Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 22.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 76-81).


Comment ie m’en allay treuuer le Roy d’Aaru, à qui ie donnay le preſent que Pedro de Faria luy enuoyoit, & de ce que ie fis eſtant auec luy.


Chapitre XXII.



Ie n’eus pas ſi toſt gaigné la riuiere de Punetican, que ie mis pied à terre, & m’en allay droict à vne tranchée, à laquelle le Roy faiſoit trauailler en perſonne à l’entrée de la riuiere, pour empeſcher le débarquement aux ennemis. M’eſtant preſenté à luy, il me receut auec vne grande demonſtration d’allegreſſe. Alors ie luy donnay la lettre que Pedro de Faria luy enuoyoit, par laquelle il luy faiſoit eſperer qu’à l’aduenir il l’iroit ſecourir en perſonne, s’il en eſtoit beſoin, & y adiouſtoit pluſieurs autres complimens, qui ne couſtoient rien à dire, dont le Roy ſe tint pour grandement content ; car il s’imaginoit deſia que l’effet s’en deuſt enſuiure veritablement. Mais apres qu’il euſt veu le preſent que ie luy fis, qui conſiſtoit en poudre, & en autres munitions, il en fut tellement ioyeux, que s’eſtant mis à m’embraſſer ; Mon bon amy, me dit-il, ie t’aſſeure que la nuict paſſée i’ay ſongé que de la fortereſſe du Roy de Portugal mon Maiſtre, me venoient tous ces biens que ie vois maintenant deuant moy, par le moyen deſquels, auec l’aſſiſtance de Dieu i’eſpere deffendre mon Royaume, & le ſeruir, comme i’ay touſiours fait iuſqu’à maintenant, dequoy peuuent rendre bon teſmoignage tous les Capitaines qui ont cy-deuant commandé dans Malaca. Là-deſſus apres s’eſtre enquis de moy de certaines choſes qu’il deſiroit ſçauoir, tant pour le regard des Indes, que du Royaume de Portugal, il recommanda à ſes gens le trauail de la tranchée, où tous s’occupoient auec beaucoup d’ardeur, puis me prenant par la main, tout à beau pied qu’il eſtoit, auec cinq ou ſix Gentils-hommes qu’il auoit prés de luy, ſans aucune autre compagnie, il me mena droit à la ville, qui eſtoit à vn quart de lieuë de la tranchée, là il me fit vn fort beau accueil dedans ſon Palais, où il me traitta magnifiquement, & meſme il me fit ſaluër ſa femme, choſe qui ſe pratique fort rarement en ce pays-là, & que l’on impute à vn honneur particulier. Alors me la faiſant voir auec les larmes aux yeux, qu’il reſpandoit en grande abondance, Portugais, me dit-il, voicy le ſuiet pour qui ie redoute la venuë de mes ennemis, car n’eſtoit que ie ſuis retenu de ma femme, & engagé à ce que l’honneur m’oblige de faire, ie te iure par la Loy de bon More, que ie les preuiendrois en leurs deſſeins, ſans y employer d’autres hommes que les miens. Car ce n’eſt pas d’auiourd’huy que ie ſçay quel homme c’eſt que le perfide Achem, enſemble combien loin s’eſtend ſa puiſſance. Et ſans mentir, c’eſt le ſeul or qu’il poſſede en abondance, qui couure la foibleſſes des ſiens, & par le moyen duquel il gaigne les forces des Eſtrangers, dont il ſe ſert tous les iours. Or afin que tu acheues d’oüir combien vile, triſte, & odieuſe eſt la pauureté, & combien elle eſt nuiſible à vn pauure Roy, tel que ie puis eſtre ; vien t’en auec moy, & par ce peu de choſes que ie te feray voir à preſent, tu connoiſtras s’il n’eſt pas vray que la fortune m’a eſté grandement chiche de ſes biens. Cela dit, il me mena dans ſon Arcenal, qui eſtoit couuert de chaume, & me monſtra tout ce qu’il y auoit dedans, dont il pouuoit dire auec raiſon que ce n’eſtoit rien à comparaiſon de ce dequoy il auoit beſoin, pour repouſſer l’effort de deux cens trente vaiſſeaux, remplis de gens aguerris, tels que ſont les Achems, meſlez auec les Turcs Malabares. En ſuitte de cela, me racontant auec vne action fort triſte, comme vne perſonne qui par ce recit qu’il me faiſoit, déchargeoit ſon cœur de la grande peine où il eſtoit, & de l’affront qui le menaçoit ; il me dit, qu’il n’auoit pour tout que ſix mille hommes Aaruns, ſans ſecours d’aucune