Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 65.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 226-230).


Comme Antonio de Faria attaqua la ville de Nouday, & de ce qui luy arriua.


Chapitre LXV.



Le lendemain matin vn peu deuant qu’il fuſt iour, Antonio de Faria fiſt voile à mont la riuiere auec trois Iuncos, ſans y comprendre la Lorche & les quatre barques qu’il auoit priſes. En cét equipage il s’en alla ancrer à ſix braſſes & demie de fonds, tout aupres des murailles de la ville, puis faiſant plier les voiles ſans bruit, ny ſans aucune ſalue d’artillerie, il deſploya la banniere de marchandiſe à la façon des Chinois, afin que par cette apparence de paix il ne reſtaſt aucun cõpliment à faire, quoy qu’il ſceut bien que tout cela ne ſeruiroit de rien enuers le Mandarin. Cela fait, de ce meſme lieu où ils eſtoient à l’ancre, il luy enuoya vn autre meſſager, ſans faire ſemblant qu’il euſt receu aucun mauuais traittement de ſa part. Par ce dernier auec beaucoup de compliment il luy demandoit les priſonniers, & luy offroit pour leur rançon vne grande ſomme de deniers, luy promettant en outre vne correſpondãce, & vne amitié perpetuelle. Mais tant s’en faut que ce chien de Mandarin fuſt flechy par ces paroles, qu’au contraire il fiſt déchirer en pieces le pauure Chinois porteur de la lettre. Dequoy n’eſtant pas content il le fiſt mõſtrer du haut de la muraille à toute la flotte, afin de nous faire vn plus grand affront. Cét acte tragique fut cauſe qu’Antonio de Faria perdit entierement le peu d’eſpoir que quelques-vns luy donnoient de la deliurance des priſonniers ; ſurquoy les ſoldats irrités plus fort qu’auparauant, luy dirent, que puiſ-qu’il auoit reſolu de deſcendre en terre, il ne tardât pas dauantage, à cauſe que ce delay ne ſeruiroit qu’à donner loiſir aux ennemis de ramaſſer quantité de gens. Ce conſeil luy ſemblant fort bon, il s’embarqua tout incontinent auec ceux qu’on auoit choiſis pour cette action, qui eſtoient deſia tous preſts, & dõna ordre dans ſes Iuncos qu’on ne laiſſaſt de tirer continuellement sur la ville, ſur les ennemis & aux lieux où ils verroient des gens aſſemblés ; mais qu’ils ſe ſouuinſſent de n’en venir là que lors qu’ils ne ſeroient peſle meſle auec eux. Auſſi ayans mis pied à terre vn peu plus bas que la Rade, enuiron la portée d’vn faucõneau, il marcha ſans obſtacle le long du riuage & s’en alla droit à la ville ; cependant il y auoit quantité de peuple deſſus le haut des murailles où ſe voyoiẽt pluſieurs enſeignes de ſoye de differentes couleurs, & où ces barbares faiſoient vn grand bruit à force de fifres, de cloches & de tambours. Par meſme moyen auec leurs enſeignes & leurs bonnets ils nous faiſoient ſigne de nous approcher ; à quoy ils entremeſloient de grands cris, nous monſtrans par ces apparences exterieures le peu d’eſtat qu’ils faiſoient de nous. Apres que les noſtres ſe furent approchés des murailles vn peu plus loing que la portée d’vn mouſquet, voila que nous viſmes ſortir de la ville par deux differentes portes quelque mille ou douze cens hommes, ſelon ce que nous en peuſmes iuger, cent ou ſix vingt deſquels eſtoient montés ſur des cheuaux, ou pour mieux dire, ſur des aridelles bien maigres, auec leſquelles ils commencerent à courir par la campagne, pour donner l’eſcarmouche ; en quoy ils ſe monſtroient ſi maladroits, que le plus ſouuent ils s’entrechoquoiẽt & ſe laiſſoient choir à tous coups par terre, ce qui nous fiſt connoiſtre que ce deuoit eſtre de ceux d’alentour qui eſtoient là venus par force pluſtoſt que de leur gré. Alors Antonio de Faria grandement ioyeux ſe miſt à encourager les ſiens au combat, & faiſant ſignal à ſes Iuncos il attendit les ennemis de pied ferme, s’imaginant qu’ils ne vouloient point ſe battre autrement que par ces apparences & demonſtrations de fanfarons. Toutesfois ils recommẽcerent de nouueau l’eſcarmouche, faiſant ſans ceſſe la ronde à l’entour de nous, & croyant que cela ſuffiroit pour nous donner l’eſpouuente & nous faire retourner à nos vaiſſeaux. Mais quand ils virent que nous demeurions fermes, ſans tourner le dos, ainſi u’ils croyoient, & comme ils deſiroient poſſible que nous fiſſions, ils ſe mirent tous en vn corps, & ainſi amaſſés en fort mauuais ordre ils s’arreſterẽt vn peu, ſans aduancer dauãtage. Alors Antonio de Faria noſtre Capitaine les voyant en cette poſture, fiſt tirer tout à coup ſes Mouſquetaires, qui iuſques à ce temps là n’auoient fait aucun bruit, ce qui reuſſit auec tant d’effet qu’il plût à Dieu que la plus part de cette belle caualerie ſe laiſſaſt choir de frayeur. Alors prenãt cela pour vn bon augure, nous couruſmes apres eux, & les pourſuiuiſmes vertement, inuoquant à noſtre ayde le nom de Ieſus ; auſſi ſon bon plaiſir fut que par ſa diuine miſericorde, les ennemis nous laiſſant les champs s’enfuirẽt