Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 87.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 306-308).




Comme nous fuſmes renuoyez appellans en la ville de Pequin.


Chapitre LXXXVII.



Apres que nous euſmes paſſé toutes les aduerſitez, & tous les trauaux dont i’ay parlé cy-deuãt, nous nous embarquaſmes en la compagnie d’autres trente ou quarante priſonniers, qui eſtoient comme nous rẽuoyez de cette Chambre de Iuſtice, à cette autre ſouueraine par voye d’appel, pour y eſtre ou abſous, ou condamnez à mort, ſelon le crime par eux commis, & les peines qu’ils meritoient. Or vn iour auparauant noſtre partement, comme nous fuſmes embarquez dans vne Lanteaa, & attachez 3 à 3 à vne chaiſne fort longue qui nous eſtreignoit de tous coſtez ; ces deux Procureurs des pauures y arriuerent, & nous pouruoyant premierement de out ce qui nous faiſoit beſoin, comme de veſtemens & de viures, nous demanderẽt s’il nous falloit quelque choſe pour noſtre voyage ? A quoy ayant fait reſponſe, que Dieu ſçauoit bien comme quoy nous eſtions deſpourueus de tout, & que ſi nous ne leur auions point dit encore les grandes miſeres que nous endurions, ce n’auoit eſté que pour les prier alors de conuertir toute l’aumoſne qu’ils auoient à nous faire en vne lettre de faueur, qui s’addreſſaſt aux Officiers de cette ſainte Confrairie de la ville de Pequin, afin que cela les obligeaſt à vouloir maintenir noſtre bon droit, à cauſe (comme ils le ſçauoient tres-bien) que nous ne pouuions manquer d’eſtre abandonnez par tout ce pays, d’autant qu’il n’y auoit perſonne qui ſceuſt noſtre nom. Les deux Procureurs nous oyans parler de cette ſorte, Ne dites point cela, nous reſpondirent-ils, car bien que voſtre ignorance vous deſcharge enuers Dieu, ſi eſt-ce que vous ne laiſſez pas de commettre vn grand peché, pour ce que plus vous ſerez abbatus dans le monde pour eſtre pauures, & plus vous ſerez eſleuez deuant les yeux de ſa diuine Majeſté, ſi vous prenez, en patience la peine à laquelle la chair s’oppoſe touſiours, comme reueſche qu’elle eſt & inſupportable. Car comme l’oyſeau ne peut voler ſans ſes aiſles, ainſi l’ame ne peut mediter ſans les œuures. Pour le regard de la lettre que vous nous demandez, nous vous la donnerons tres-volontiers, attendu qu’elle vous ſera grandement neceſſaire, afin que la faueur des gens de bien ne vous manque point au beſoin. Là deſſus ils nous donnerent vn ſac plein de riz, enſemble quatre Taeis en argent, & vne couuerture pour nous couurir ; puis nous ayant grandement recõmandez au Chifuu, qui eſtoit l’Officier de Iuſtice qui nous conduiſoit, ils prirent congé de nous en termes pleins de courtoiſie, & s’en retournerent à l’infirmerie de la priſon, dont i’ay parlé cy-deuant, où il y auoit plus de trois cent malades, voila ce qui nous arriua ce iour là : le lendemain ſi toſt qu’il fut iour ils nous enuoyerent la lettre que nous leur auions demandée, ou ſe voyoient trois cachets de cire verte, les paroles en eſtoiẽt telles, Seruiteurs de ce haut Seigneur, miroüer reſplandiſſant d’vne lumiere incrée, deuant qui nos merites ne ſont rien à comparaiſon des ſiens, nous les moindres ſeruiteurs de cette ſainte Maiſon de Tauhinarel, fondée en faueur de la cinquieſme priſon de Nanquin, auec de veritables paroles du reſpect que nous vous deuons, nous faiſons ſçauoir à vos tres-humbles perſonnes, que ces neuf eſtrãgers qui vous rendront