaloux de la gloire de Zarine, & la veut imiter ; tantôt le cruel amour se joue de ses résolutions, & même de sa vertu. Dans cet orage de passions, son esprit se trouble, sa raison l’abandonne, il prend la résolution de se tuer ; mais il écrit auparavant ces mots à Zarine.

Je vous ai sauvé la vie, & vous me donnez la mort ; victime de mon amour & de votre vertu, je ne puis surmonter l’un, ni imiter l’autre. Le trépas seul peut finir mon crime, & ma peine ; adieu pour jamais.

Il envoye cette lettre à Zarine : Elle vole chez le jeune Mede ; mais il s’étoit déjà plongé le poignard dans le sein. Elle le voit nageant dans son sang, elle tombe évanouie : Elle revient ensuite, & mouille de ses larmes le visage de Stryangée ; elle rappelle son âme prête à s’envoler : Il soupire, il ouvre les yeux, il voit la douleur de Zarine, & consent qu’on prenne soin de sa vie ; mais sa playe parut mortelle pendant plusieurs jours.

Rhetée apprend cette tragique avanture, & arrive bien-tôt à Roxanace. Zarine lui raconte tout ce qui s’étoit passé, sans lui cacher ni sa foiblesse, ni sa résistance. Cette noble simplicité ne peut être connue ni goutée que des grandes ames. La guerre entre les Saques & les Medes avoit interrompu le commerce de ces deux Princesses, sans diminuer leur amitié ; elles se connoissoient, & s’estimoient trop pour être susceptibles de défiance ou de jalousie.

Rhetée regardoit toujours Stryangée avec les yeux d’une Amante : Elle le plaignoit, elle compatissoit à sa foiblesse, parcequ’elle la voyoit involontaire. Il guérit enfin de sa blessure, sans guérir de son amour. Zarine pressoit toujours son départ ; mais il ne peut s’arracher de ce lieu fatal ; ses peines & sa passion se renouvellent.

Rhetée s’en apperçoit, & tombe dans une tristesse profonde : Elle éprouve les mouvemens les plus cruels ; la douleur de n’être plus aimée par un homme qu’elle aimoit uniquement ; la compassion pour un Epoux livré à son désespoir ; l’estime pour une Rivale qu’elle ne peut haïr. Elle se voit tous les jours entre un Amant entraîné par sa passion, & une Amie vertueuse qu’elle admire : Elle sent que sa vie fait le malheur de l’un & de l’autre. Quelle situation pour un cœur génereux & tendre ? Plus elle cache sa douleur, plus elle en est accablée ; elle y succombe enfin : Elle tombe dans une maladie dangereuse. Un jour qu’elle étoit seule avec Zarine & Stryangée, ces paroles lui échapperent : Je meurs, mais je meurs contente, puisque ma mort fera votre bonheur.

Zarine se retire fondant en larmes. Ces mots percent le cœur de Stryangée. Il regarde Rhetée, & la voit pâle, languissante, prête à expirer de douleur & d’amour. Les yeux de la Princesse fixes & immobiles, demeurent attachés sur le Prince, les siens s’ouvrent enfin. Il est comme un homme qui se réveille d’un profond assoupissement, & qui revient d’un délire, où rien ne lui avoit paru sous sa forme naturelle. Il avoit vû Rhetée tous les jours, sans s’appercevoir de l’état cruel où il l’avoit réduite ; il la voit à present avec d’autres yeux. Ce regard rappelle toute sa vertu, & rallume sa premiere tendresse. Il reconnoît son erreur ; il se jette aux genoux de la Princesse ; il l’embrasse, & repete souvent ces paroles entrecoupées de pleurs & de sanglots : Vivez, ma chere Rhethée, vivez pour me donner le plaisir de réparer ma faute ; je connois à present tout le prix de votre cœur.

Ces paroles la rappellent à la vie ; sa beauté revient peu-à-peu avec ses forces. Elle partit enfin pour Ecbatane avec Stryangée, & jamais depuis rien ne troubla leur union.

Vous voyez par-là, continue Hystaspe, jusques où l’amour peut conduire les plus grands Heros ; vous voyez aussi qu’on peut vaincre les passions les plus violentes, lorsqu’on a un desir sincere de les surmonter.

Je ne craindrois rien pour vous, s’il y avoit à cette Cour des personnes semblables à Zarine ; mais à present sa vertu heroïque paroîtroit un sentiment outré, ou plûtôt une insensibilité feroce. Les mœurs des Medes sont bien changées. Je ne vois ici que Cassandane seule qui soit digne de votre tendresse.

Jusques-là Cyrus avoit gardé un profond silence ; mais voyant qu’Hystaspe approuvoit sa passion, il s’écria avec transport : Vous avez nommé celle que j’aime ; je ne suis plus maître de mon cœur ; Cassandane m’a rendu insensible à toutes les passions qui l’auroient pû corrompre ; je l’aime, mais hélas ! je crains de n’être pas aimé ; voilà la source de mes peines.

