Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 91.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 323-327).




De noſtre arriuée en la ville de Sempitay, & de ce qui ſe paſſa entre nous & une femme Chreſtienne que nous y rencontraſmes.


Chapitre XCI.



De ce carrefour que i’ay dit, nous continuaſmes noſtre voyage encore onze iours à mont la riuiere, qui en cet endroit eſt deſia ſi peuplée de citez, villes, villages, bourgs, fortereſſes & chaſteaux, qu’en pluſieurs lieux des vns aux autres il n’y a pas plus de diſtãce que de la portée dvne harquebuze, & ainſi tout autant de terre que nous pouuions deſcouurir eſtoit pleine de maiſons de plaiſance, & de temples dont les clochers eſtoiẽt tous dorez ; ce qui parût vne choſe grandement magnifique à nos yeux, & dont nous demeuraſmes tous eſtonnez. De cette façon nous arriuaſmes à vne ville nommée Sempitay, & y demeuraſmes cinq iours, à cauſe que la femme du Chifuu qui nous conduiſoit ſe trouuoit mal. Là nous priſmes terre auec ſa permiſſion, & ainſi enchaiſnez comme nous eſtions, nous nous en allaſmes le long des ruës demandant l’aumoſne, que les habitans nous donnerent abondamment. Ceux-cy eſtonnez de voir des gens faits comme nous s’aſſembloient entr’eux par troupes, nous demandans qu’elle ſorte de gens nous eſtions, de quel Royaume, & comme s’appelloit noſtre pays ? A quoy nous reſpondions tous conformément à ce que nous auions dit pluſieurs fois, à ſçauoir que nous eſtions natifs du Royaume de Siam, que nous en allant de Liampoo à Nanquin la fortune nous auoit priuez de nos marchandiſes par vne tourmente ; & qu’au reſte encore qu’ils nous viſſent en ſi pauure équipage, nous ne laiſſions pas d’auoir eſté autresfois fort riches. Là-deſſus vne femme qui eſtoit accouruë comme les autres afin de nous voir, Il y a de l’apparence, dit-elle, en regardant tous ceux d’alentour, que les choſes que les pauures eſtrangers nous diſent icy ſont tres-veritables, auſſi veritablement c’eſt dequoy vous ne deuez pas vous eſtonner puis que cela eſt ſi ordinaire, qu’il arriue le plus ſouuent que ceux qui hantent ſur la mer y font leur tombeau ; c’eſt pourquoy, mes amis, le meilleur & le plus aſſeuré c’eſt d’eſtimer la terre & trauailler ſur terre, puis que c’eſt la matiere dont il a plû à Dieu nous former. Cela dit, elle nous donna deux mazes, qui valent chacun ſix ſols & demy de noſtre monnoye, & nous recommanda de ne plus faire de ſi longs voyages, puiſque Dieu nous auoit fait la vie ſi courte. Cela dit, elle ſe deſboutonna vne manche d’vne juppe de ſatin rouge qu’elle auoit veſtuë, & nous deſcouurant le bras gauche elle nous fiſt voir deſſus vne Croix empreinte, comme la marque d’vn eſclaue. Sur quoy nous regardans fixement, Y a-il quelqu’vn de vous, adiouſta-elle, qui cognoiſſe ce ſigne, qui parmy les gens qui ſuiuent le chemin de la verité s’appelle Croix ? ou bien quelqu’vn de vous l’a-il point ouy nommer ? Nous n’euſmes pas pluſtoſt veu cela que nous miſmes les genoux à terre auec beaucoup de reſpect, & reſpondiſmes, les larmes aux yeux, que nous cognoiſſions bien cela. Sur quoy s’eſtant miſe à crier, & hauſſant les mains au Ciel ; Noſtre pere qui és aux Cieux, dit elle, ton nom ſoit ſanctifié, paroles qu’elle profera en langue Portugaiſe, & pource qu’elle ne ſçauoit