Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 55.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 188-192).



Comme nous partiſmes de cette Iſle des Larrons, pour aller vers celle de Liampoo, & de ce qui nous aduint iuſqu’à ce que nous arriuaſmes à vne riuiere nommée Xingrau.


Chapitre LV.



Apres que nous fuſmes tous retirez dans la Lanteaa, & aſſeurez que les Chinois deceus ne nous pouuoient nuire en aucune façon que ce fut, nous nous miſmes à manger à loiſir ce qu’ils auoient fait appreſter pour leur diſner, par vn vieillard que nous y trouuaſmes dedans, & c’eſtoit vne grande poiſle de riz, auec du lard haché, choſe qui nous contenta grandement alors, à cauſe du grand appetit que nous auions tous. Apres que nous euſmes diſné, & rendu graces à Dieu du bien que nous venions de receuoir de ſa prouidence, l’on fit inuentaire de la marchandiſe qui eſtoit dans la Lanteaa, où l’on trouua quantité de ſoye torſe, auec des damas, des ſatins, enſemble trois grands pots de muſc, & le tout fut eſtimé quatre mille eſcus, outre la bonne prouiſion qu’il y auoit de riz, de ſucre, de jambons, & de deux poulaillers pleins de poules, qui pour lors furent eſtimez plus que tout le reſte, pour le recouurement de la ſanté des malades, qui eſtoient parmy nous en aſſez bon nombre. Alors nous commençaſmes tous à coupper ſans crainte des pieces de ſoye, deſquelles vn chacun de nous s’accommoda ſelon le beſoin que nous en auions. Antonio de Faria ayant veu vn petit enfant qui eſtoit demeuré, aagé de douze à treize ans, fort blanc & bien ioly, luy demanda d’où venoit cette Lanteaa, & pour quel ſuiet elle s’eſtoit renduë en ce lieu, enſemble à qui elle appartenoit, & où elle s’en alloit ? Hélas ! reſpondit l’enfant, elle eſtoit n’agueres à mon malheureux pere, à qui il eſt eſcheu par vn ſort malencontreux, que vous autres luy auez pris en moins d’vne heure, ce qu’il n’auoit gaigné qu’en plus de trente années. Il venoit d’vn lieu nommé Quoaman, où en eſchange de lingots d’argent, il auoit achepté toute la marchandiſe que vous auez, pour l’aller vendre aux Iuncos de Siam, qui ſont au port de Combay. Et dautant qu’il auoit beſoin d’eau, ſon malheur a voulu qu’il la ſoit venu prendre en ce lieu, où vous autres luy auez volé ſa marchandiſe, ſans aucune crainte de la Iuſtice diuine. Antonio de Faria luy dit là deſſus, qu’il ne pleuraſt point, & ſe mit à le careſſer, luy promettant qu’il le traitteroit comme ſon fils, & qu’il le tiendroit touſiours pour tel. Surquoy l’enfant le regardant fixement, luy reſpondit en ſe ſouſriant par maniere de meſpris : Ne penſe pas que pour eſtre enfant, ie ſois ſi niais de croire de toy, qu’ayãt volé mon pere, tu me pruiſſe iamais traicter comme ton fils. Que ſi tu es tel que tu dis, ie te prie infiniment pour l’amour de ton Dieu, que tu me laiſſes ietter à nage vers cette triſte terre, où eſt demeuré celuy qui m’a engendré, à cauſe que là eſt mon veritable pere, auec lequel ie veux pluſtoſt mourir dans ce bois où ie le voy ſe lamenter, que de viure auec des gens ſi meſchans que vous eſtes. Alors quelqu’vn de eux qui eſtoient là preſens l’ayant voulu reprendre, & luy remonſtrer que cela n’eſtoit pas bien parlé. Voulez vous ſçauoir, luy reſpõdit-il, pourquoy ie l’ay dit, c’eſt à cauſe qu’apres que vous auez eſté bien ſaouls, ie vous ay veu loüer Dieu auec les mains iointes, & les levres acharnées & beantes comme des hommes, qui ſemblent monſtrer les dents au Ciel, ſans ſatisfaire à ce qu’ils ont volé. Mais croyez que le Seigneur de la main puiſſante, ne vous oblige pas tant à remuer les