Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 86.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 302-305).




De la charité auec laquelle nous fuſmes traitez en cette priſon, & du ſurplus qui nous y arriua.


Chapitre LXXXVI.



Apres que l’on nous eut foüettez de la façon que ie vous viens de dire, nous fuſmes conduits dans vne grande chambre qu’il y auoit dans la priſon en façon d’infirmerie, où eſtoient couchez pluſieurs malades & bleſſez, les vns ſur des licts, & les autres emmy la place. Là nous fuſmes panſez incontinent auec quantité de drogues, de lauements, de reſtringents, & de poudres que l’on mit pardeſſus nos playes ; par où fut vn peu allegée la douleur que nous ſentions des coups de foüet. A quoy s’employoient des hommes fort honorables, tels que peuuent eſtre en Portugal parmy nous les Confreres de la Miſericorde qui ſeruent charitablement & pour l’honneur de Dieu ceux qui ſont malades, & les pouruoyent liberalement de ce qui leur eſt neceſſaire. Comme il y auoit deſia vnze iours que l’on nous panſoit, nous commencions de nous trouuer vn peu mieux, mais ſur le point que nous regrettiõs noſtre mauuaiſe fortune en ce qu’on nous auoit condamnez rigoureuſement à auoir les poulces couppez, il plût à Dieu qu’vn matin, lors que nous ne penſions à rien moins, nous viſmes entrer dans l’infirmerie deux hommes de bonne mine, veſtus de longues robbes de ſatin violet, & qui portoient en main des verges blanches en façon de ſceptres. A l’abord de ceux-cy tous les malades qui eſtoient dans la chambre s’eſcrierent, Pitau Hinacur Macuto Cheudoo, c’eſt à dire, que les Miniſtres des œuures de Dieu viennent auec luy ; à quoy ils reſpondirent hauſſant leurs verges ; plaiſe à Dieu vous donner patience en vos trauaux & vos aduerſitez. Alors s’eſtant mis à donner des habillemens & de l’argent à ceux qui eſtoient les plus proches d’eux, ils s’en vindrent iuſques à nous ; & apres nous auoir ſalüez fort courtoiſement auec demonſtration d’eſtre touchez de nos larmes, ils nous demanderent qui nous eſtions, & dequel païs, enſemble pourquoy l’on nous retenoit là priſonniers. A quoy nous fiſmes reſponſe en pleurant, que nous eſtions eſtrangers, natifs du Royaume de Siam, & d’vne contrée qui s’appelloit Malaca. Qu’au demeurant, comme nous eſtions marchands, & aſſez bien pourueus des commoditez du monde, nous eſtans embarquez auec nos marchandiſes en intention de gagner le port de Liampoo, nous auions fait naufrage vis à vis des Iſles de Lamau, & perdu là tout noſtre bien ſans ſauuer autre choſe que nos miſerables perſonnes en l’équipage qu’ils nous voyoient. En ſuite de cela nous adiouſtaſmes qu’ainſi maltraittez de la fortune, eſtant arriuez à la ville de Taypor le Chumbim de la Iuſtice nous auoit pris ſans aucun ſujet, nous faiſant acroire que nous eſtions des voleurs & des vagabõds, qui pour fuïr le trauail nous en allions gueuzant de porte en porte, entretenant noſtre faineantiſe des aumoſnes qui nous eſtoient données iniuſtement ; dequoy le Chumbim ayant fait des informations à ſa volonté, comme eſtant Iuge & partie, il nous auoit mis aux fers dans la priſon où depuis quarante-deux iours nous endurions beaucoup de faim & des trauaux incroyables, ſans qu’il ſe trouuaſt perſonne qui nous vouluſt oüir en nos iuſtifications ; tant pour n’auoir dequoy faire des preſens pour maintenir noſtre droit, que pour ne ſçauoir parler la langue du païs. Pour concluſion nous leur diſmes, que cependant ſans aucune connoiſſance de cauſe, l’on nous auoit condamnez au foüet, & meſme à auoir les poulces coupez, comme des larrons ; de ſorte que nous en auions deſia eſprouué la premiere peine, auec tant de rigueur & de cruauté que les marques n’en paroiſſoient que trop viſibles ſur nos miſerables corps ; & qu’ainſi nous les coniurions par la charge qu’ils auoient de ſeruir Dieu en aſſiſtant les pauures affligez, de ne nous abandonner à ce beſoin, puis que noſtre extreme pauureté nous rendoit odieux à tout le monde, & nous expoſoit à ſouffrir quantité d’affronts. Ces deux hommes nous ayant eſcoutez attentiuement demeurerent tous penſifs & tous eſtonnez des paroles que nous leur diſmes. A la fin hauſſant vers le Ciel leurs yeux tous