cette lettre, ſont des hommes d’vn pays & d’vne terre forte eſloignée, dont les corps & les liens ont eſté ſi impitoyablement & ſi cruellement traitez par la faueur de la mer, que ſuiuant leur rapport de nonante-cinq qu’ils eſtoient, eux ſeuls ont eſchappé du naufrage, la tempeſte & la tourmente les ayant iettez, ſur le bort des Iſles de Tautaa, en la coſte de l’enſe de Sumbor, & de Fanjus. Ainſi, tous ſanglans qu’ils eſtoient, & couuerts de playes comme nous l’auons veu de nos propres yeux, mendians leur vie d’vn lieu à l’autre a ceux que la charité obligeoit de leur donner quelque choſe, comme c’eſt la couſtume des gens de bien. Mais cependant le malheur voulut pour eux, que ſans aucune ſorte de Iuſtice ny de raiſon ils furent pris par le Chumbin de Taypor, & enuoyez à cette cinquieſme priſon de Fanjau, où d’abord ils furent condamnez à auoir le foüet, ce qui fut incontinent executé par les miniſtres du bras courroucé, comme il ſe peut voir par le rapport qui en a eſté fait en leur procés. Mais depuis comme par vne cruauté deſreglée on leur a voulu couper les deux poulces ils ont eu recours à leur larmes, & en faueur de ce ſouuerain Seigneur au ſeruice duquel nous ſommes employez, ils nous ont prié de leur eſtre ſecourables. A quoy voulant remedier incontinent, les voyant reduits à vne ſi grande neceßité, nous auons là deſſus formé noſtre plainte par vne requeſte, à laquelle il a eſté reſpondu en la Chambre du Lyon couronné, Que la miſericorde n’auoit point de lieu où la Iuſtice perdoit ſon nom. C’eſt pourquoy pouſſez d’vn vray zele à l’honneur de Dieu, nous auons derechef eu recours à la Chambre des vingt-quatre de ceux de l’auſtere vie ; leſquels portez d’vne ſainte deuotion ſe ſont incontinent aſſemblez au ſon d’vne cloche, en la ſainte-maiſon du remede des pauures ; & pour l’extréme deſir qu’ils ont teſmoigné auoir de ſecourir ceux-cy, ils ont maudit toute la grande Chambre & tous les Iuges Criminels, afin que cette premiere rigueur n’euſt aucun pouuoir ſur le ſang de ces malheureux : Comme en effect le ſuccés en a eſté conforme à la miſericorde d’vn ſi grand Dieu. Car ces derniers Iuges reuoquans la premiere ſentence des autres, ont renuoyé la cauſe en cette ville de Pequin, auec amendement en la ſeconde inſtance, comme vous pouuez voir par la procedure qui en a eſté faite. A cauſe dequoy, Meßieurs & humbles freres, nous vous prions tous au nom de Dieu de leur eſtre fauorable, & les aßiſter de ce que vous iugerez leur eſtre neceſſaire, afin qu’ils ne periſſent point dans leur bõ droit ; ce qui ſeroit vn grand peché, & vne eternelle infamie à tous nous autres qui vous ſupplions derechef les ayder de vos aumoſnes, & leur donner dequoy couurir leur nudité, afin qu’ils ne meurent point à faute d’aßiſtance. Si vous le faites außi, ils ne faut point douter qu’vne œuure ſi ſainte que vous ferez pour l’amour d’eux, ne ſoit agreable à ce haut Seigneur, deuant qui les pauures de la terre, prient ſans ceſſe, & ſont ouys au plus haut de tous les Cieux, cõme nous le tenons par vn article de foy ; en laquelle terre, plaiſe à ce diuin Seigneur pour qui nous faiſons cecy, nous maintenir iuſques à la mort, & nous rendre dignes de ſa preſence en la maiſon du Soleil, où il eſt aßis auec tous les ſiens. Eſcrire en la Chambre du zele de l’honneur de Dieu, le 9. iour de la 7 Lune, l’an 15 du ſiege & ſceptre du Lyon couronné au Throſne du Monde.