Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 71.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 249-253).


Comme Antonio de Faria partit de Liampoo, pour s’en aller chercher l’Iſle de Calempluy.


Chapitre LXXI.



La ſaiſon eſtant deſia propre à nauiger, & Antonio de Faria équipé de tout ce qui luy eſtoit neceſſaire à ce nouueau voyage qu’il auoit entrepris de faire, vn Lundy quatorzieſme May de l’année mil cinq cent quarante deux, il partit de ce port, pour s’en aller en l’Iſle de Calempluy ; pour cét effet il s’embarqua en deux Panoures, qui reſſemblent à des Galliotes, horſmis qu’elles ſont vn peu plus eſleuées. Car on luy conſeilla de ne ſe mettre point en des Iuncos de haut bord ; tant pour eſtre deſcouuerts que pour raiſon des grands courans d’eau qui deſcendent de l’anſe de Nanquin. A quoy ne pouuoient reſiſter de grands vaiſſeaux auec toutes leurs voiles, principalement en la ſaiſon qu’il s’y en alloit, & ce à cauſe des hyuernades de Tartarie & de Nixiumflao qui és mois de May, de Iuin & de Iuillet courent ſans ceſſe en ces plages auec vne grande impetuoſité. En ces deux vaiſſeaux il y auoit 56. Portugais, vn Preſtre pour dire la Meſſe, & 48. Mariniers, tant pour la rame que pour la conduite des villes, tous natifs de Patane. A ceux-cy l’on fit vn fort bon party à cauſe qu’ils eſtoient tous gens aſſeurez & fidelles. Il y auoit encore quarante deux de nos eſclaues, de ſorte que tout ce nombre de gens ſe pouuoit mõter à quelques 47. perſonnes ; car le Corſaire Similau, qui eſtoit noſtre Pilote, ne voulut pas dauantage d’hommes ny de vaiſſeaux pour l’apprehenſion qu’il auoit d’eſtre reconnu, pour ce qu’il deuoit trauerſer l’enſe de Nanquin, & entrer par des riuieres fort frequentées à cauſe dequoy il apprehẽdoit qu’il

