Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 95.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 337-341).


Quel fût ce Roy des Chinois qui fit baſtir la muraille qui diuiſe les deux Empires de la Chine & de la Tartarie, enſemble de la priſon qui eſt annexée à ce grand enclos.


Chapitre XCV.



Maintenant que i’ay parlé de l’origine & de la fondation de cét Empire, enſemble du circuit de cette grande ville de Pequin, il ſemble à propos de traitter le plus ſuccinctement que ie pourray d’vne autre choſe, qui n’eſt pas moins admirable que toutes celles dont i’ay fait mention cy-deuant. On lict au cinquieſme liure de la ſituation de tous les lieux remarquables de cet Empire, ou de cette Monarchie (car pour en dire le vray, il n’eſt point de ſi grand nom qu’on ne luy puiſſe bien attribuer) qu’vn Roy appellé Criſnagol Dicolay, qui ſelon la ſupputation de ce liure, & la façon de conter du païs, regna en l’année du Seigneur cinq cens vingt-huict, vint à faire la guerre contre le Tartare pour quelques differents qu’il eut auec luy ſur l’Eſtat de Xenxinapau, qui ſe borne du Royaume de Lauhos, & combatit ſi vaillamment qu’il deffit ſon armée, & demeura maiſtre du Camp. Ce que voyant le Tartare il ramaſſa de plus grandes forces qu’auparauant, par le moyen d’vne ligue & d’vne alliance qu’il fit auec d’autres Roys ſes amis, par l’aſſiſtance deſquels huict ans apres, il s’en alla derechef attaquer le Royaume de la Chine, où l’on tient qu’il priſt trente & deux villes fort remarquables, dont la principale fut celle de Panquilot. A lors l’apprehenſion qu’eut le Chinois de ne ſe pouuoir defendre, l’obligea de faire vn traitté de paix auec luy à certaines conditions, moyennant leſquelles il ſe deſiſta du droit duquel il eſtoit queſtion, & luy donna plus de deux mille Picos d’argent pour la paye des eſtrangers qu’il auoit auec luy. De cette façon les choſes demeurerent paiſibles par l’eſpace de cinquante-deux ans, ſelon ce qu’en dit la meſme Hiſtoire. Cependant le Roy qui regnoit pour lors à la Chine, apprehendant qu’à l’aduenir le Tartare venant à ſe liguer auec d’autres Princes, auſquels il ne pût reſiſter, ne luy fiſt le meſme qu’auparauant, ſe reſolut d’y faire baſtir vne muraille qui ſeruiſt comme de frontiere à ces deux Empire. Pour cét effet ayant assemblé tous ſes Eſtats generaux, il leur declara cette ſienne reſolution, qui fut à l’inſtant approuuée, & meſme eſtimée fort neceſſaire ; tellement que pour l’aſſiſter à venir à bout d’vne entrepriſe ſi importante à ſon Eſtat, ils luy donnerent dix mille Picos d’argent, qui valent à noſtre compte quinze millions d’or à raiſon de quinze cens ducats chaque Pico ; ioint qu’outre cela ils luy entretindrent deux cens cinquante mille hommes pour y trauailler, dont il y en auoit trente mille deputez comme Officiers, & les autres tous gens de ſeruice ; apres qu’on eut donc mis ordre à tout ce qu’on iugea neceſſaire pour vn ſi prodigieux chef-d’œuure, l’on commença d’y mettre la main ſi bien, qu’au rapport de l’Hiſtoire en vingt-ſept ans, l’on acheua d’vn bout à l’autre toute cette grande muraille, laquelle, s’il en faut croire à cette meſme Chronique, a de longueur ſeptante Iaos, c’eſt à dire trois cens quinze lieuës à raiſon de quatre lieuës & demie par chaque Iao. En quoy ce qu’il y euſt d’emerueillable, & qui ſemble exceder la creance des hommes, fut que ſept cens cinquante mille hommes trauaillerent ſans ceſſe à ce grand ouurage, dont le peuple, comme i’ay deſia dit, fournit la troiſieſme partie, les Preſtres & les Iſles d’Ainan l’autre tiers, & le Roy aſſiſté des Princes, des Seigneurs, des Chaems & des Anchacys du Royaume, le reſte du baſtiment. I’ay veu quelquesfois, & meſuré cette muraille qui a ſix braſſes de hauteur, & quarante palmes de largeur dans le plus eſpais de la muraille ; Ainſi il y a quatre braſſes de front en hauteur, & par le bas vn talon, en forme de Terreplain baſty à chaux & à ſable, & enduit par le dehors