dents, comme il vous defend de prendre le bien d’autruy, & à plus forte raiſon de voler & de meurtrir, qui ſont deux pechez ſi grands, qu’apres voſtre mort, vous le recognoiſtrez par le rigoureux chaſtiment de ſa diuine Iuſtice. Antonio de Faria s’eſtonnant des raiſons de ce petit garçon, luy demanda s’il ſe vouloit faire Chreſtien ? A quoy il reſpondit, le regardant fixement : ie n’entens pas ce que vous me dites, & ne ſçay quelle eſt la choſe que vous me propoſez. Declarez-la moy premierement, & apres ie vous reſpondray à propos. Alors Antonio de Faria le luy declara par paroles ſecrettes, & à ſa mode, ſans que le garçon luy voulut iamais reſpondre aucune choſe, ſi ce n’eſt que les yeux eleuez au Ciel, & les mains iointes il dit en pleurant, Beniſte ſoit, Seigneur, ta puiſſance, qui permet qu’il y ait ſur terre des gens, qui parlent ſi bien de toy, & qui obſeruent ſi peu ta loy, comme ces miſerables aueugles, qui croyent que voler & preſcher ſoient des choſes qui te puiſſent ſatisfaire, comme des Princes Tyrans qui viuent ſur terre. Cela dit, ne voulant plus reſpondre à aucune demande, il s’en alla pleurer en vn coing, ſans que durant trois iours il voulut manger choſe quelconque qu’on luy preſentaſt. Alors prenant conſeil touchant la route que de ce lieu on deuoit tenir pour ſçauoir ſi l’on iroit du coſté du Nord, ou du Sud, il y euſt beaucoup de differentes opinions là deſſus, à la fin deſquelles il fut conclud, qu’il nous falloit aller à Liampoo, qui eſtoit vn port eloigné de là en auant vers le Nord de deux cent ſoixante lieuës, à cauſe qu’il pourroit arriuer que le long de cette coſte, nous aurions moyen de nous emparer d’vn autre meilleur vaiſſeau plus grand & plus commode, que celuy que nous auions, lequel eſtoit trop petit pour faire vn ſi long voyage, pour les dangereuſes bouraſques qui ſont ordinairement cauſées par les nouuelles Lunes en la coſte de la Chine, où ſe perdent tous les iours beaucoup de Nauires. Auec ce deſſein nous fiſmes voile enuiron Soleil couché, laiſſant les Chinois ſur le riuage bien eſtonnez de leur infortune, & ainſi nous voguaſmes cette nuict auec la prouë par Nord-eſt, & vn peu auant le iour nous decouuriſmes vne petite Iſle nommée Quintoo, où nous priſmes vne barcaſſe de peſcheurs pleine de quantité de poiſſon fraiz, de laquelle nous tiraſmes ce qui nous eſtoit neceſſaire, & y priſmes encore huict hommes de douze qui eſtoient dedans, & ce pour le ſeruice de noſtre Lanteaa, à cauſe que nos gens n’y pouuoient pas beaucoup ſeruir pour eſtre trop foibles, à raiſon des trauaux qu’ils auoiẽt ſoufferts. Les 8. peſcheurs interrogez quels ports il y auoit en cette coſte, iuſques à Chincheo, où il nous ſembloit que nous pourrions treuuer quelque Nauire de Malaca, nous dirent qu’à 18. lieuës de là il y auoit vne bonne riuiere & vne bonne rade, qui s’appelloit Xingrau, où d’ordinaire on rencontroit force Iuncos, qui y chargeoient du ſel, de l’alun de roche, de l’huile, de la moutarde, & du ſetanie, en laquelle nous pouuions amplement & facilement nous accommoder de tout ce que nous auions de beſoin, & qu’à l’entrée d’icelle il y auoit vn petit village nommé Xamoy, peuplé de pauures peſcheurs ; mais que trois lieuës plus auant eſtoit la ville, où il y auoit force ſoye, muſc, pourcelaines, & autres ſortes de marchandiſes, que l’on tranſportoit en pluſieurs endroits. Auec cet aduis nous allaſmes vers cette riuiere, où nous arriuaſmes le lendemain apreſdiſner, & anchraſmes vis à vis d’icelle enuiron vne lieuë dans la mer, de crainte que noſtre malheur ne nous fit courir ſemblable