Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 68.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 237-243).


De la reception que les Portugais firent à Antonio de Faria en la ville de Liampoo.


Chapitre LXVIII.



Dvrant les ſix iours qu’Antonio de Faria paſſa en ce lieu pour ſatisfaire à la promeſſe que ceux de Liampoo luy en auoient faite, il ne bougea point d’aupres de ſes nauires. A la fin vn Dimanche deuant le iour, qui eſtoit le tẽps limité pour entrer au port, on luy fiſt ouïr vn fort beau concert de muſique, tant d’inſtrumens que de voix, dont l’harmonie eſtoit grandement agreable. Apres, pour vn adieu à la Portugaiſe il ſe fiſt vne maniere de pantalonnade au ſon des tambours ordinaires, & autres tels inſtruments, ce qui nous ſembla grandement bon, pour eſtre conforme à la mode de noſtre païs. Alors à quelques deux heures deuant le iour la nuit eſtant grandement paiſible, & la Lune fort claire, il fiſt voile auec toute ſon armée, ayant dans ſes nauires quantité de banderolles de ſoye, les grandes hunes & les ſoubs-hunes tenduës de toile d’argent, & force beaux eſtendars de meſme. Apres ces vaiſſeaux ſuiuoient pluſieurs barques de rame, dans leſquelles il y auoit beaucoup de trompettes, de hautbois, de fluttes, de fiffres, de tambours, & d’autres tels inſtrumens, tant Portugais que Chinois, tellement que chaque vaiſſeau eſtoit de differente inuention, & de mieux en mieux. Comme il fut grand iour, le vent vint à ſe calmer, eux eſtants à demie lieuë du port, ce qui fiſt qu’il vint à eux incontinent vne vingtaine de Lanteaas de rames, fort bien equippées, & plaines de quantité de muſiciens, qui ioüoient de plusieurs inſtrumens. Ainſi en moins d’vne heure ils arriuerent tous à la rade ; mais auparauant il vint au bord d’Antonio de Faria plus de ſoixante bateaux bolonus, & manchuas, embellies de tantes & de banderolles de ſoye, ensemble de tapis de Turquie de fort grand prix. En ces bateaux il y auoit plus de trois cens hommes, tous bien parez & ayant quantité de chaiſnes d’or, & leur eſpées garnies de meſme, qu’ils portoient auec les baudriers à la mode d’Afrique, le tout ſi bien approprié, que ceux qui voyoient tout cet equipage n’en eſtoient pas moins contens qu’ils en eſtoient eſtonnés. Auec cette ſuite Antonio de Faria ſe rendit au port, où eſtoient rangez par ordre vingt ſix nauires & quatre vingt Iuncos, ſans y comprendre vne grande quantité de Vancones & Barcaſſes attachés à la file les vnes aux autres, & qui de cette façon faiſoient vne belle ruë fort longue, le tout entouré de pins, de lauriers, & de cannes vertes, auec pluſieurs arcs de triomphes, couuerts de ceriſes, poires, limons, oranges, & d’vne agreable verdure d’herbes odoriſerantes, dont les maſts & les cordages eſtoient couuerts. Apres qu’Antonio de Faria se fuſt arreſté pres de la terre, au lieu que pous cet effet on luy auoit preparé, il fiſt ſa ſalue auec quantité de fort bonne artillerie. A quoy tous les autres vaiſſeaux, Iuncos & Barques, dont nous venons de parler reſpondirent incontinent tous par ordre, choſe vrayement agreable, & dont les marchands Chinois eſtoient ſi fort eſtonnés, qu’ils nous demandoient ſi cét homme à qui l’on faiſoit tant d’honneur & vne ſi belle reception, eſtoit frere ou parent de noſtre Roy ? & pourquoy l’on faiſoit toutes ces choſes ? A quoy quelques Courtiſans reſpondirent, que ſon pere ferroit les Cheuaux que le Roy de Portugal montoit, qu’à cauſe de cela on luy rendoit tous ces honneurs. Au reste, adiouſterent-ils, tous tant que nous ſommes icy ie ne ſçay ſi nous ne pourrions eſtre ſes valets, & luy ſeruir ſeulement d’eſclaues : cependant les Chinois prenant ces paroles pour des pures verités, ſe regardoient les vns ſur les autres, par maniere d’eſtonnement, & s’entrediſoient, ſans mentir il y a de grands Roys au monde, dont nos anciens Hiſtoriens n’ont iamais eu cognoiſſance pour en traitter dans leurs eſcrits, & il ſemble que celuy de qui l’on deuroit faire plus d’eſtat, c’eſt le Roy de ces Portugais : car de la façon que l’on nous