Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 63.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 219-223).


Comme Antonio de Faria euſt nouuelle de cinq Portugais, qui eſtoient demeurés captifs, & de ce qu’il fiſt là-deſſus.


Chapitre LXIII.



Apres que cette furieuse tempeſte fut entierement appaiſée, Antonio de Faria ſe mit incontinent dans l’autre grand Iunco qu’il auoit pris à Coja Acem, duquel eſtoit Capitaine Pedro de Sylua de Souſa, & ſe mettant à la voyle, il partit auec le reſte de ſa compagnie, qui conſiſtoit en trois Iuncos, & vne Lorche ou Lanteaa, comme les Chinois les appellent. La premiere choſe qu’il fiſt alors fut de s’en aller ancrer au havre de Nouday, afin d’y auoir nouuelles de treize captifs qu’on y auoit arreſtés ; y eſtant arriué enuiron la nuit, il enuoya de petites barques, qu’ils appellent Baloes, aſſez bien equippées pour eſpier le port, & ſonder le fonds de la riuiere, enſemble l’aſſiette du païs, & apprendre par quelque moyen quelles nauires il y auoit ; comme auſſi telles autres choſes conuenables à ſon deſſein. Pour cet effet il commanda aux Mariniers de faire tout leur poſſible pour prendre quelques habitans de la ville, afin de s’inſtruire d’eux touchant ce qu’il deſiroit, & ſçauoir au vray ce qu’eſtoient deuenus les Portugais, à cauſe qu’il apprehendoit qu’on ne les euſt deſia menés bien auant dans le païs. Ces deux Baloes partirent sur les deux heures apres minuict, & arriuerent à vn petit village qui eſtoit à l’emboucheure de la riuiere à la pointe d’vn petit bras d’eau appellé Nipaphau. Là il pleut à Dieu qu’ils negocierent ſi bien, qu’auant qu’il fuſt iour ils s’en reuindrent à bord de nos vaiſſeaux, amenant auec eux vne barque chargée de vaiſſelles, & de canes de ſucre, qu’il treuuerent ancrés au milieu de la riuiere. Dans cette barques il y auoit huit hommes & deux femmes, enſemble vn petit enfant aagé de ſix ou ſept ans. Apres qu’ils ſe virent tous dans le Iunco d’Antonio de Faria, ils furent ſaiſis d’vne ſi grande apprehenſion de la mort qu’on fut vn long-tẽps ſans les pouuoir raſſeurer. Ce qu’apperceuant Antonio de Faria, il tâcha de les remettre le mieux qu’il pût, & ſe miſt à les interroger, mais quelque demãde qu’on leur fiſt, on ne leur ſceut iamais tirer de la bouche d’autres paroles que les ſuiuantes : Suqui humidau nivangao lapopoa dogotur, c’eſt à dire ; ne nous tués point ſans raiſon, car Dieu vous fera rendre cõpte de noſtre ſang à cauſe que nous ſommes de pauures gens, & ce diſant il pleuroient de telle ſorte, & trembloient ſi fort, qu’ils ne pouuoient prononcer aucune parole. Cela fiſt, qu’Antonio de Faria voyant leur miſere & leur grande ſimplicité, ne les voulut point alors importuner dauantage, mais diſſimula pour vn temps. Neantmoins, pour en venir à bout plus facilement, il pria vne femme Chinoiſe qui eſtoit Chreſtienne, & que le Pilote auoit là menée, qu’elle euſt à les careſſer, & à les aſſeurer qu’il ne leur ſeroit fait aucun mal, afin que remis de cette ſorte ils pûſſent reſpondre plus à propos aux demandes qu’on leur feroit. Dequoy la Chinoiſe s’acquitta ſi bien, & les appriuoiſa de telle ſorte par les careſſes qu’elle leur fiſt, qu’vne petite heure apres ils dirent à cette femme, que ſi le Capitaine les vouloit laiſſer aller librement dans leur batteau où il auoient eſté pris, il confeſſeroiẽt tres-volontiers tout ce qu’ils auoiẽt veu & ouy dire. Antonio de Faria leur ayant promis de le faire ainſi, & meſme s’y eſtant obligé par beaucoup de paroles, vn d’entreux qui eſtoit le plus aagé, & qui ſembloit auoir de l’auctorité par deſſus tous, s’addreſſant à luy : Certes, luy dit-il, ie ne me fie pas beaucoup à tes paroles, pource que tu viens les amplifier ſi au long que i’ay belle peur que l’effet n’en ſoit point conforme à la promeſſe. C’eſt pourquoy ie te prie que tu me iures par cét element qui te porte, que tu ne manqueras point à ce que tu me viens de dire ; autrement s’il t’aduient de te pariurer, tien pour certain que le Seigneur, dont la main eſt toute puiſſante, s’irritera contre toy auec vne telle impetuoſité de cholere, que les vents par le haut, & la mer par en bas, ne ceſſeront iamais de s’oppoſer à ta volonté durant tes voyages : car ie te iure par la beauté de ces eſtoiles que le menſonge n’eſt pas moins laid & odieux à la veuë de