pas dauantage de noſtre langue, s’eſtant remiſe à parler Chinois, elle nous pria tres-inſtamment de dire ſi nous eſtions Chreſtiens ? A quoy nous luy reſpondiſmes qu’ouy, & tous ensemble luy prenant le bras où la Croix eſtoit marquée, nous la baiſaſmes ; & pour preuue de cette verité, nous continuaſmes tout le reſte de l’Oraiſon Dominicale qu’elle auoit laiſſé à dire. Alors comme elle eut appris veritablement que nous eſtions Chreſtiens, toute baignée de larmes elle ſe ſepara d’auec ceux qui eſtoient là preſents, & nous diſt ; Venez, Chreſtiens du bout du monde, auec celle qui est voſtre vraye ſœur en la foy de Ieſus-Chriſt, ou poſſible parente de quelqu’vn de vous, du coſté de celuy qui m’a engendré en ce miſerable exil. A meſme temps elle commença de prendre le chemin de ſon logis pour nous y mener, à quoy ne voulurent s’accorder les quatre Hupes qui nous gardoient, diſant qu’il nous deuoit ſuffire de nous en aller demander l’aumoſne par la ville, ainſi que le Chifuu nous l’auoit commandé, où qu’autrement ils nous rameneroient au vaiſſeau. Mais ils ne diſoient cela que pour l’intereſt qu’ils y pretendoient à cauſe qu’il leur venoit la moitié des aumoſnes qu’on nous faiſoit, comme i’ay dit en vn autre endroit, de ſorte qu’ils firent ſemblant tout auſſi-toſt de nous vouloir ramener au nauire ; ce que voyant cette femme, ie vous entends, leur dit-elle, & voy bien que vous ne voulez rien perdre de voſtre droict ; auſſi eſt-il bien raiſonnable, puiſque vous n’auez point d’autres profits que ceux-là. A l’heure meſme elle mit la main à la bourſe, & leur donna deux Taeis d’argent ; dequoy ils demeurerent fort contents. Ainſi auec la permiſſion du Chifuu elle nous mena à ſa maiſon, & nous y retint durant les cinq iours que nous demeuraſmes là, nous faiſant continuellement beaucoup de careſſes & nous y traittant auec beaucoup de charité. Là elle nous monſtra vn oratoire, où elle auoit vne croix de bois doré, enſemble des chandeliers, & vne lampe d’argent. En ſuite de cela elle nous diſt qu’elle ſe nommoit Inez de Leyria, & ſon pere Tomé Pirez, lequel du Royaume de Portugal auoit eſté enuoyé pour Ambaſſadeur vers le Roy de la Chine ; & que pour vne rebellion qu’vn Capitaine Portugais auoit faite à Canten, les Chinois le prenant pour vn eſpion non pour vn Ambaſſadeur, tel qu’il ſe diſoit eſtre, l’auoient arreſté priſonnier, & deux hommes auec luy, d’où il s’eſtoit enſuiuy que par l’ordonnance de la Iuſtice cinq d’entr’eux auoient eu la queſtion, & tant de coups de foüet qu’ils en eſtoient morts à l’inſtant ; que pour le regard des autres ils auoient eſté bannis en diuers lieux, où ils eſtoient morts mangez des poulx ; Que neantmoins il y en auoit vn encore viuant, qui ſe nommoit Vaſco Caluo, natif d’vn lieu de noſtre païs nommé Alcouchete. Ce qu’elle confirmoit auoir ouy dire pluſieurs fois à ſon Pere, non ſans en reſpandre des larmes à chaque fois qu’il en parloit ; Qu’au demeurant ſon pere ayant eſté banny en ce lieu, il s’y eſtoit marié auec ſa mere qui pour lors auoit quelque peu de bien, & l’auoit faite Chreſtienne, dont l’vn & l’autre auoit touſjours veſcu fort Chreſtiennement par l’eſpace de vingt-ſept ans, qu’ils auoient eſté enſemble, conuertiſſant pluſieurs Gentils à la foy de Ieſus Chriſt, dont il y en auoit encore plus