Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 66.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 231-234).



Suitte de la nauigation d’Antonio de Faria, iuſques à ſon arriuée au port de Liampoo.


Chapitre LXVI.



Apres qu’Antonio de Faria ſe fuſt embarqué auec ſes gens, pource qu’il eſtoit deſia tard, l’on ne s’employa pour lors à autre choſe qu’à panſer les bleſſez, qui eſtoient cinquante en nombre, dont il y en auoit huit de Portugais, & le ſurplus eſclaues & Mariniers. Il prit auſſi le ſoin de faire enterrer les morts, qui ne furent pas dauantage de neuf, dont il y en auoit vn Portugais. Durant toute cette nuit nous fiſmes bon guet, & poſaſmes des ſentinelles de toutes parts, à cauſe des Iuncos qui eſtoient ſur la riuiere. Le lendemain ſi toſt qu’il fut iour, noſtre Capitaine s’en alla à vn bourg, qui eſtoit de l’autre coſté de la riuiere, où de tous ceux qui le ſouloient habiter, il n’en rencontra pas vn ſeul, pource qu’ils s’en eſtoient fuïs. Neantmoins il trouua beaucoup de marchandiſes dans leurs maiſons enſemble vne grande quantité de viures, dont il fit charger les Iuncos, craignant que ce qu’il auoit fait en ce lieu là, ne fuſt cauſe qu’on ne luy en refuſaſt en tous les ports où il aborderoit. Auecque cela par le conſeil de tous les ſiens ils reſolut de s’en aller hyuerner durant les trois mois qui luy manquoiẽt pour faire ſon voyage, en vne certaine Iſle deſerte, qui eſtoit à quinze lieuës de la mer de Liampoo, & qui ſe nommoit Pullo Hinhor, où il y auoit vne bonne rade, & de bonnes eaux. A quoy il fut principalement induit, pource qu’il luy ſembla que s’en allant tout droit à Liampoo, ſon voyage pourroit porter prejudice au trafic des Portugais, qui hyuernoient paiſiblement en ce lieu auec leurs marchandiſes. Comme en effet cet aduis fut tellement appreuué d’vn chacun, qu’il n’y euſt celuy qui ne loüaſt ſon deſſein. Apres noſtre partement de Nouday, il y auoit deſia cinq iours que nous eſtions à la voile entre les Iſles de Comolem & la terre ferme, lors qu’vn Samedy enuiron midy, nous fuſmes attaquez par vn Corſaire nõmé Premata Gundel, ennemy iuré de la nation Portugaiſe, à laquelle il auoit ſouuent fait de grands dommages, tant à Patane, qu’à Sunda, à Siam, & en pluſieurs autres lieux, quand il y trouuoit les gens à ſon aduantage. Ce voleur croyant que nous fuſſions des Chinois s’en vint nous aſſaillir auec deux Iuncos fort grands, dans leſquels il y auoit deux cens hommes de combat, outre les gens de Marine. Alors l’vn d’eux s’eſtant accroché au Iunco de Mem Taborda, peu s’en fallut qu’il ne s’en rendiſt maiſtre ; dequoy s’eſtant apperceu Quiay Panjan, qui pour lors eſtoit vn peu plus auant dans la mer, il rendit le bord ſur luy & l’inueſtit à pleines voiles, & le prenant du coſté de ſtribord luy donna vn ſi grand chocq qu’ils allerent tous deux à fonds, & par ce moyen Mem Taborda fut deliuré du danger où il eſtoit. En meſme temps il fut ſecouru en diligence par trois de nos Lorches, qu’Antonio de Faria auoit priſes au port de Nouday, & il plût à Dieu que par leur heureuſe arriuée l’on ſauua la pluſpart de tous nos gens, & que tous ceux qui eſtoient du coſté de l’ennemy furent noyez. Cependant voila que le Corſaire Premata Gundel, s’en vint attaquer le grand Iunco, dans lequel eſtoit Antonio de Faria. La premiere choſe qu’il fiſt, fût de l’accrocher de pouppe & de prouë auec deux crampons, attachez à de longues chaiſnes. Alors il ſe commença entr’eux vn combat qui meritoit bien d’eſtre veu, où apres qu’il euſt duré plus de demie heure, les ennemis le renouuellerent auec vn ſi grand courage, qu’Antonio de Faria s’y trouua bleſſé auec la pluſpart de ſes gens, & ainſi il courut fortune d’eſtre pris par deux diuerſes fois. Neantmoins le bon heur voulut pour luy, qu’eſtant ſecouru bien à point de trois Lorches & d’vn petit Iunco, dans lequel commandoit Pedro de Sylua, il plût à Dieu