baignez de larmes, & mettant leurs genoux à terre, O puiſſant Seigneur, dirent-ils, qui preſidez aux lieux tres-hauts, & de qui la patience eſt incomprehenſible, benit ſoyez-vous à iamais, puiſque vous auez agreable que les plaintes & les regrets des miſerables neceſſiteux paruiennent iuſques à vous, afin que les grandes offenſes que commettent contre voſtre diuine bonté les Miniſtres de la Iuſtice ne demeurent point impunies : auſſi eſperons-nous que par voſtre ſaincte loy ils ſeront chaſtiez toſt ou tard. Ils s’informerent alors de ceux qui eſtoient autour de nous des choſes que nous leur auions dites, & enuoyerent incontinent querir le Greffier, qui auoit en main la ſentence. Ils luy commanderent d’abord, que ſous peine d’vne grande punition, il euſt à apporter toutes les procedures qui auoient eſté faites contre nous : luy ne manqua point de venir à meſme temps ; & de leur raconter au long tout ce qui s’eſtoit paſſé, enſemble le premier ſujet de cette affaire. Ce qui fit que les deux Officiers voyant qu’il n’y auoit plus de remede au foüet que nous auions deſia ſouffert, preſenterent requeſte à l’inſtant pardeuant le Chaem, à laquelle il fut reſpondu de cette ſorte par vne dépeſche du Parlement. La miſericorde n’a point de lieu où la Iuſtice perd ſon nom. Cela eſtant, l’on ne peut accorder le contenu de voſtre demande, laquelle requeſte eſtoit ſignée en bas par le Chaem, & par huict Comchacis, qui ſont comme Iuges criminels. Ce mauuais proceder eſtonna grandement ces deux Procureurs des pauures, ainſi nommez à cauſe de leur office ; de maniere que pouſſez d’vn extreme deſir de nous tirer de cette peine, ils firent incontinent vne autre requeſte qu’ils adreſſerent à la ſouueraine Chambre de Iuſtice dont i’ay parlé au Chapitre precedent, où eſtoient Iuges les Religieux Menigrepos & Talegrepos, aſſemblée qui s’appelle en leur langue Xinfau nicar pitau ; ce qui ſignifie, le ſouffle du Créateur de toutes choſes. En cette requeſte confeſſant comme pecheurs ce dequoy l’on nous accuſoit nous auions recours à la miſericorde. Comme en effet nous en tiraſmes de la ſatisfaction, car la requeſte fut incontinent preſentée à ceux qui preſidoient dans cette chambre qui eſtoient vingt-quatre Talagrepos, hommes religieux tels que les Capucins parmy nous, & de grand credit, tant à l’endroit du Roy que du peuple. Auſſi ont-ils d’ordinaire vne absoluë iuriſdiction ſur les differents des pauures, & de ceux qui ne ſont capables de ſouſtenir l’effort des meſchants qui plaident contre eux. Si toſt que la requeſte leur fut preſentée, ils s’aſſemblerent au ſon d’vne cloche, & virent le procez d’vn bout à l’autre, de maniere qu’ayant pris garde que noſtre bon droit s’en alloit perdu à faute de ſecours, ils deſpecherent incontinent deux de leur Chambre, leſquels auec vn exprez mandement où les ſeaux eſtoient attachez, s’en allerent faire deffence au Parlement de Chaem de connoiſtre de cette cauſe, qu’ils euoquerent pardeuant eux ; Inhibition que le Parlement tint pour valable par des lettres patentes portans ces mots ; Nous aſſemblez en cette Chambre de Iuſtice du Lyon couronné au Throſne du Monde, ayant veu la requeſte preſentée aux vingt-quatre Iuges de la vie auſtere, conſentons que ces neuf Eſtrangers ſoient renuoyez par appel au ſiege de l’Aytau des Aytaus en la ville de Pequin, afin que par voye de miſericorde l’on ait à moderer à leur faueur la ſentence donnée contre eux. Fait le ſeptieſme iour de la quatrieſme Lune, l’an vingt-troiſieſme du regne du fils du Soleil. Auquel conſentement le Chaem auoit ſigné auec huit Cõchalins de la Chãbre Criminelle, qui en ſont comme Conſeillers. Ces lettres nous furent à meſme temps apportées par les deux Procureurs des pauures, qui s’eſtoient chargez volontairement de ſes affaire, ſi bien que les ayant priſes de leur main, nous leur diſmes que nous prions Dieu de leur rendre ce qu’ils nous faiſoient pour l’amour de luy. Sur quoy nous regardant d’vn œil de pitié. Vueille, nous reſpondirent-ils, ſa bonté celeſte vous guider en la connoiſſance de ſes œuures, afin qu’en icelle vous puiſſiez auec patience recueillir le fruit de vos trauaux, comme ceux qui apprehendent d’offenſer ſon ſainct Nom.