d’vne maniere de bitume ; ce qui le rend ſi fort que nuls canons ne le pourroient démolir. Au lieu de tours & de bouleuars elle a des guerites de deux eſtages flanquées ſur des arcboutants de charpenterie faite d’vn certain bois noir, qu’ils appellent Caubeſy, c’eſt à dire bois de fer, pource qu’il eſt extremément fort, ioint que chaque eſtançon eſt de la groſſeur d’vne pippe, & tres haut, tellement que ces guerites ſont beaucoup plus fortes que ſi elles eſtoient faites de pierre & de chaux. Or cette muraille qu’ils appellent Chaufacan, qui ſignifie forte reſiſtance, s’eſtend en hauteur egale iuſqu’à des montagnes qu’elle va ioindre, qui pour ſeruir elles-meſmes de muraille ſont eſcarpées à pointe de Pic ; ce qui rend toute cette grande machine plus forte que la muraille meſme, & ainſi il faut ſçauoir qu’en toute cette diſtance de terre, il n’y a pas dauantage de muraille qu’en contiennent les eſpaces qu’il y a de rocher à rocher, ſi bien que ces rochers meſmes ſeruent de defences & d’enclos. Où il eſt à remarquer encore qu’en toute cette longueur de trois cens quinze lieuës que contient cette fortification, il n’y a pas dauantage de cinq entrées par où paſſent les riuieres de Tartarie qui ſe forment des impetueux torrens qui deſcendent de ces montagnes, & faiſant plus de cinq cens lieuës dans le païs ſe vont rendre dans les mers de la Chine & de Cauchenchina. Il eſt vray qu’vne de ces riuieres, pour eſtre plus groſſe que les autres ſe va rendre par la barre de Cuy au Royaume de Sournau, appellé vulgairement Siam. Or en toutes ces cinq aduenuës le Roy de la Chine y tient vne garniſon, & celuy de Tartarie vne autre, en chacune deſquelles le Chinois entretient ſept mille hommes, & leur donne vne grande paye, dont il y a ſix mille hommes de cheual, les autres ſont tous gens de pied ; la pluſpart de ces hommes de guerre ſont eſtrangers, comme Mogores, Pancrus, Champaas, Coraçones, Gizares de Perſe, & autres de nations differentes, qui ſont limitrophes de cét Empire, & leſquels moyennant les gros gages qu’ils reçoiuent ſeruent les Chinois, qui pour en dire le vray, ſont peu courageux pour n’eſtre accouſtumez à la guerre ; ioint qu’ils n’ont pas beaucoup d’armes ny d’artillerie. En toute cette longueur de muraille il y a trois cens vingt compagnies, chacune de cinq cens ſoldats, ce qui fait en tout cent ſoixante mille hommes, ſans y comprendre les Officiers de Iuſtice, des gardes, des Anchacys, des Chaems, & autres telles perſonnes neceſſaires au gouuernement, & à l’entretien de ces gens de guerre. Tous ceux-y ioints enſemble, à ce que nous en ont dit les Chinois, font le nombre de deux cens mille hommes que le Roy nourrit ſeulement à cauſe que la pluſpart ſont tous criminels, condamnez aux reparations & au trauail de cette muraille, comme ie diray plus amplement quand ie viendray à parler de la priſon deſtinée pour cet effet qui eſt dans la ville de Pequin, ce qui eſt encore vn autre edifice fort remarquable & d’admirable grandeur, dans lequel il y a continuellement plus de trois cens mille priſonniers, la pluſpart de dix-huict à quarante-cinq ans, tous deſtinez à trauailler à cette muraille. Or entre ceux-cy il y en a pluſieurs nobles d’extraction, grandement riches, & de qualité, qui pour auoir commis de grands crimes ſont confinez encette priſon pour y terminer leurs iours, ſi ce n’eſt que par vne grace particuliere ils ſoient condamnez à ſeruir aux reparations ſuſdites où ils peuuent auoir leur recours, conformément aux Ordonnances & aux reglemens de la guerre, qui ſont faits expres, & approuuez par les Chaems, qui en cela & en toute autre chose ont meſme pouuoir que le Roy, auec vne Iuſtice haute, moyenne, & baſſe. Car ces ſuperintendans des baſtimens de cette muraille peuuent faire grace à qui bon leur ſemble, ſans que cela deſpende d’autre que d’eux-meſmes qui ſont douze, & ce iuſqu’à vn million d’or de reuenu, par vne particuliere commiſſion, & preéminence de leur office.