de trois cent dans la ville qui s’aſſembloient tous les Dimanches dans ſa maiſon pour y faire le Catechiſme ; ſur quoy luy ayant demandé quelles eſtoient leurs prieres accouſtumées, elle reſpondit qu’ils n’en faiſoient point d’autres ſinon que toute l’aſſemblée ſe mettoit à genoux deuant la croix, leuant les yeux & les mains vers le Ciel, & diſant : Seigneur Ieſus-Chriſt, comme il eſt veritable que tu es le vray fils de Dieu, conceu parle S. Eſprit au ventre de la vierge Marie, pour le ſalut des pecheurs, ainſi pardonne nous nos offences, afin que nous meritions de voir ta face en la gloire de ton Royaume où tu es aßis à la dextre du Tres haut. Noſtre pere qui es aux Cieux, ſanctifié ſoit ton nom ; Au nom du Pere, & du Fils, & du S. Eſprit, Amen. Et tous baiſans la croix ainſi s’embraſſoient les vns les autres, & apres cela s’en retournoient chacun chez ſoy. En ſuite de cela elle nous dit ; que de cette façon ils viuoient tous dans vne conformité d’amitié mutuelle ſans que la haine euſt place entr’eux en aucune façon que ce fuſt. A ces choſes elle adjouſta, que ſon pere luy auoit laiſſé pluſieurs autres Oraiſons par eſcrit, que les Chinois luy auoient deſrobées, tellement qu’il ne luy eſtoit reſté autre chose, à ſçauoir, que ce qu’elle nous auoit dit. A ces paroles nous reſpondiſmes, que ce que nous luy auions ouy dire eſtoit fort bon, mais qu’auparauant que partir nous luy laiſſerions pluſieurs autres Oraiſons tres-belles & fort ſalutaires ; faites-le donc, nous reſpondit-elle, pour le reſpect que vous deuez à vn Dieu ſi bon que le voſtre, & qui a tant fait de choſe pour vous, pour moy, & pour tous generalement. Alors nous ayant fait couurir vne table, elle nous donna à diſné fort abondamment, & en fiſt de meſme durant les cinq iours que nous demeuraſmes dans ſa maiſon. Ce que le Chifuu nous permiſt en conſideration d’vn bon preſent que cette Dame enuoya à ſa femme, qu’elle pria tres-inſtamment de faire en ſorte auec ſon mary qu’il nous traittaſt bien, pource que nous eſtions hommes deſquels Dieu auoit vn ſoing particulier, choſe que la femme du Chifuu promit de faire aucc beaucoup de paroles de remerciement & de courtoiſie pour le preſent qu’elle auoit receu. Cependant durant les cinq iours que nous fuſmes en ſa maiſon par ſept diuerſes fois nous fiſmes le Catechiſme aux Chreſtiens, dont ils furent tous grandement encouragez, meſme Chriſtofle Boralhe leur fiſt vn petit liuret en lettre Chinoiſe dans lequel il leur laiſſa par eſcript le Pater noſter, l’Aue Maria, le Credo, le Salue Regina, les Commandemens de Dieu, & pluſieurs autres Oraiſons fort bonnes. Apres ces choſes nous priſmes congé des Chreſtiens & d’Inez de Leyria, de qui l’on ne pouuoit mettre en doute que ce ne fuſt vne vraye Chreſtienne ſelon ce que nous en pûſmes iuger par les coniectures, durant ce peu de temps que nous fuſmes en ſa maison. Ces Chreſtiens nous donnerent cinquante Taeis d’aumoſnes, qui depuis nous ſeruirent bien pour remedier à beaucoup d’incommoditez que nous euſmes, comme ie diray cy-apres ; ioint que cette meſme Inez de Leyria nous donna en cachette autres cinquante Taeis, nous priant fort humblement de nous ſouuenir d’elle en nos prieres addreſſées à noſtre Seigneur, puiſque nous voyons ayſément combien grand beſoin elle en auoit.