Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 94.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 334-337).




Des fondateurs des quatre premieres villes de la Chine, & de quelques choſes fort remarquables touchant la grande ville de Pequin.


Chapitre XCIV.



La meſme Hiſtoire de la Chine raconte, qu’apres que la pauure Nancaa fut deſcenduë à terre auec tous les ſiens, qu’au bout de cinq iours elle leur fiſt preſter ſerment, qu’ils recognoiſtroient ſont aiſné pour leur Prince legitime, pour mieux ſe mettre à couuert de quelques apprehenſions qu’elle auoit touſiours euës & treuuer quelque allegement à tant de trauaux qu’elle auoit ſouffert par le paſſé. Or le meſme iour que ce Prince receut le ſerment de fidelité de ce peu de vaſſaux qu’il auoit, il fiſt eſlection du lieu où il vouloit que fuſt baſtie la fortereſſe, enſemble de l’enclos de la muraille. Apres cela, comme on euſt ietté les premiers fondemens, ce qui fût fait auec beaucoup de diligence, il ſortit de ſa tente accompagné de ſa mere par qui tout ſe gouuernoit, enſemble de ſes freres, & de quelques-vns des principaux, auec des veſtemens de feſte ; en cette premiere mõſtre qu’il donna de ſoy aux ſiens, il fiſt porter deuant luy par les plus nobles, vne grande pierre où il auoit fait trauailler auparauant, puis arriué qu’il fût aux fondemens qui eſtoient deſia faits, il porta la main deſſus cette pierre, & s’eſtant mis à genoux, il hauſſa les mains au Ciel, & diſt à tous ceux qui eſtoient là preſens : Mes freres & mes bons amis, ie vous aduiſe que ie donne le nom de Pequin, qui eſt le mien, à cette meſme pierre ſur laquelle ſe doit baſtir cette nouuelle maiſon ; car ie deſire que deſormais elle ſoit ainſi appellée. C’eſt pourquoy ie vous prie tous comme amis, & vous commande comme Roy de ne la point nommer autrement, afin que la memoire en reſte immortelle à ceux qui viendront apres nous iuſqu’à la fin du monde. Par ce moyen il ſera manifeſte à tous, que le troiſieſme iour de la huictieſme Lune de l’année mil ſix cent trente neuf, depuis que le Seigneur de toutes les choſes creées en fait voir à ceux qui viuoient ſur terre, combien il auoit en horreur les pechez des hommes, pour leſquels il noya tout l’Vniuers, des eaux qu’il fiſt tomber du Ciel pour ſatisfaire à ſa diuine Iuſtice. Il leur fera, diſ-je, manifeſté que c’eſt le nouueau Prince Pequin qui a baſty cette fortereſſe, à qui il a donné ſon nom. Ainſi conformément à la Prophetie que l’enfant mort nous en a donnée, il ſera publié partout par la voix des peuples eſtrangers, de quelle façon il faut craindre le Seigneur, & luy rendre des ſacrifices qui luy ſoient agreables & iuſtes. Voila ce que diſt le Roy Pequin à ſes vaſſaux, & c’eſt ainſi qu’on le voit encore graué aujourd’huy ſur vn eſcuſſon d’argent, attaché à vne arcade d’vne des principales portes de la ville, appellée Pommicotay, en laquelle pour memoire de cette Prophetie, il y a d’ordinaire vne garde de quarante hallebardiers auec leur Capitaine, là où en toutes les autres il n’y en a que quatre ſeulement, qui ſont obligez de rendre compte de ceux qui entrent dans la ville & qui en ſortent à chaque iour ; & parce que les Hiſtoires font foy que ce fut au troiſieſme du mois d’Aouſt, que ce nouueau Roy ietta le premier fondement de cette ville ; à ce meſme iour les Roys de la Chine ont accouſtumé de ſe faire voir au peuple, ce qu’ils font auec tant de grandeur & de majeſté, qu’il faut que i’aduouë qu’il me ſeroit impoſſible d’en pouuoir raconter la moindre partie, tant s’en faut que i’en puiſſe deſcrire le tout. Or à cauſe des paroles que diſt ce premier Roy, que les Chinois tiennent pour vne Prophetie infaillible, ſes deſcendans en apprehendant ſi fort l’euenement, que par vne Loy qu’ils ont faite exprés, il eſt defendu ſur de grandes peines, de ne receuoir en ce Royaume que des Ambaſſadeurs & des eſclaues, mais point d’autres eſtrangers. C’eſt