Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 72.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 253-256).


Continuation de ce qui arriua à Antonio de Faria, iuſqu’à ce qu’il euſt gagné la riuiere de Paatebenam, & de la reſolution qu’il y priſt touchant ſon voyage.


Chapitre LXXII.



Apres que nous fuſmes partis de ce havre nous fiſmes voile le long de la coſte plus de treize iours durant, touſiours à veuë de terre ; & arriuaſmes en fin en vn port nommé Buxipalem, à quarante neuf degrez de hauteur. Nous trouuaſmes ce climat vn peu plus froid que les autres, & y viſmes vne infinité de poiſſons & de ſerpens de ſi eſtranges formes que ie n’en puis parler ſans effroy. Dequoy le Similau dit à Antonio de Faria des choſes du tout incroyables, tant de ce qu’il y auoit veu, pour s’y eſtre autrefois trouué, comme de ce qu’on y auoit ouy ſouuent de nuit, pricipalemẽt aux pleines lunes des mois de Nouẽbre, Decembre & Ianuier ; lors que les tourmentes ſont grandes. Comme en effet, ce meſme Chinois nous en monſtra des preuues à veuë d’œil, par le moyen deſquelles il nous iuſtifia la plus part des choſes qu’il nous auoit racontées. Car nous viſmes en ce lieu là des poiſſons en formes de rayes que nous appellaſmes peixes mantas, qui auoient plus de quatre braſſes de tour, & le muſeau comme vn beuf. Nous en viſmes auſſi d’autres ſemblables à de grãds lezards tous tachetés de verd & de noir, auec trois rangs d’eſpines ſur l’eſchine, fort pointuës, de la groſſeur d’vn fleche ; dequoy tout le reſte du corps eſtoit plein. Il eſt vray qu’elles n’eſtoit pas ſi longues ny ſi groſſes que les autres. Ces poiſſons ſe heriſſent de temps en temps comme des porcs-eſpis ; ce qui les rend fort eſpouuantables à voir, auec cela il ont le muſeau grandement pointu & noir, auec des crocs qui leur ſortent hors des machoires, de la longueur de deux pans que les Chinois appellent puchiſſucoens, qui reſſemblent aux deffences d’vn ſanglier ; là nous apperceuſmes encore vne autre ſorte de poiſſons qui ſont tels. Ils ont tous le corps extremement noir comme les chabots, & ſont ſi prodigieux & ſi grands, que leur teſte ſeule a plus ſix pãs de large lors qu’ils eſtendent leur najoire dans l’eau ils paroiſſent ronds d’vne braſſe de tour aux yeux de ceux qui les voyent. Ie paſſe icy ſous ſilence tout plein d’autres poiſſons de diuerſes ſortes que nous viſmes en ce lieu, pource que ie ne iuge point à propos de m’arreſter ſur vne choſe qui eſt hors de noſtre ſujet. Il me ſuffira de dire que durant deux nuits ſeulement que nous demeuraſmes en cét endroit, nous n’y creuſmes pas eſtre en aſſeurance à cauſe des lezards, baleines, poiſſons & ſerpens que nous y voyons de iour & de nuit, ioint que nous oyions en ce lieu vne ſi grande quantité de ſifflements, volemens, & hanniſſemens de cheuaux marins qui ſe voient le long de ce riuage, que les paroles ne peuuent ſuffir à les raconter. Eſtans ſortis de ce havre de Buxipalem, que les noſtres appellerent la riuiere des ſerpens, Similau fit voile par ſa meſme route plus de quinze lieuës par de là, en vne autre Baye beaucoup plus belle & plus profonde, qui s’appelloit Calidauco, faite en forme de croiſſant, qui auoit plus de ſix lieuës de circuit & eſtoit enuironnée de fort hautes montagnes & de bois grãdement eſpais, à trauers leſquels deſcendoient d’en haut pluſieurs ruiſſeaux d’eau douce, d’où ſe formoient quatre grandes & belles riuieres, qui entroient toutes dans cette Baye. Là Similau nous dit que tous ces animaux prodigieux, que nous auions veu & ouys ; tant en l’autre Baye qu’en celle où nous eſtions, s’y venoient rendre pour y repaiſtre à cauſe des immondices & des charongnes que les debordemens de ces riuieres y apportoient, dont