Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 62.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 216-219).


Continuation du grand danger que nous couruſmes, & du ſecours qui nous arriua là-deſſus.


Chapitre LXII.



Ayant ainſi paſſé la nuit nuds que nous eſtions, bleſſez, tous hors d’haleine à cauſe du grand mal que nous auions enduré, à la fin comme le iour commença de paroiſtre, il plût à Dieu que le vent cõmençaſt auſſi à ſe diminuer ; ce qui fut cauſe que le Iunco demeura vn peu plus en repos, bien que pour lors il fut ſur le haut du banc, & qu’il y euſt dedans quelques treize pans d’eau ; tellement que pour taſcher d’eſquiuer vn ſi grand danger qui nous menaçoit, nous ſortiſmes tous dehors, & nous attachaſmes au cordage qui bandoit hors le Nauire, pource que les vagues battoient auec tant de violence contre le vaiſſeau, que nous apprehendions d’eſtre ſubmergez ou iettez contre les eſcueils, choſe qui eſtoit deſja arriuée à dix ou douze des noſtres, pour ne s’eſtre tenus ſur leurs gardes. Or comme le iour parût tout à fait, Dieu permiſt que le Iunco de Mem Taborda, & d’Antonio Anriquez nous deſcouurit, apres auoir eſté toute la nuict les voiles baiſſées, & le vaiſſeau chargé par prouë d’vne quantité de bois fait en radeaux à la Chinoiſe ; dequoy les officiers s’eſtoient aduiſez afin que le Nauire en ſupportaſt plus facilement la tourmente. Or ce Iunco ne nous euſt pas pluſtoſt deſcouuerts, qu’il s’en vint à nous ; de maniere que nous ayant joints, ceux qui eſtoient dedans nous ietterent vne grande quantité de baſtons liez à des cordes, afin que nous euſſions à nous y attacher, ce que nous fiſmes tout auſſi-toſt, & en cela il ſe paſſa bien vne heure de temps auec beaucoup de trauail, pour l’extréme deſordre, & le deſir qu’auoit vn chacun d’eſtre ſauué le premier. Ce qui fut cauſe qu’il y euſt vingt hommes de noyez, cinq deſquels eſtoient Portugais, auſquels Antonio de Faria euſt plus de regret qu’à toute la perte du Iunco, & à toute la marchandiſe qui eſtoit dedans, bien que la valeur n’en fuſt pas ſi petite, qu’elle ne paſſaſt plus de cent mille Taeis, & ce ſeulement en marchandiſe d’argent. Car la plus grand part du butin fait ſur Coja Acem, auoit eſté mis dans le Iunco d’Antonio de Faria, comme eſtant celuy de tous où il ſembloit y auoir moins de danger qu’aux autres vaiſſeaux, qui n’eſtoient ny ſi bons, ny ſi aſſeurez. Ainſi apres qu’auec beaucoup de peine & de danger nous fuſmes recoux dans le Iunco du meſme Taborda, nous employaſmes tout le iour en des plaintes continuelles, pour raiſon d’vn ſi malheureux ſuccés, ſans auoir aucune nouuelles de nos autres compagnons. Neantmoins il plût à noſtre Seigneur, qu’enuiron le ſoir nous deſcouuriſmes deux voiles, qui d’vn bord à l’autre faiſoient des voltes ſi courtes, qu’on euſt dit que ce n’eſtoit qu’à deſſein de couler le temps ; ce qui nous fiſt croire qu’elles eſtoient des noſtres. Or pource que la nuit s’auançoit, il ne fut point trouué à propos de nous y en aller, pour quelques raiſons que l’on donna là deſſus ; de maniere que leur ayant fait fanal ils nous reſpondirent incontinent conformément à noſtre deſſein. Or comme nous eſtions preſqu’à la fin de la derniere garde, ils s’approcherent de nous, & apres nous auoir ſalüez aſſez triſtement, il nous demanderent des nouuelles, tant du Capitaine General, que du reſte de la compagnie. A quoy nous leur fiſmes reſponſe, qu’auſſi-toſt qu’il ſeroit iour on leur en diroit, & que cependant ils euſſent à ſe retirer de là iuſqu’au lendemain, que le iour fût eſclaircy ; pource que les vagues eſtoient ſi hautes, que quelque deſaſtre pourroit bien s’en enſuiure. Le lendemain ſi toſt que l’eſtoille du iour cõmença de paroiſtre, deux Portugais s’en vindrent à nous du Iunco de Quiay Panjan, & voyant Antonio de Faria en l’équipage qu’il eſtoit dans le Iunco de Mem Taborda, pource que le ſien eſtoit deſia tout perdu, comme ils ſceurent le triſte ſuccés de ſa fortune, eux nous raconterẽt la leur, qui ne ſe treuua gueres meilleure que la noſtre ; car ils nous aſſeurerent qu’vne bouraſque de vent leur auoit ietté trois hommes dans la mer, auſſi loing de leur vaiſſeau comme vn ject de pierre, choſe à n’en point mentir qu’on n’auoit iamais veuë ny ouye. Par meſme moyen ils nous raconterent comme le petit Iunco s’eſtoit perdu auec cinquante hommes preſque tous Chreſtiens, donc il y en auoit ſept ſeulement de Portugais, dont le Capitaine eſtoit Nuno Preto, homme honorable & de grand eſprit ; dequoy il auoit donné de fort bonnes preuues aux aduerſitez paſſées ; auſſi fût ce bien auec vne extréme regret qu’Antonio de Faria appriſt vne ſi faſcheuſe nouuelle. En ce meſme temps arriua vne des deux Lanteaas deſquelles iuſqu’alors on n’auoit point ouy parler. Ceux qui eſtoient dedans nous raconterent pareillement les grandes fortunes qu’ils auoient courues, nous aſſeurerent que l’autre auoit rompu les cables & laiſſé ſes ancres en mer, & qu’à leur veuë elle s’eſtoit toute fracaſſée ſur le riuage, ſans que de tous ceux qui eſtoient dedans il ſe fuſt ſauué que treize perſonnes, dont il y auoit cinq Portugais & trois valets Chreſtiens, que ceux du païs auoient fait eſclaues & menés à vn lieu nommé Nonday, de maniere que par cette malheureuse tourmente ſe perdirent deux Iuncos & vne Lanteaa ou vne Lorcha, dans leſquels moururent plus de cent perſonnes, où il y auoit onze Portugais, ſans y comprendre les eſclaues & la perte de tout le reſte de l’equipage, tant en marchandiſe qu’en argent, en riches ioyeaux, en artillerie, en armes, viures & munitions, le tout eſtimé à plus de deux cent mille ducats : tellement que le Capitaine & tous les ſoldats ſe treuuerent deſtitués de tout, n’ayants autre choſe que ce qu’ils auoient ſur leurs corps. Nous appriſmes depuis que de ſemblables fortunes de mer aduiennent ordinairement en cette coſte de la Chine plus qu’en aucun autre païs, tellement qu’il eſt impoſſible d’y nauiger vne ſeule année ſans qu’il arriue quelque naufrage, ſi ce n’eſt qu’aux conionctions des pleines lunes on ſe mette à l’abry dans les ports, leſquels y ſont en fort grand nombre, & ſi bons que ſans apprehender aucune choſe on y peut entrer ayſement, pource qu’ils ſont tous fort nets, horſmis ceux de Lamau & de Sumbor qui ont quelques eſcueils, qui du coſté du Sud ſont eſloignés de demy lieuë de l’embouchure.