qu’auec ſe ſecours les noſtres regagnerẽt ce qu’ils venoient de perdre. Auſſi preſſerent-ils les ennemis de telle ſorte, que le combat ſe termina peu de temps apres auec la mort de huictante-ſix Mahumetans, qui eſtoient deſia dans le Iunco d’Antonio de Faria, & l’y ſeroient de ſi pres, que nos gens n’y auoient dedans que le haut du chapiteau. Apres que les noſtres furent entrez dans le Iunco du Corſaire, ils y firent paſſer au fil de l’eſée tous ceux qu’ils y rencontrerent, ſans donner la vie à pas vn deux, & trouuerent que les gens de Marine s’eſtoient deſia tous iettez dans la mer. Cependant nous ne gagnaſmes point cette victoire à ſi bon marché, qu’elle ne couſtaſt la vie à dix-ſept de nos gens, dont il y en auoit cinq de Portugais, & des meilleurs ſoldats qui fuſſent parmy nous, & quarante trois fort bleſſez, du nõbre deſquels eſtoit Antonio de Faria, qui receut vn coup de dard, & deux grands coups de reuers. Le combat eſtant finy de cette ſorte, l’on fiſt inuentaire de ce qu’il y auoit dans le Iunco des ennemis, & cette priſe fut eſtimée huictante mille Taeis, dont la meilleure partie conſiſtoit en lingots d’argent du Iappon, que le Corſaire auoit pris en trois Iuncos de marchands partis de Firando, pour s’en aller à Chincheo ; de ſorte qu’en ce seul vaiſſeau le Pyrate auoit ſix vingt mille eſcus ; & tient-on qu’il en auoit bien autant dans l’autre Iunco qui fut coulé à fonds. A quoy pluſieurs des noſtres eurent vn extréme regret. Auec cette priſe Antonio de Faria ſe retira en vne petite Iſle nomnée Buncalou, qui eſtoit à trois ou quatre lieuës de là vers l’Oüeſt, fort recommandable pour la bonté de ſon eau & de ſon fonds. Ayant mis pied à terre en ce lieu, ils y passerent tous dix-huit iours de temps, & ſe logerent en des cabanes qu’ils y firent à cauſe du grand nombre de bleſſez qu’il y auoit. Il plût à Dieu néantmoins, que dans ce temps là ils recouurerent tous leur ſanté. De cette Iſle nous priſmes noſtre route vers ce meſme lieu, où auparauant nous auions reſolu d’aller, à fçauoir Anronio de Faria dans le grand Iunco, Mem Taborda, & Antonio Anriquez dans le leur, Pedro de Sylua dans le petit que l’on auoit pris à Nouday, & Quiay Panjan auecque tous les ſiens, dans celuy que l’on venait de prendre au Corsaire, qui luy fut donné pour recõpenſe du ſien qu’il auoit perdu, enſemble vingt-mille Taeis qui furent pris ſur le butin general, dont il ſe tint pour content ; dequoy les noſtres furent fort ſatiſfaits, pour en auoir eſté grandement priez par Antonio de Faria, qui leur fiſt pluſieurs promeſſes pour l’aduenir. Nauigeant de cette ſorte, ſix iours apres nous arriuaſmes aux ports de Liampoo, qui ſont deux Iſles vis à vis l’vne de l’autre, eſloignées de trois lieuës du lieu, où en ce temps-là les Portugais faiſoient leur cõmerce. Là ils auoient fait plus de mille maiſons, qui eſtoient gouuernées par des Eſcheuins, Auditeurs, Conſuls, Iuges, & autres ſix ou ſept ſortes de Iuſtices, d’Officiers & de Républiques où les Notaires à la fin des actes publics qu’ils faiſoient, mettoient au bas d’iceux. Moy, tel Notaire public des minutes, & Iudicial en cette ville de Liampoo, de par le Roy noſtre Sire. Ce qui ſe practiquoit auec autant de confiance & de ſeureté, que ſi ce lieu euſt eſté ſitué entre Santarem & Liſbonne ; de maniere qu’il y auoit deſia des maiſons qui auoient couſté à baſtir trois ou quatre mille ducats, leſquelles tant grandes que petites furent depuis deſmolies pour nos pechez, par ces peuples de la Chine, comme i’eſpere de le raconter plus amplement en ſon lieu. Par où l’on peut voir combien incertaines ſont les choſes qui ſe paſſent à la Chine touchant nos affaires, dont les Portugais diſcourẽt auec tant de curioſité, & dequoy quelques-vns abuſez par les apparences ſont tant d’eſtat, ſans conſiderer qu’à chaque heure elles courent de grandes fortunes, & ſont expoſées à vne infinité de deſaſtres.