ce ſouuerain Seigneur, que la ſuperbe des miniſtres des cauſes qui ſe iugent çà bas en terre, lors qu’auec meſpris & diſcourtoiſie ils parlent aux parties, qui leur demandent la iuſtice dont il ont beſoin. Antonio de Faria s’eſtant derechef obligé par ſerment auec les ceremonies conformes à l’intention du vieillard, l’aſſeurant qu’il ne luy manqueroit point de parole, le Chinois dit qu’il ſe tenoit pour content ; & alors il continua de cette ſorte. Il n’y a que deux iours que i’ay veu le mener en la Chifanga priſon de Nouday les hommes que tu demandes, chargés de gros fers aux pieds ; ce qu’on a fait ſur la creance qu’on a euë qu’ils eſtoient de vrays larrons, qui ne faiſoient d’autre meſtier que de voler ceux qui n’auigeoient ſur la mer. Ces paroles mirent fort en inquietude & en colere Antonio de Faria, auquel il ſembla que la choſe pouuoit bien eſtre comme le vieillard la rencontoit, de maniere que voulant pourueoir ſans autre delay, à ce qu’il iugea neceſſaire pour leur deliurance, à cauſe de l’extreme danger qu’il s’imagina deuoir s’enſuiure du retardement, il leur enuoya vne lettre par vn de ces Chinois, à la place duquel in retint tous les autres en oſtage. Ceſtui-cy partit le lendemain ſi toſt qu’il fut iour ; & d’autant qu’il importoit grandement aux Chinois d’eſtre deliurés du lieu où ils ſe trouuoient captifs ; celuy qui ſe chargea de la lettre, & qui eſtoit mary de l’vne de ces deux femmes que l’on auoit priſes dans le batteau chargé de vaiſſelle, qui pour lors eſtoient demeurées dans le Iunco, fiſt pour cet effet vne telle diligence, qu’enuiron le midy il fut de retour auec la reſponſe eſcrite ſur le dos de la lettre qu’il auoit portée, & ſignée de tous les cinq Portugais. Par cette lettre ils donnoient aduis ſuccintement à Antonio de Faria, qu’on les detenoit cruellement dans vue priſon, d’où aſſeurement ils ne ſortiroient point, que pour aller au ſupplice, & que cela eſtant ils le ſupplioient par les playes de noſtre Seigneur Ieſus-Chriſt, qu’il ne les laiſſaſt perir en ce lieu à faute de ſecours, ſelon qu’il leur auoit promis au commencement du voyage, puiſque c’eſtoit ſeulement pour l’amour de luy qu’ils eſtoient reduits en ce deplorable eſtat. A ces choſes ils en adiouſtoient pluſieurs autres fort pitoyables, cõme venant de la part de ces eſtrangers qui eſtoient captifs ſous la tyrannie de gens felons & cruels, tels que ſont les Chinois. Antonio de Faria ayant receu cette lettre la leut en la preſence de tous ceux de ſa compagnie, auſquels il demanda conſeil ſur ce qu’il auoit à faire là-deſſus. Or comme ils eſtoient pluſieurs à le conſeiller, auſſi leurs opinions ſe treuuerent differentes, dequoy luy ne fut pas beaucoup ſatiſfait ; ce qui fut cause qu’il y euſt vne grande contention. Alors comme il vit que pour la diuerſité des aduis l’on ne prenoit aucune reſolution ſur cette affaire, il leur dit preſque tout en cholere ; Meſſieurs & freres, i’ay promis à Dieu par vn ſerment ſolemnel que ie luy en ay fait, de ne point partir d’icy, qu’auparauant par quelque moyen que ce ſoit ie n’aye entre mes mains ces pauures ſoldats mes compagnons, quand meſme ie deurois à leur occaſion expoſer mille fois ma vie, & aux deſpens de mon propre bien que i’eſtimeray peu de choſe pour leur ſujet ; C’eſt pourquoy, Meſſieurs, ie vous ſupplie tres-inſtamment, que pas vn de vous ne s’oppoſe à ce deſſein de l’execution duquel mon honneur depend entierement, pource que i’ay fait ſerment dans la ſaincte maiſon de Noſtre Dame de Nazareth, que s’il y a quelqu’vn qui me contrarie ie le croiray mon ennemy, parce que ie n’en pourray penſer autre choſe, ſinon qu’il s’oppoſera au bien de mon ame. A ces paroles tous firent reſponſe que ce qu’il diſoit eſtoit le moyen le plus aſſeuré, & que pour deſcharger ſa conſcience il n’y auoit rien dans le monde qui deuſt l’empeſcher de le faire ainſi. A cela ils adiouſterent que tous tant qu’ils eſtoiẽt ils expoſeroient leur vie pour ce ſujet ; le Capitaine les ayans remerciés là deſſus, & les embraſſant le chappeau à la main, & les yeux tous baignés de larmes auec beaucoup de complimens, il leur proteſta derechef, qu’à l’aduenir il accompliroit en effet ce dequoy pour le preſent il ne les pouuoit aſſeurer que de paroles, choſes qui les rendiſt tous conformes en leurs aduis, & grandement ſatiſ-faicts.