parle de ſa grandeur, il faut qu’il ſoit plus riche, plus puiſſant, & plus grand en terre, en ſubiets & en eſtats, que n’eſt ny le Tartare, ny le Cauchin, ce qui eſt aſſez manifeſte, puiſque le fils de celuy qui ferre ſes cheuaux, ce qui n’eſt qu’vn meſtier ordinaire fort meſpriſé de tous les Roys de la terre, eſt ſi reſpecté de tous ceux de ſa nation ; ſurquoy vn autre qui oyoit ainſi parler ſon compagnon ; certainement, diſoit-il, ce Prince eſt ſi grand, que ſi ce n’eſtoit vn blaſpheme on le pourroit preſque comparer au fils du Soleil, Lyon couronné au throſne du monde. A quoy tous les autres qui eſtoient à l’entour, adiouſtoient, cela ſe deſcouure aſſez par les grandes richeſſes que cette nation barbuë s’acquiert generalement par toute la terre, par la force des bras armés, auec leſquels ils font des affronts à tous les autres peuples du monde. Cette ſalue eſtant finie de part & d’autre, il arriua au bord du Iunco d’Antonio de Faria vne Lanteaa de Rame fort bien equippée, & toute couuerte de branches de chaſtaignier auec leurs fruits heriſſés de la façon que la nature les fait naiſtre au tronc des rameaux, là ſe voyoit quantité de roſes & d’œillets agencés peſle meſle parmy vne verdure fort agreable de certains arbriſſeaux que ceux du païs appellent Lechias, tous leſquels branchages eſtoient ſi eſpais qu’on ne voyoit point ceux qui ramoient, à cauſe qu’ils eſtoient couuerts de cette meſme liurée. Or sur le haut du tillac de ce vaiſſeau, il y auoit vne maniere de tribune fort riche, doublée de brocatel, & dans elle meſme vne chaire d’argent, & tout à l’entour ſix filles de dix à douze ans, grandement belles, & qui accordoient quelques inſtrumens de muſique à leurs voix, qu’elles auoient fort harmonieuſes ; on les auoit menées de la ville de Liampoo, qui eſtoit à ſept lieuës de là, & loüées pour de l’argent, moyennant lequel on n’y trouue pas ſeulement cela, & ſemblables choſes, mais tout ce dequoy l’on a besoin, & ce en ſi grande abondance, qu’en ce païs-là il y a beaucoup de marchands qui ſont riches du loüage de telles choſes, dont ces peuples ſe ſeruent pour leur paſſetemps & recreation. Ce fuſt donc en cette Lanteaa qu’Antonio de Faria s’ambarqua, & ainsi il arriua au quay auec vn grand bruit de hauts-bois, tambours impériaux, fifres, tambours ordinaires, & pluſieurs inſtruments de muſique à la mode des Chinois, Malayoes, Champaas, Siames, Borneos, Lequios, & autres gens de telle nation, qui eſtoient en ce port ſoubs la ſauuegarde des Portugais, de peur des Corſaires qui couroient cette mer en grand nombre. Ayant mis pied à terre en ce lieu il y trouua vne tres-belle chaire de parade, comme celle qu’on defere d’ordinaire aux Chaems du gouuernement des vingt-quatre principaux de cét Empire ; elle eſtoit ſouſtenuë par huit baſtons d’argent portés par huit hommes des principaux de ce port, tous couuerts de robes neufues, de diuerſes toiles d’or & d’argent richement brodées, auec de fort belles garnitures. Antonio de Faria s’eſtant aſſis en cette chaire, quoy qu’il en euſt fait refus, y fut porté ſur les eſpaules par huit Gentils-hommes veſtus de meſme que les precedents. En cette equipage il fut conduit à la ville, enuironné de ſoixante hallebardiers, richement veſtus à leur mode, & qui auoient en main des hallebardes & des pertuiſanes damaſquinées d’or & d’argent. Deuant luy marchoient encore huit Maſſiers auec de riches maſſes d’argent, tous veſtus de hongrelines de velours cramoiſy en broderie d’or. A la teſte de ceux-cy ſe voyoient huit Cheualiers montez ſur de tres-beaux cheuaux blancs, & veſtus de velours de meſme liurée, auec des guidons de damas blanc, & force plumes & garnitures d’argent. Deuant eux il y auoit huit autres hommes de cheual, couuerts de grands chappeaux de velours verd & cramoiſy, qui de temps en temps crioient tout haut à la Chinoiſe, afin de faire ranger le peuple. De cette façon apres qu’Antonio de Faria ſe fuſt oſté de ſa chaire, & qu’on luy eut fait la bien-venuë, il s’en alla viſiter les principaux & les plus riches de cette