Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 56.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 193-196).



De la rencontre que fiſt Antonio de Faria le long de la coſte de Lamau, d’un Corſaire Chinois, grand amy des Portugais, & de l’accord qu’ils firent enſemble.


Chapitre LVI.



Il y auoit deſia deux iours que nous nauigions le long de la coſte de Lamau auec vent & marée fauorables, lors qu’il pleut à Dieu de nous faire rencontrer vn Iunco de Patane qui venoit de Lequio, lequel eſtoit commandé par vn Corsaire Chinois nommé Quiay Pauian, grand amy de la nation Portugaiſe, & fort enclin à noſtre façon de viure & à nos couſtumes ; de cettuy cy il y auoit trente Portugais, hommes adroits & bien choiſis qu’il tenoit à ſolde, & qu’il aduantageoit plus que les autres auec dons & preſens, par le moyen deſquels il les faiſoit tous riches. Ce Iunco ne nous fuſt pas ſi toſt deſcouuert, qu’il ſe reſolut de nous attaquer, luy ſemblant que nous eſtions autres que Portugais ; de ſorte que le Corſaire ſe mettant en deuoir de nous inueſtir, comme vieil ſoldat qu’il eſtoit vſité au meſtier de Pyrate, il gagna le deſſus du vent, prés trois quarts du Rhomb de noſtre route ; cela fait, il pougea entre deux eſcouttes, & arriuant ſur nous, s’en approcha de la portée d’vn mouſquet, il nous fiſt vne ſalve de quinze pieces d’artillerie ; ce qui nous eſpouuanta grandement à cauſe que la pluſpart eſtoient fauconneaux & pierriers. Alors Antonio de Faria donnant courage à ſes gens, comme valeureux qu’il eſtoit & bon Chreſtien, les poſa ſur le tillac aux lieux les plus neceſſaires, tant à la pouppe qu’à la prouë, en reſeruant quelques-vns pour les placer apres où il en ſeroit de beſoin. Ainſi reſolus que nous eſtions de voir la fin de tout ce que la fortune luy preſenteroit, il pleuſt à Dieu nous faire voir vne Croix dans la banniere de nos ennemis, & ſur le chapiteau de leur pouppe quantité de bonnets rouges, que les noſtres auoient accouſtumé de porter en ce temps là dans les armées ; ce qui nous fiſt croire que telles gens pouuoient eſtre des Portugais, qui venoient de Liampoo, pour s’en aller à Malaca, comme ils auoient accouſtumé de faire en cette ſaiſon. Nous leur fiſmes donc incontinent vn ſignal pour nous donner à connoiſtre à eux, qui n’eurent pas ſi toſt veu que nous eſtions Portugais, qu’en ſigne de joye ils firent tous de grands cris, & baiſſerent les deux huniers à meſme temps, pour ſignal d’obeïſſance ; puis nous enuoyerent auſſi-toſt leur petite barque qu’ils appellent Balon, bien équippée auec deux Portugais, pour ſçauoir quelles gens nous eſtions, & d’où nous venions : A la fin apres nous auoir bien reconneus, ils s’approcherent de nous auecque plus d’aſſeurance, puis nous ayans ſalüez, & nous eux, ils entrent dans noſtre Iunco, où Antonio de Faria les receut auecque beaucoup de joye. Et d’autant qu’ils eſtoient conneus de quelques vns de nos ſoldats, ils y demeurerent vn long-tems, pendant lequel ils nous raconterent pluſieurs particularitez neceſſaires à noſtre deſſein. Cela fait, Antonio de Faria enuoya Chriſtophe Borralho auec eux, pour les accompagner, & pour viſiter de ſa part Quiay Panjan, & luy bailler vne lettre qui luy enuoyoit remplie de force complimens, & de pluſieurs offres d’amitié ; dequoy ce Corſaire Panjan, ſe tint ſi content & ſi glorieux, qu’il luy ſembloit n’eſtre pas luy-meſme, tant il eſtoit remply de vanité, & paſſant pres de noſtre Iunco, il fit amener toutes ſes voiles ; puis accompagné de vingts Portugais il s’embarqua dans la barque qui ſuiuoit le vaiſſeau, & s’en vint viſiter Antonio de Faria auec vn beau & riche preſent, qui valloit plus de deux mille ducats, tant en ambre gris, & en perles, qu’en joyaux d’or & d’argent. Antonio de Faria le receut incontinent, & les Portugais en firent de meſme auec de grandes demonſtrations d’amitié & pluſieurs témoignages d’honneur. Apres que tous ceux de ſa ſuite ſe furent aſſis, Antonio de Faria ſe mit à diſcourir auec eux de quelques choſes plaiſantes, ſelon l’occaſion & le temps. Par meſme moyen il leur fiſt le recit de ſa perte & de ſon malheureux voyage, leur deſcouurant le deſſein qu’il auoit d’aller à Liampoo, pour s’y renforcer de gens, & ſe pourueoir de vaiſſeaux de rame, afin de s’en retourner derechef courir la coſte d’à mont, & paſſer dans l’enſe de Cauchenchine, pour aller gagner les mines de Quoanjaparu, où l’on luy auoit dit qu’il y auoit ſix fort grandes maiſons pleines de lingots d’argent, outre vne plus grande quantité qui ſe fondoit le long de la riuiere, & que ſans aucun peril chacun ſe pouuoit facilement enrichir. A quoy le Corſaire Panjan fiſt reſponſe, Pour moy, Monſieur le Capitaine, ie ne ſuis pas ſi riche comme beaucoup croyent ; mais il eſt vray que je l’ay eſté autresfois, battu des meſmes coups de fortune, que ceux dont tu viens de m’entretenir, leſquels m’ont rauy le meilleur de mes richeſſes ; c’eſt pourquoy ie crains de m’aller remettre dans Patane où i’ay femme & enfans, à cauſe que je ſuis certain que le Roy me prendra tout ce que i’y porteray ; parce que i’en ſuis party ſans permiſſion, & qu’il fera cette offense fort criminelle, afin de me voler comme autresfois il a fait d’autres pour des ſujets beaucoup moindres que celuy dont il me peut accuſer. C’eſt pourquoy ie t’aduiſe, que ſi tu es content que ie te tienne compagnie au voyage que tu veux faire, auecque cent hommes que j’ay dans mon Iunco, quinze piece d’artillerie, trente mouſquets, & quarante harquebuſes, que portent ces Meſſieurs les Portugais qui ſont auec moy, ie le feray tres-volontiers, à condition que de ce qui ſe gagnera tu m’en fera part du tiers, & de cela ie te prie de me donner vne aſſeurance eſcrite de ta main, & de me iurer par ta Loy d’accomplir entierement ta promeſſe. Antonio de Faria accepta cette offre de bonne volonté, & apres l’en auoir pluſieurs fois remercié de paroles pour ce ſujet, il luy jura ſur les ſaintes Euangiles de faire ce dont il l’auoit requis, ſans y manquer en aucune façon, & luy en fit incontinent vne promeſſe de ſa main, au bas de laquelle, dix ou douze des principaux des leurs, ſignerent comme teſmoins. Cet accord faict, ils s’allerent tous deux mettre en vne riuiere nommée Anay, eſloignée de là de cinq lieuës, où ils firent prouiſion de tout ce dequoy ils auoient beſoin, moyennant vn preſent de cent ducats qu’ils donnerent au Mandarin Capitaine de la ville.