ne luy arriuaſt quelque deſaſtre pour le grand hazard auquel nous nous expoſions ; nous employaſmes tout ce iour-là & toute la nuit ſuiuante à ſortir de toutes les Iſles d’Angitur, & pourſuiuiſmes noſtre route par des mers que les Portugais n’auoient veuës ny nauigées iuſques à lors. Parmy ſes dãgers, qui eſtoient ſi grands que nous en eſtions tous confus, nous euſmes le vent aſſez fauorable durant les cinq premiers iours, & fuſmes à veuë de terre iuſques à l’emboucheure de l’anſe des peſcheries de Nanquin. Là nous trauerſaſmes vn Golphe de quarante lieuës, & deſcouuriſmes vne montagne fort haute appellée Nangafo, vers laquelle tirant auec la prouë du coſté du Nord ; nous couruſmes encore cinquante iours. A la fin le vent s’abaiſſa vn peu ; & pour ce qu’en cét endroit les marées eſtoient fort groſſes, Similau ſe mit à vne petite riuiere, où eſtoit vne rade de bon fonds, & de bon abord habitée par des hommes fort blancs, & de belle taille, & qui auoient les yeux forts petits comme les Chinois, mais fort differents d’eux, tant de langage que de veſtemens. Or durant trois iours de temps que nous fuſmes là, ces habitans ne voulurent auoir aucune ſorte de comunication auec nous ; au contraire ils s’en vindrent par troupe ſur le riuage, pres duquel nous eſtions ancrés, hurlant d’vne façon fort hideuſe, & tirant contre nous à coups de frondes & d’arbaleſtes, ioint qu’ils couroient de toutes parts cõme forcenés, & ſembloient auoir peur de nous. Trois iours apres que le temps & la mer nous permirent de continuer noſtre route, le Similau par qui tout ſe gouuernoit alors, & à qui chacũ rendoit obeïſſance fit voile tout auſſi toſt, mettant la prouë vers l’Eſt Nordeſt. Par cette route il n’auigea encores ſept iours à veu de terre, puis trauerſant vn autre Golfe, apres qu’il ſe fut tourné vers l’Eſt, il affranchit vn deſtroit de dix lieuës de large qui s’appelle Sileupaquin. Là il nauigea encore cinq iours, ſans iamais abandonner de veuë beaucoup de bonnes Citez & villes fort riches. Auſſi cette riuiere eſtoit frequentée d’vne infinité de vaiſſeaux. Or pour ce qu’Antonio de Faria, craignoit d’eſtre apperceu, à cauſe qu’on l’auoit aſſeuré que s’il falloit que ce malheur luy arriuaſt, il n’en eſchapperoit iamais la vie ſauue, il ſe mit en reſolution de s’oſter de là & de ne plus continuer cette route, de quoy le Similau s’apperceuant, & s’oppoſant à l’auis que tous luy donnoient : Monſieur, luy dit-il, ie ne penſe pas qu’il y ait aucun des vôtres qui iuſques icy me puiſſe accuſer d’auoir mal fait mon deuoir, vous ſçauez que dans Liampoo ie vous dis publiquemẽt au conſeil general qui fut tenu dans l’Egliſe en preſence de plus de cent Portugais, que nous allions tous nous expoſer à de grands dangers, & moy principalement pour eſtre Chinois & Pilote : car pour vous autres, l’on ne vous feroit endurer qu’vne mort, mais quant à moy l’on m’en donneroit deux mille ſi cela ſe pouuoit. Par où vous pouuez bien voir que laiſſant à part toute trahiſon, il faut neceſſairement que ie vous ſois fidelle comme ie ſuis & ſeray toute ma vie, non ſeulement en ce voyage, mais en toute autre entrepriſe en dépit de ceux qui en murmurent & qui vous ont fait de faux rapports de moy : que ſi vous apprehendez ce danger ſi fort comme vous dites, & voulez que nous allions par vne autre route moins frequentée d’hommes & de vaiſſeaux, nous mettrons bien plus long temps à ce voyage ; mais auſſi nous nauigerons ſans crainte d’aucune choſe. C’eſt pourquoy prenez en reſolution auec vos gens, ſans differer dauantage, ou bien retournons nous en, car me voila preſt à faire tout ce que vous voudrez. Antonio de Faria luy ſceut fort bon gré de cela, & pour ce ſuiet il l’en embraſſa pluſieurs fois, puis s’entretenant auec luy ſur la route qu’il deuoit prẽdre pour faire ce voyage, à cauſe des grands perils qu’il apprehendoit. Similau luy dit, qu’à cent ſoixante lieuës plus auant du coſté du Nord, il y auoit vne riuiere vn peu plus large d’enuiron demie lieuë, qui s’appelloit Sumhepadano, ſur laquelle il ne pouuoit trouuer aucun obſtacle, à cauſe qu’elle n’eſtoit point peuplée comme cette anſe de Nanquin où il ſe trouuoit alors, mais qu’il y auoit auſſi vn mois de retardemẽt pour le grand detour que cette riuiere faiſoit. Là deſſus Antonio de Faria trouuant plus à propos de ſe harzarder dans vne longueur de temps, que de ſe mettre en danger de la vie, pour abreger le chemin ſuiuit le conſeil que Similau luy donna, de maniere que ſortant de l’anſe de Nanquin il coſtoya la terre cinq iours, à la fin deſquels Dieu nous fit la grace de deſcouurir vne montagne fort haute auec vn rocher tout rond du coſté de Leſt, que Similau nous dit s’appeller Fanjus. L’ayant abordée de bien pres nous entraſmes en vn fort beau port de quarante braſſes de fond, qui s’eſtendant en forme de croiſſant eſtoit à l’abry de toute ſorte de vents, ioint que deux mille vaiſſeaux pour grands qu’ils fuſſent s’y pouuoient ancrer à leur aiſe. Là Antonio de Faria mit pied à terre auec dix ou douze de ſes ſoldats, & fit le tour de ce havre, ſans qu’il ſceut iamais trouuer perſonne, qui le pûs inſtruire ſur le chemin qu’il pretendoit faire ; dequoy il fut aſſez faſché & ſe repentit grandement de ce que ſans aucune ſorte de conſideration, n’y ſans auoir pris le conſeil de perſõne, il auoit entrepris ce voyage temerairement & par ſon caprice. Neantmoins il diſſimuloit à part ſoy ce deſplaiſir le mieux qu’il pouuoit, de peur que les ſiens ne remarquaſſent en luy quelque laſcheté de courage. En ce havre il s’entretint derechef auec Similau, en la preſence de tous ſur cette nauigation qui luy dit eſtre faite comme à taſtons ; à quoy le Chinois fit reſponſe : Seigneur Capitaine, ſi ie vous pouuois engager quelque choſe qui me fut de plus grand prix que ma teſte, ie vous proteſte que ie le ferois tres-volontiers, pour eſtre ſi aſſeuré de la route que ie prens, que ie ne craindrois point de vous dõner mes propres enfans en oſtage de la promeſſe que ie vous ay faite dans Liampoo. Neantmoins, ie vous auis derechef, que ſi vous repentant de cette entrepriſe vous apprehendez de paſſer outre, pour les contes que vos gens vous font de moy, & qu’ils vous ſoufflent à tous propos à l’oreille, comme ie l’ay remarqué beaucoup de fois, commandez ſeulement, & vous trouuerez que ie ſuis preſt de faire tout ce qu’il vous plaira. Pour le regard de ce que l’on vous veut faire croire que ie fais ce voyage plus long que ie ne vous ay promis à Liampoo, vous en ſçauez tres-bien la raiſon, qui ne vous a point ſemblé mauuaiſe au temps que ie vous l’ay propoſée ; puis donc que vous l’auez receuë vne fois, ie vous prie que voſtre cœur ſoit en repos de ce coſté-là, & de ne point rompre ce deſſein en rebrouſſant en arriere, que ſi vous le faites, vous verrez combien profitable vous ſera voſtre peine. Ces langages calmerent vn peu l’eſprit d’Antonio de Faria, luy dit alors qu’il s’en allaſt à la bonne heure où il voudroit pour le mieux, ſans ſe mettre aucunement en peine du murmure des ſoldats dont il ſe plaignoit, adiouſtant que c’eſtoit la couſtume des hommes oiſifs de trouuer touſiours à redire aux actions d’autruy, & qu’ainſi il ne s’arreſtaſt point à leur proceder, dont ils ſe corrigeroient deſormais, ſinon qu’il les en ſçauroit fort bien chaſtier ; dequoy Similau demeura pour lors fort ſatisfait & content.