Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 92.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 327-331).


De l’origine & du fondement de cét Empire de la Chine, enſemble d’où ſont venus les premiers qui l’ont peuplé.


Chapitre XCII.



Apres noſtre partement de la ville de Sampitay, nous continuaſme noſtre route par la riuiere de Batanpina, iuſqu’à vn lieu qui ſe nommoit Lequinpau, peuplé de dix ou douze mille feux, & grandement bien baſty, du moins nous le iugions ainſi par les apparences ; ioint qu’il eſtoit enclos de bonnes murailles, auec leurs coridors à l’entour. Là tout aupres ſe voyoit au dehors vne maiſon fort longue, ayant au dedans de chaque coſté trente fourneaux, où l’on fondoit quantité d’argent qu’on y apportoit par charettes, d’vne montagne qui eſtoit à cinq lieuës de là, nommée Tuxenguim. Les Chinois nous aſſeurerent qu’en cette maniere trauailloient continuellement plus de mille hommes à tirer l’argent, & que le Roy de la Chine en auoit de reuenu tous les ans enuiron cinq mille Picos. Sur quoy nous furent racontées pluſieurs autre particularitez fort curieuſes que ie n’eſcris point icy pour euiter la prolixité. Nous partiſmes de ce lieu preſqu’à Soleil couché, & arriuaſmes le lendemain ſur le ſoir entre deux petites villes, tant ſeulement eſloignées d’enſemble d’vn quart de lieuë, qui eſt la largeur de la riuiere. L’vne ſe nommoit Pacano, l’autre Nacau ; & encore que toutes deux fuſſent petites, elles eſtoient neantmoins fort belles & bien murées d’vne belle grande pierre de taille, ioinct qu’il y auoit force Temples qu’ils nomment Pagodes, tous dorez auec quantité d’inuentions de clochers, & de giroüettes fort riches & de grande deſpence ; choſe aſſez belle & agreable à voir. Auſſi me ſemble t’il n’eſtre pas hors de propos de rapporter en ce lieu ce qu’on nous y raconta de ces deux villes, & que i’oüy dire depuis, afin qu’on ſçache par là l’origine & le fondement de cet Empire de la Chine, dequoy les anciens Eſcriuains n’ont rendu aucune raiſon iuſqu’à maintenant. Il eſt eſcrit en la premiere Chronique des huictante qui ont eſté faites des Roys de la Chine, chapitre treizieſme, comme ie l’ay ouy dire pluſieurs fois. Que ſix cent trente-neuf ans apres le deluge il y eut vn païs qui s’appelloit alors Guantipocau, lequel, à ce qu’on en peut iuger par la hauteur du climat où il eſt ſitué, doit eſtre à ſoixante deux degrez du coſté du Nord, & aboutit derriere noſtre Allemagne. En ce païs viuoit en ce temps là vn Prince appellé Turbano, de qui les terres n’eſtoient pas de grande eſtenduë. L’on dit de luy qu’eſtant ieune garçon il eut trois enfans d’vne femme nommée Nancaa, pour qui il auoit vne extreme affection, bien que la Royne ſa mere, qui eſtoit vefue en fuſt grandement deſplaiſante. Ce Roy eſtant ſollicité de ſe marier par les principaux de ſon Eſtat, s’en excuſoit touſiours, alleguant pour cet effect quelques raiſons que les ſiens ne prenoient point pour eſtre valables. Au contraire incités plus fort par ſa Mere ils s’obſtinerent en leur pourſuitte, & le preſſerent iuſqu’à ce poinct, que luy s’en excuſant donna bien à cognoiſtre qu’il ne penſoit à rien moins qu’à cela. Auſſi toute ſon intention eſtoit de legitimer ſon fils aiſné, qu’il auoit eu de Nancaa, & de luy laiſſer ſon Royaume meſme, ce qui fut cauſe qu’il ſe mit depuis en religion dans vn Temple appellé Giſon ; qui ſemble auoir eſté l’Idole d’vne certaine ſecte que les Romains ont euë en leur temps, & qui eſt encore à preſent en cet Empire de la Chine, du Iappon, de Cauchenchina, de Cambaio, & de Siam ; dequoy i’ay veu pluſieurs Temples en ce païs. Cependant ce Prince ayant declaré que c’eſtoit là ſa derniere volonté, la Royne ſa mere qui eſtoit vefue pour lors, & aagée de cinquante ans, n’y voulut point conſentir, diſant, que puis qu’il eſtoit ainſi que ſon fils vouloit mourir en cette Religion dont il auoit fait profeſſion, & laiſſer le Royaume ſans heritier legitime, elle eſtoit d’auis de remedier à ce deſordre. Comme en effet elle ſe maria tout incontinent à vn ſien Preſtre appellé Silau, aagé de vingt-ſix ans, & le fit proclamer Roy bien que pluſieurs s’y oppoſaſſent. Cela ne fut pas ſi toſt fait que Turbano en