Hystaspe charmé de voir que Cyrus avoit fait un choix si digne de lui, l’embrasse avec joye, & lui répond : Cassandane mérite toute votre tendresse ; son cœur est aussi pur que son esprit est éclairé ; on ne peut l’aimer sans aimer la vertu ; sa beauté fait le moindre de ses charmes. J’apprehendois pour vous quelque attachement dangereux ; je me rassure, j’approuve votre passion ; je crois même qu’elle aura un succès heureux. Ces paroles consolerent le jeune Prince, & lui rendirent le calme.

Cependant Cambyse apprit l’amour de Cyrus pour Cassandane ; mais ayant d’autres vûes pour son fils, qui s’accordoient mieux avec sa politique, il le rappelle en Perse. Farnaspe qui étoit toujours à la Cour de Cambyse, fut instruit en même temps des sentimens de Cyaxare. Le Satrape ambitieux flatté par cette alliance, ordonna à sa fille de rester à Ecbatane.

Cyrus & Cassandane apprirent les ordres de leurs peres, & la nécessité de se séparer ; leur douleur égala leur amour. Le jeune Prince se flatte enfin qu’à son retour en Perse, il pourra fléchir Cambyse & Farnaspe par le secours de Mandane ; & cette idée l’empêche de succomber au désespoir, que lui cause une si cruelle séparation.

La jeune noblesse voulut accompagner Cyrus jusques aux frontieres de la Perse. Il distribua aux amis qu’il laissoit à la Cour d’Ecbatane, tous les riches présens qu’il avoit reçûs d’Astyage en partant. Il marqua à tous par ses regards ou par ses bienfaits, l’estime ou la reconnoissance qu’il avoit pour eux selon leurs services, leur mérite, ou leur rang.

Si-tôt qu’il fut arrivé, il confia à Mandane la situation de son cœur. J’ai, dit-il, suivi vos conseils à la Cour d’Ecbatane. J’ai vêcu insensible à tout ce que la volupté a de plus flatteur ; mais je ne dois rien à moi-même, je dois tout à la fille de Farnaspe ; je l’aime, & cet amour m’a préservé de tous les égaremens de la jeunesse. Ne croyez pas que mon attachement pour elle soit un goût passager qui puisse changer : Je n’ai jamais aimé que Cassandane ; je sens que je ne pourrai jamais aimer qu’elle. Je suis instruit des desseins de mon pere qui veut me faire épouser la fille du Roy d’Armenie ; laisserez-vous sacrifier le bonheur de ma vie à des vûes politiques ? Mandane le rassure, le console, & lui promet de faire ses efforts pour changer les sentimens de Cambyse.

Cependant les jeunes Perses voyant Cyrus de retour, disoient entre eux : Il vient de vivre délicatement à la Cour des Medes ; il ne s’accoutumera plus à notre vie simple & laborieuse : mais quand ils le virent plus sobre & plus retenu qu’eux-mêmes, se contenter de leurs repas ordinaires, montrer dans tous ses exercices plus d’adresse & plus de courage, ils furent saisis d’admiration, & s’écrierent : Il est digne de regner un jour sur nous ; son mérite lui donne encore plus de droit à la Couronne que sa naissance.

Cassandane vivoit toujours à la Cour d’Ecbatane ; mais elle ne recevoit plus Cyaxare qu’avec une froideur extrême : Il devoit toutes les complaisances qu’elle lui avoit marquées, à la presence de Cyrus. Le plaisir de voir Cyrus, de l’aimer, & de sentir qu’elle en étoit aimée, remplissoit Cassandane d’une joye secrette qui se répandoit sur toutes ses actions ; mais après le départ du jeune Prince, sa conversation autrefois si gaye & si enjouée se change en un silence morne ; elle languit, la vivacité de son esprit s’éteint, ses graces naturelles disparoissent.

Cependant Farnaspe tombe dangereusement malade à la Cour de Perse, & desire de voir sa fille. Elle quitte Ecbatane avec précipitation, pour aller rendre les derniers devoirs à son pere.

Plusieurs femmes de la Cour la regretterent ; mais le plus grand nombre se réjouit du départ d’une Princesse dont les mœurs leur presentoient un modéle de sagesse trop parfait. Nous sommes heureuses, dirent-elles, de ne plus voir ici cette Etrangere que l’éducation sévere des Perses a rendu insensible.

Cyaxare vit le départ de Cassandane avec un chagrin inexprimable ; le dépit, la jalousie, la haine contre Cyrus, toutes les passions qui naissent d’un amour méprisé, tyrannisent son cœur. Il ordonne au jeune Araspe fils d’Harpage d’aller secrettement par des routes détournées, arrêter Cassadane, & de la conduire à un lieu solitaire sur les bords de la mer Caspienne.

Araspe avoit été élevé dans les plaisirs d’une Cour voluptueuse, mais il avoit conservé des sentimens nobles & génereux, avec une horreur sincere du crime. Tous ses défauts venoient plûtôt de foiblesse que de vice. Son esprit étoit tout ensemble enjoué & solide : Né pour les armes, & fait pour la Cour, il avoit tous les talens nécessaires pour réussir pendant la paix & pendant la guerre.