ſi eſtourdis & ſi en deſordre, qu’on les voyoit tõber peſle meſle les vns ſur les autres. De cette façon arriuez qu’ils furent à vn pont qui trauerſoit le foſſé de la ville, ils s’embarraſſerent tellement qu’ils ne pouuoient ny aduancer, ny reculer ; cependant voyla ſuruenir le gros de nos gens qui ſceurent ſi bien tirer ſur eux qu’ils en firent demeurer plus de trois cens couchez peſle meſle les vns ſur les autres, choſe pitoyable pour en dire le vray, car il n’y en eut pas vn qui euſt l’aſſeurance de mettre la main à l’eſpée. En meſme temps pourſuiuant ardemment la premiere pointe de cette victoire, nous couruſmes à la porte, où nous trouuaſmes le Mandarin à la teſte de ſix cens hommes, monté ſur vn bon cheual, auec vne cuiraſſe garnie de velours violet à l’antique, que nous ſceuſmes depuis auoir eſté à vn Portugais nommé Tome Pyrez, que le Roy Dom Emmanuel de glorieuſe memoire auoit enuoyé pour Ambaſſadeur à la Chine, dans le nauire de Fernand Perez d’Andrate, au temps que les Indes eſtoient gouuernées par Lopo Suarez d’Albergaria. A l’entrée de la porte Mandarin & ſes gens nous voulurent faire teſte, ce qui fut cauſe que les vns & les autres nous eſchauffaſmes ſi fort au combat, que dans vn quart d’heure les ennemis ſe meſlerent tous parmy nous auec beaucoup moins de crainte que ceux de deſſus le pont. Cependant il arriua par vn grand bon-heur, que d’vn coup d’harquebuſe qu’vn de nos valets tira, il frappa le Mandarin droit à l’eſtomach, & le ietta de ſon cheual en bas ; ce qui effraya tellement les Chinois, que tous enſemble tournerent le dos auſſitoſt, & ſans tenir aucun ordre ils commencerent à ſe retirer dans les portes, n’y ayant perſonne parmy eux, qui euſt l’eſprit de les fermer, ſi bien que nous les chaſſaſmes deuant nous à grands coups de lance, comme ſi c’euſt eſté du beſtail. Ainſi ils s’enfuirent peſle meſle le long d’vne grande rüe, & ſortirent par vne autre porte qui eſtoit du coſté de la terre par où ils s’enfuirent tous ſans qu’il en demeuraſt vn ſeul. A l’heure meſme Antonio de Faria ayant aſſemblé tous les ſiens en vn gros, de peur qu’il n’arriuaſt quelque deſordre s’en alla auec eux droit à la priſon, où eſtoient empriſonnés nos cõpagnons, qui nous voyant firent vn grand cry, diſans ; Seigneur Dieu miſericorde. Les portes & les grilles furent incontinent rompuës à coups de haches, ſi bien qu’auec l’ardeur qu’vn chacun s’y portoit on les mit en pieces, & l’on oſta les fers à ces pauures priſonniers nos compagnons, qui par ce moyen furent deliurez en fort peu de temps. Alors il fut commandé aux ſoldats, & à tout le reſte des Gens de noſtre compagnie, que chacun en ſon particulier taſchaſt de butiner ce qu’il pourroit, afin que ſans parler par apres d’aucune ſorte de partage, les vns & les autres demeuraſſent maiſtres de ce qu’ils auroient pris. Toutefois Antonio de Faria les pria que cela ſe fiſt promptement, & ne leur donna pour cét effet que demie heure de temps : à quoy tous s’accorderent tres-volontiers, & ainſi ils ſe mirent à piller les maiſons. Cependant Antonio de Faria s’en alla en celle du Mandarin qu’il priſt pour ſa part, & y trouua huit mille Taeis en argent, enſemble cinq grandes vaſes tous pleins de muſc qu’il fit garder. Pour le ſurplus il le laiſſa aux valets qui eſtoient auec luy, leſquels y trouuerent encore beaucoup de ſoyes torſes, enſemble quantité de ſatins, damas, & de pourcellaines fines, dont chacun en priſt autant qu’il en pût porter, ſi bien que les quatre Barcaſſes & les trois Champanas où nos gens s’eſtoient debarqués, furent par quatre diuerſes fois chargés & deſchargés dans le Iunco, & ainſi il n’y euſt ſi chetif valet de marinier parmy nous qui parlaſt de ce butin autrement que par caiſſes, ſans y comprendre ce qu’vn chacun d’eux celoit à part ſoy. Mais comme Antonio de Faria apperceuſt qu’vne heure & demie s’eſtoit paſſée à butiner, il fiſt faire retraitte aux ſiens, qui eſtoient tellement eſchauffés au butin, qu’il n’y auoit aucun moyen de les raſſembler, ce qui fut encore plus remarqué aux perſonnes de qualité que non pas aux autres : voyla pourquoy le Capitaine apprehendant qu’il n’arriua quelque deſaſtre à cauſe que la nuit s’approchoit, fiſt mettre le feu à la ville par dix ou douze endroits, qui pour eſtre preſque toute baſtie de ſapin & d’autre bois, s’embraſa ſi fort en moins d’vn quart d’heure, qu’à la voir ainſi bruſler, on l’euſt priſe pour vn pourtrait de l’Enfer. Ces choſes ainſi miſes à fin & tous nos hommes s’eſtans retirés, Antonio de Faria s’embarqua ſans aucun empeſchement, & tous nos gens furent ſatisfaits & contens, emmenans auec eux pluſieurs belles filles ; ſans mentir, c’eſtoit pitié de les voir mener quatre à quatre & cinq à cinq, liées auec les meſches des mouſquets, & toutes deſolées, pendant que les noſtres ne faiſoient que rire & chanter.