ces monſtres eſtoient amorcés, ce qui n’arriuoit qu’en ce ſeul endroit que nous auions laiſſé. Antonio de Faria luy ayant demandé là deſſus d’où pouuoiẽt venir ces riuieres, il reſpondit qu’il n’en ſçauoit rien, mais qu’il eſtoit bien veritable que les Annales de la Chine faiſoiẽt foy, que deux d’icelle prenoiẽt leur ſource d’vn grand lac qui s’appelloit Moſcombia, & les deux autres d’vne prouince nõmée Alimania, où il y a des hautes montagnes qui tout le long de l’année ſont couuertes de neiges, tellement que ces neiges venant à ſe fondre, ces riuieres s’enfloient comme nous voyons, car alors elles eſtoient plus grosses qu’en tout autre temps de l’année. A cela il adiouſta, qu’entrant dans l’emboucheure deuant laquelle nous eſtions ancrez, qui s’appelle Paatebenam, nous deuions continuer noſtre route, dreſſant la prouë à l’Eſt & à l’Eſt-oüeſt, pour chercher derechef le port de Nanquin, que nous auions laiſſé derriere nous à deux cent ſoixante lieuës, à cauſe qu’en toute cette diſtance nous auiõs multiplié en vne hauteur bien plus grande que n’eſtoit celle de l’Iſle, que nous allions chercher. Or cõbien que cela nous trauaillaſt grandement, ſi eſt-ce que Similau prioit Antonio de Faria de tenir ce temps-là pour bien employé, à cauſe qu’il auoit fait pour le mieux, & pour vne plus grande aſſeurance de nos vies ; là deſſus enquis par Antonio de Faria combien il falloit de temps pour paſſer la riuiere où il le menoit, il luy reſpondit qu’il en ſeroit dehors dans 14. ou 15. iours, & que cinq iours apres il luy promettoit de le mettre luy & ſes ſoldats en l’Iſle de Calempluy, où il eſperoit de contenter amplement ſon deſir, & de luy faire trouuer pour bien employez les trauaux dont il ſe plaignoit maintenant. Antonio de Faria l’ayant embraſſé là deſſus fort eſtroitemẽt, luy promit d’eſtre à iamais ſon amy, & le reconcilia auec ces ſoldats, deſquels il ſe plaignoit fort auparauant, & de qui neantmoins il demeura fort ſatisfait à la fin. Ainſi r’aſſeuré par les paroles que Similau venoit de luy dire, & certifié de la nouuelle route par laquelle il deuoit rentrer en vn terre ſi puiſſante & ſi grande, il encouragea ſes ſoldats, & ſe miſt en ordre conuenable à ſon deſſein, preparant pour cét effet ſon artillerie, qui iuſques alors n’auoit point eſté chargée. Par meſme moyen il fit tenir ſes armes preſtes, & ordonna des Capitaines & des ſentinelles pour faire la garde, enſemble tout ce qu’il iugea neceſſaire pour ſe defendre, en cas qu’il arriuaſt quelque choſe. Cela fait, il dit à Diego Lobato, qui eſtoit le Preſtre que nous menions aucc nous, & que nous reſpections comme vn homme d’Egliſe, qu’il euſt à faire vne harangue ou vn ſermon à nos gens, pour les animer aux dangers qui nous pourroient arriuer, dequoy il s’acquitta fort dignemẽt, & par l’efficace de ſes paroles pleines de douceur & de pluſieurs beaux exẽples ; il remit grandement les eſprits de tous, qui iuſques alors auoiẽt eſté fort affoiblis & eſpouuantez par l’extreme apprehenſion des perils qui nous menaçoient ; de maniere qu’il n’y euſt celuy d’entre nous qui ne prit incontinent vn nouueau courage pour executer hardiment l’entrepriſe qu’ils auoient faite. Alors plein d’ardeur & de zele ils chanterent vn Salut fort deuotement deuant vne image de Noſtre Dame, & promirẽt tous que ſans rien apprehender ils acheueroient le voyage qu’ils auoient commencé. Cela fait nous lachaſmes les voiles auec beaucoup d’allegreſſe, & entraſmes dans l’emboucheure de la riuiere, tournant la proüe droit au Rhom de l’Eſt, en inuoquant les larmes aux yeux, & du profond de nos cœurs, l’aſſiſtance de ce Souuerain Seigneur ; qui eſt aſſis à la dextre de ſon Pere Eternel, afin qu’il nous conſeruaſt par ſa main puiſſante.