Il communiqua les ordres de Cyaxare à Harpage son pere qui aimoit Cyrus. Harpage après avoir signalé son courage dans la guerre, vivoit à la Cour d’Ecbatane, sans se corrompre par les vices ordinaires aux Courtisans ; il voyoit avec regret les mœurs du siecle, mais il gardoit le silence, & se contentoit de les condamner plûtôt par sa conduite que par ses discours. Je prévois, dit-il à Araspe, tous les malheurs que nous coutera la vertu ; mais gardez-vous bien, mon fils, de gagner la faveur du Prince par le crime.

Il lui commanda cependant d’aller tout communiquer à Astyage. L’Empereur des Medes approuva les sages conseils d’Harpage, & craignant que son fils ne trouvât quelque autre moyen pour executer ses volontés, il ordonna au jeune Mede d’aller secourir l’innocence, loin de l’accabler.

Araspe part, il vole, il joint la fille de Farnaspe près d’Aspadane ; il lui raconte les ordres de Cyaxare, & s’offre de la conduire en Perse. Elle répandit des larmes de joye, en voyant la génerosité d’Araspe, & se hâta de gagner les frontieres de son pays.

Farnaspe mourut avant que sa fille pût arriver à la Cour de Cambyse. Après avoir donné tout le temps que la nature demande pour pleurer la mort d’un pere, elle vit enfin Cyrus ; elle lui apprit la conduite génereuse d’Araspe : Le Prince dès ce moment conçut pour lui une amitié tendre qui dura tout le reste de leur vie.

Cyaxare résolut de se venger d’Araspe d’une maniere également cruelle & honteuse pour la nature humaine. Il fit égorger le second fils d’Harpage, & n’eut point d’horreur de le faire servir dans un festin devant ce pere malheureux.[5]

Le bruit d’une telle cruauté excita l’indignation des Medes ; mais Astyage aveuglé par la tendresse paternelle, dissimula le crime de Cyaxare, & ne le punit point ; il craignoit l’humeur violente de son fils, & n’osoit lui avouer les ordres secrets qu’il avoit donnés à Araspe : C’est ainsi qu’un Prince naturellement bienfaisant autorisa le vice par une foiblesse honteuse ; il ne connoissoit point le prix de la vertu, & n’était bon que par temperament.

Harpage désesperé se retira de la Cour, & passa secrettement en Perse. Cambyse lui accorda tous les biens & tous les honneurs qu’il pouvoit lui offrir, pour le dédommager des pertes qu’il avoit faites en Medie.

Cassandane vivoit tranquille à la Cour de Perse, dans l’esperance qu’on fléchiroit Cambyse. Un évenement politique changea bien-tôt les sentimens de ce Prince. Il apprit que la fille du Roy d’Armenie venoit d’être accordée au fils du Roy de Babylone, & que ces deux Princes avoient fait une étroite alliance entre eux.

Cette nouvelle déconcerta les projets de Cambyse, & la vertu de Cassandane le détermina enfin à consentir au bonheur de Cyrus. L’Hymen fut célebré selon les mœurs du siecle & du pays.

On conduisit les deux Epoux sur une haute montagne consacrée au Grand Oromaze ; on alluma des bois odoriferans ; le Pontife lia d’abord les robes flotantes de Cyrus & de Cassandane pour symbole de leur union ; ensuite ces deux Amans se tenant par la main environnés des Estales,[6] danserent autour du feu sacré en chantant la Theogonie selon la religion des anciens Perses, c’est-à-dire la naissance des Jyngas, des Amilictes, des Cosmogoges, & des purs Génies qui émanent du premier Principe :[7] Ils chanterent ensuite la chûte des Esprits dans les corps mortels ; puis les combats de Mythras pour ramener les ames à l’Empyrée ; enfin la destruction totale du mauvais Principe Arimane qui répand par-tout la haine, la discorde, & les noires passions.



  1. Diod. Sic. lib. 2. Athen. lib. 12. Herod. lib. 1. Just. lib. 1. cap. 3.
  2. Cet évenement préceda de plusieurs années la fondation de Rome & l’institution des Olympiades. Il arriva sous Ariphon IX. Archonte perpetuel d’Athenes, & près de 900 ans avant l’Ere Chrétienne.
  3. Le Grand Dieu des Perses. Voyez le Discours à la fin de cet Ouvrage, page 6.
  4. Cette histoire est fondée dans l’antiquité, & tirée du premier livre de Nicolas de Damas, de Ctesias, & de Diodore de Sicile. Elle a été traduite par Monsieur Boivin l’aîné dans les Memoires de l’Academie Royale des Inscriptions. Tom. 2. pag. 6. 7.
  5. Herod. liv. 1.
  6. Esta est originairement un mot Chaldaïque, qui signifie le feu ; de-là vient le mot grec Ἑστία, & les Romains ajoutent l’v, comme Ἑσπερα, vespera. Voyez Hydde Rel. Ant. Persar. cap. 7.
  7. Voyez le discours à la fin, pag. 132.