ville, qui par compliment ſe proſternoient à terre, en quoy il s’employa quelque peu de temps ; apres cela il s’approcha, de deux vieux Gentil-hommes habituez en ce païs, dont l’vn ſe nommoit Triſtan de Gaa, & l’autre Hieronimo de Rego, qui luy firent au nom de tous vne harangue toute pleine de ſes loüanges & fort eloquente : par icelle ils le comparoient au grand Alexandre en liberalité, & le prouuoient par des raiſons grandement fortes & veritables : & en grandeur de courage ils le preferoient à Scipion, à Hannibal, à Pompée, & à Iule Cæſar, y adiouſtant pluſieurs autres choſes ſemblables. Cela fait de ce meſme lieu il fut mené à l’Egliſe par vne ruë fort longue, parée des deux coſtez, de ſapins & de lauriers, toute ionchée par embas, & par le haut tapiſſée de quantité de pieces de ſatin & de damas, où ſe voyoient encores en diuers endroits pluſieurs bufets ſur leſquels il y auoit des caſſelettes d’argent d’où s’exhaloient des parfuns fort agreables, ſans y comprendre pluſieurs machines où ſe faiſoient des intermedes fort ingenieux & de grands frays ; pres du bout de cette ruë eſtoit vne tour de bois de ſapin toute peinte comme ſi elle euſt eſté de pierre, au plus haut de laquelle ſe voyoient trois chapiteaux argentez, & au deſſus vne giroüette dorée auec vne banderolle de damas blanc, où paroiſſoient enluminées en or les armes Royales de Portugal. En vne feneſtre de cette meſme tour eſtoient repreſentez de petits garçons veſtus à la Portugaiſe, enſemble vne femme déja vieille, qui ſembloit pleurer, & qui tenoit à ſes pieds vn homme démembré & fort bien repreſenté au naturel, que dix ou douze Caſtillãs tuoient, & le preſſoient de toutes parts, tous armez, & ayans des hallebardes & pertuiſanes teintes dans le ſang de cét homme ; toutes leſquelles figures eſtoient faites ſi naïfuement qu’on euſt dit que c’eſtoit le naturel meſme. Ce qui ſignifioit le ſuccez par lequel Nimo Gonçalles de Faria chef de cette noble famille, donna pour armes de ſa nobleſſe ſon propre corps ; lors qu’il fut mis à mort aux guerres qu’il y eut anciennement entre la Caſtille & le Portugal. A l’heure meſme apres qu’vne cloche qui eſtoit au haut de cette tour euſt frappé trois coups, & qu’à ce ſignal le peuple ſe fuſt impoſé ſilence, il ſortit par la principale porte vn venerable vieillard, veſtu d’vne robe de damas cramoiſy, accompagné de quatre bedeaux qui portoient deuant luy des maſſes d’argent. Comme il euſt fait vne grande reuerence à Antonio de Faria, il luy dit en termes pleins de reſpect, combien tous les habitans luy eſtoient obligez, tant pour la grande liberalité dont il auoit vſé en leur endroit, que pour la faueur qu’il leur auoit faicte, pour auoir eſté la ſeule cauſe de ce qu’ils recouuroient leur marchandiſe ; pour reconnoiſſance dequoy ils s’offroiẽt tous à luy eſtre vaſſaux à l’aduenir, & à luy faire vn hommage de tributaires tant qu’ils viuroient ; Qu’au reſte s’il luy plaiſoit ietter ſes yeux ſur ce tableau qui eſtoit prés de luy, il y verroit comme dans vn clair miroüer, auec combien de fidelité ſes predeceſſeurs auoient gagné l’honnorable nom de ſa famille, comme il eſtoit manifeſte à tous les peuples d’Eſpagne, & que par meſme moyen il iugeroit par là que celuy eſtoit vne choſe grandement bienſeante d’auoir fait de ſi genereuſes actions ; qu’au demeurant il le ſupplioit tres-inſtamment au nom de tous, que pour vn commencement de tribut qu’ils s’offroient à luy donner en qualité de vaſſaux, & d’obligés, il luy pluſt alors accepter ce petit preſent qu’on luy faiſoit pour auoir ſeulement de la meſche à ſes ſoldats, & que pour le ſurplus dont ils s’aduoüoient ſes redeuables, ils luy proteſtoient de s’en acquitter en temps & lieu. Là deſſus il luy preſenta cinq quaiſſes plaines de lingots d’argent de la valeur de dix mille Taeis. Antonio de Faria ayant remercié ce bon vieillard en termes fort courtois, des honneurs que iuſques à lors on luy auoit faits, enſemble du preſent qu’on luy offroit, s’excuſa de le receuoir, combien qu’il fuſt grandement importuné de le faire.