fortune, que celle dont i’ay parlé cy-deuant. La nuict ſuiuante nous priſmes vn Paroo de peſcheurs, auſquels nous demandaſmes quels Iuncos il y auoit en cette riuiere, combien ils eſtoient, & la quantité de gens qu’il y auoit en iceux, & pluſieurs autres choſes propres à noſtre deſſein. A quoy ils reſpondirent, qu’en la ville qui eſtoit à mont la riuiere, il y auoit enuiron deux cens Iuncos ſeulement, à cauſe que la pluſpart eſtoient deſia partis pour s’en aller à Ainan, à Sumbor, Lailoo, & autres ports de la Cauchenchine : Qu’au reſte en l’habitation de Xamoy nous pouuions eſtre en ſeureté, & que l’on nous y vendroit toute ſorte de choſes, dont nous aurions beſoin, & ainſi nous entraſmes dans l’emboucheure de cette riuiere, & y anchraſmes tout ioignant le village, où nous demeuraſmes l’eſpace d’vne demie heure de temps, & c’eſtoit enuiron la minuict vn peu plus ou moins. Mais Antonio de Faria voyant que la Lanteaa en laquelle nous nauigions, ne pouuoit nous conduire à Liampoo, où nous auions fait deſſein de nous rendre pour hyuerner, conclud par l’aduis de la pluſpart de ſes gens, de ſe pourueoir d’vn autre meilleur vaiſſeau ; & combien qu’en ce temps-là nous ne fuſſions point en eſtat de rien entreprendre ; toutesfois la neceſſité nous contraignit de faire plus que nos forces ne permettoient ; il y auoit pour lors dans le port vn petit Iunco anchré ſeul ſans qu’il y en euſt aucun autre ; ioint que ceux de dedans eſtoient en fort petit nombre, & tous endormis. Antonio de Faria iugeant que ce luy eſtoit vne bonne commodité pour effectuer ſon deſſein, y accourut incontinent, laiſſant ſon anchre en mer, & s’egala auec ce Iunco ; puis auec vingt-ſept ſoldats, & huict garçons qu’il auoit encore, il monta en haut s’aydant des cordages du Iunco, ſans auoir eſté apperceu de perſonne iuſques alors, & y treuuant ſix ou ſept Mariniers Chinois tous endormis, il les fit prendre & lier pieds & mains, & les menaça que s’ils crioient, il les tuëroit tous ; tellement que la grande peur qu’ils eurent, les empeſcha de parler. Alors coupant les deux cables qui tenoient anchré le vaiſſeau, il fit voile le plus promptement qu’il luy fut poſſible, ſortant hors de la riuiere, & la coſtoyant tout le temps qui luy reſtoit de la nuict, touſiours la prouë à la mer. Le lendemain il arriua à vne Iſle nommée Pullo Quirim, eloignée du lieu d’où il eſtoit party de neuf lieuës. Là Dieu nous aydant par vn petit vent de poupe, trois iours apres nous allaſmes anchrer à vne Iſle nommée Luxitay, en laquelle il nous fut neceſſaire pour la gueriſon des malades, de ſeiourner quinze iours, tant à cauſe qu’elle eſtoit de bon air, & qu’il y auoit de bonne eau, comme auſſi pour quelques rafraiſchiſſements que les peſcheurs nous apportoient en eſchange de riz. En ce lieu le Iunco fut visité, & n’y fut treuué autre marchandiſe que du riz, que dans ce port de Xamoy ils vendoient, dont la plus grande part fut par nous iettée dãs la mer, afin que le Iunco en fut plus leger & plus aſſeuré pour noſtre voyage, puis nous changeaſmes l’équipage du Iunco dans la Lanteaa, & la miſmes en terre pour la calfeutrer, à cauſe qu’il nous eſtoit neceſſaire pour faire noſtre prouiſion d’eau aux ports où nous entrions, & en ce faiſant nous paſſaſmes (comme i’ay deſia dit) quinze iours dans cette Iſle, pendant lequel temps les malades recouurerent leur entiere gueriſon, puis nous en partiſmes pour aller vers Liampoo, d’où nous auions nouuelles qu’il y auoit force Portugais arriuez de Malaca, Sunda, Siam & de Patane, qui tous les ans en ce meſme temps y ſouloient venir hyuerner.