eut aduis, & ſçachant que la Royne ſa mere ne s’eſtoit portée à cela que pour fruſtrer ſon fils de l’heritage qu’il luy vouloit donner, & l’exclore de ſon teſtament, il ſortit hors de Religion auec deſſein de reprendre poſſeſſion de ce qu’il auoit laiſſé ; à quoy il employa toute force de trauail diligence. Sur ces entrefaites la Royne, mere du Prince, & Silau auec qui elle eſtoit nouuellement mariée, apprehendants que ſi cette affaire alloit plus auant, elle ne fuſt cauſe de la mort de tous deux, aſſemblerent ſecrettement quelques vns de ceux qui eſtoient de leur party, qui furent, à ce que l’on tient, iuſques au nombre de trente hommes de cheual, & quatre vingts de pied. Auec ces forces ils s’en allerent vne nuict dans la maiſon où eſtoit Turbano, & le tuerent auec les ſiens. Toutesfois Nancaa ſe ſauua auec ſes trois fils, & accompagnée de quelques ſiens domeſtiques s’embarqua dans vne Lanteaa de rame, qui est vn petit vaiſſeau dans lequel elle fiſt en ſorte de ſe ſauuer à val la riuiere, en vn lieu qui eſtoit à ſeptante lieuës de là, où elle priſt terre auec ce peu de gens qui l’accompagnoient. Là meſme aſſiſtée de quelques autres qu’elle aſſembla depuis, elle ſe fortifia dans vne petite Iſle qui eſtoit au milieu de la riuiere, & qu’elle appella Pilauneie, qui ſignifie, Retraitte des pauures, en intention d’y acheuer le reſte de ſes iours à cultiuer la terre, & de s’y nourrir du trauail des ſiens, pource que, comme il eſt rapporté dans le meſme Chapitre, ce lieu n’eſtoit encore habité d’aucunes perſonnes. Or d’autant qu’il y auoit deſia cinq ans qu’elle viuoit en vn eſtat ſi miſerable & ſi pauure, le Tyran Silau, que le peuple n’aymoit du tout point, apprehendant que les trois ieunes Princes venans à eſtre grands, ne le debuſquaſſent de ce qu’il auoit iniuſtement vſurpé sur eux, ou du moins qu’ils ne l’inquietaſſent par des deſordres & des leuées de gens de guerre, à cauſe du droit qu’ils pretendroient auoir au Royaume, l’on tient qu’il enuoya en queſte apres eux vne flotte de trente Iengas de rames, où, à ce que l’on dit, il y auoit mil & ſix cens hommes. Durant que cela ſe paſſoit, Nancaa eut aduis des grandes forces qui s’en venoient fondre sur elle ; S’eſtant conſeillée à meſme temps touchant ce qu’elle auoit à faire, il fut reſolu de ne l’attendre en aucune façon que ce fuſt, pource que ſes fils eſtoient encore enfans, elle vne foible femme, ſes hommes en petit nombre, ſans armes, & dépourueus de tout ce qui leur eſtoit neceſſaire pour ſe defendre contre vn grand nombre d’ennemis ſi bien équippez. Ayant donc fait la reueuë de ſes gens, il ſe treuua qu’elle n’en auoit que mille & trois cent, deſquels ſeulement cinq cent eſtoient hommes, & tout le reste femmes & enfans, pour laquelle quantité de gens dans toute la riuiere il n’y auoit que trois petites Lanteaas, & vne Iangaa, où il ne pouuoit entrer que cent perſonnes. Alors Nancaa recognût bien que les vaiſſeaux n’eſtoient pas capables de porter tous les gens qu’elle auoit auec elle, & penſant au remede qu’elle pouuoit treuuer contre, en vne ſi grande neceſſité, l’Hiſtoire dit qu’elle tint encore vne fois conſeil, & que declarant publiquemẽt aux ſiens l’extréme crainte qu’elle auoit, elle leur demanda derechef ce qui leur en ſembloit ; mais qu’ils s’en excuſerent alors, diſant Qu’à n’en point mentir ils recognoiſſoient n’auoir point le iugement aſſez bon pour ſe reſoudre en peu de temps ſur ce qu’elle demandoit ; ce qui fut cauſe que ſelon leur ancienne couſtume les ordonnances furent iettées au ſort, afin que celuy à qui il arriueroit de pouuoir parler, diſt librement ce que Dieu luy inſpireroit. Pour cét effet ils prirent trois iours de temps, pendant lesquels à forco de ieunes, de cris & de larmes, ils demanderent tous à haute voix ſecours & faueur au puiſſant Seigneur, en la main duquel eſtoit le certain remede qu’ils pretendoient. Ainſi Nancaa s’eſtant reſoluë auec les ſiens de ſuiure cét aduis, qui pour lors fut treuué le meilleur de tous, elle fiſt publier que ſur peine de la mort, aucune personne n’euſt à manger qu’vne ſeule fois durant trois iours, afin que par cette abſtinence du corps l’eſprit fut porté d’vne plus grande attention enuers Dieu.