auſſi pour cela que lors qu’il y en arriue quelques-vns, ils les banniſſent auſſi tost d’vn lieu à l’autre, ſans leur permettre de s’eſtablir en aucune part, comme ils le pratiquerent enuers moy & enuers mes huict compagnons. Voila donc comme de cette meſme façon que i’ay ſuccinctement racontée, fut fondé & peuplé cet Empire de la Chine, par le moyen de ce Prince appellé Pequin, fils de Nancaa, & l’aiſné de ces trois freres. Quant aux autres deux qui s’appelloient Pacan & Nacau, ils fonderent depuis les autres villes, & leur donnerent de meſme leurs propres noms. L’on tient auſſi que leur mere Nancaa fonda la ville de Nanquin, qui priſt d’elle le nom qu’elle porte encore auiourd’huy, & qui eſt la ſeconde de cette grande Monarchie. Les Hiſtoires font foy, que depuis le temps de ce premier fondateur, cet Empire de la Chine s’augmenta touſiours d’vn Roy à l’autre par vne iuſte ſucceſſion iuſqu’à vn certain aage, qui ſelon noſtre ſuputation fut en l’année du Seigneur mil cent treize ; & tient-on que depuis ce temps là, cette ville de Pequin, fut aſſaillie par ſes ennemis, qui s’y donnerent vne entrée, & la demolirent vingt-ſix fois. Mais comme elle eſtoit deſia grandement peuplée, & ces Roys fort riches, l’on dit que le Roy qui regnoit alors appellé Xixipan, y fiſt vn enclos en vingt trois ans tel qu’on le voit aujourd’huy, & que depuis vn autre Roy nommé Iumbileytay, ſon petit fils, en fiſt vn autre huictante-deux ans apres, tellement que tous les deux enſemble auoient de circuit ſoixante lieues, à ſçauoir trente chacun, dix de longueur, & cinq de largeur. Or il eſt tres-euident, & ie l’ay leu pluſieurs fois, que chacun de ces enclos ou murailles, à mille & ſoixãte bouleuards tous ronds, enſemble deux cens & quarante tours, extremément belles, fortes, larges, & hautes, auecque leurs chapiteaux de diuerſes couleurs, qui en rendent la veue fort agreable. Là ſe voyoient par tout ſur des globes des Lyons dorez, armes des Roys de la Chine, par où il veut donner à entendre, Qu’il eſt le Lyon couronné au Throſne du Monde. Hors de ce dernier enclos ſe voit à l’entour vn fort grand foſſé, où il y a plus de dix braſſe de fonds & quarante de large, où ſe tiennent ordinairement pluſieurs barques & batteaux de rame, couuers par le haut comme ſi c’eſtoient des maiſons, & là ſe vendent toutes les choſes qu’on pourroit s’imaginer, tant prouiſions, qu’autres marchandises de toutes ſortes. Cette ville à ce que les Chinois nous ont affirmé, à plus de trois cens & ſoixante portes, en chacune deſquelles, comme i’ay dit cy-deuant, il y a touſiours quatre hallebardiers qui ſont obligez de rendre compte de tous ceux qui vont & viennent de iour en iour. Il y a pareillement certaines Chambres où la ville depute exprés des Anchacys & Officiers de Iuſtice, & où l’on a accouſtumé de porter encore les petits enfans qui s’eſgarent parmy la ville, afin que les peres qui les ont perdus les aillent chercher en ce lieu. Ie remets à parler ailleurs plus amplement des magnificences & des grandeurs de cette belle ville, pour ce que i’en ay dit maintement à la haſte comme en paſſant, n’a eſté que pour faire vne briefue relation de l’origine de cet Empire, & du premier qui fonda la ville de Pequin, qui ſe peut nommer veritablement & auec raiſon, la capitale de toutes celles du monde, qui touche la grandeur, la police, l’abondance, les richeſſes, & toutes les autres choſes que les hommes ſe peuuent imaginer. Ce que i’ay fait encore pour rendre compte de la fondation & de l’origine de la ſeconde ville de ce grand Empire, qui est celle de Nanquin, & des autres deux de Pacan & Nacau, dont i’ay parlé cy-deuant, & de qui les fondateurs ſont enſeuelis en des Temples fort magnifiques & riches, & en des tombeaux d’Albaſtre verd & blanc, tous garnis d’or, dreſſez ſur des Lyons d’argent, auec quantité de lampes tout à l’entour, & de caſſelettes pleines de diuerſes ſortes de parfums.