autre perſonne, enſemble quarante pieces de petite artillerie, comme Fauconneaux & Berches, où il y auoit auſſi vn demy Spoir de fonte, qui luy auoit eſté vendu autresfois par vn Portugais, nommé Antonio Garcia, iadis Receueur des peages, ports & entrées de la fortereſſe de Pacem, que George d’Albuquerque auoit depuis fait eſcarteler dans Malaca, à cauſe qu’il traittoit par lettres auec le Roy de Binthan, par vne maniere de trahison qu’ils tramoient enſemble. Par meſme moyen il me dit qu’il auoit auſſi quarante mouſquets, vingt ſix Elephans, cinquante hommes de cheual pour garder la place, dix ou douze milliers de baſtons à demy bruſlez, & qu’ils nomment Salignes, dont les pointes eſtoient frottées de poiſon, & pour deffendre la tranchée cinquante lances, quantité de pauois, mille pots de chaux viue, reduite en pouſſiere, pour s’en ſeruir lors qu’on l’attaqueroit, au lieu des pots de feu ; enſemble trois ou quatre barques toutes chargées de gros cailloux. En vn mot il m’entretint de ſes autres miſeres & pauuretez, qui me firent connoiſtre qu’il eſtoit tellement deſpourueu des choſes qui luy eſtoient fort neceſſaires pour remedier à vne ſi grãde neceſſité, qui ie iugeay dés l’heure que les ennemis n’auroient pas beaucoup de peine à s’emparer de ce Royaume. Neantmoins m’ayant demandé ce qui me ſembloit de ceſte abondance de munitions qui eſtoit dans ſes magasins, & s’il en auoit aſſez pour receuoir les hoſtes qu’il attendoit, Ie luy reſpondis qu’oüy, & que cela ſuffiroit pour les traiter : mais luy reconnoiſſant mon deſſein, fut quelques temps à ſonger, puis branlant la teſte, Certainement, me dit-il, ſi le Roy de vous autres Portugais ſçauoit maintenant le grand gain que celuy ſeroit, ſi ie ne perdois mon Royaume, & auſſi combien il perdroit, ſi les gens d’Achem me prenoient Aaru, il chaſtieroit ſans doute le peu de ſoin de ſes Capitaines, leſquels, aueugles qu’ils ſont, & veautrez dans leur auarice, ont laiſſé prendre pied ſi auant aux forces de mon ennemy, que i’ay belle peur que lors qu’ils le voudront tenir en bride, ils ne le puiſſent faire, ou s’ils le peuuent, que ce ne ſoit auec vne grande deſpenſe. Ie voulus reſpondre à ces paroles qu’il m’auoit dites auec vn extréme reſſentiment, mais il me défit toutes mes raiſons par des veritez ſi claires, que ie n’eus plus le courage de luy faire aucune reſponſe, pour n’auoir dequoy contredire toutes ſes plaintes. D’ailleurs, il me repreſenta pluſieurs actions aſſez noires & criminelles, dont il chargeoit quelques particuliers, dequoy ie ſuis bien content de ne rien eſcrire, tant pour ne m’eſloigner de mon recit, que pour n’auoir fait deſſein de deſcouurir les fautes d’autruy. Pour concluſion de ſon diſcours, il me dit le peu de chaſtiment ordonné aux coupables de ces choſes, & les grandes recompenſes qu’il auoit veu faire à ceux qui ne l’auoient point merité. À quoy il adiouſta, que ſi le Roy deſiroit d’accomplir entierement le deuoir de ſa charge, & conqueſter par armes des peuples ſi eſloignez de ſon Royaume, & les conſeruer, il luy eſtoit auſſi neceſſaire de punir les meſchans, que de recompenſer les gens de bien. Toutesfois, que ſi par aduenture il eſtoit tel, de croire que la nonchalance, & le peu de ſoin de chaſtier les criminels, luy pûſſent acquerir le tiltre de debonnaire ; qu’en tel cas ſes ſuiets n’auroient pas ſi toſt reconneu ſi cela procedoit de ſon inclination naturelle, qu’ils prendroient à l’heure meſme telle liberté qu’ils voudroient : ce qui pourroit eſtre cauſe à l’aduenir, de reduire les forces de ſes conqueſtes au meſme eſtat où Malaca se voyoit reduitte. Ceſte harangue finie, il ſe retira dans ſa maiſon, & m’enuoya loger en celle d’vn Marchand Gentil, natif du Royaume d’Andragie, qui durant cinq iours que i’y demeuray me traitta magnifiquemẽt ; quoy que pour en dire le vray, en ce tẽps là i’euſſe treuué bien plus agreable quelque pauure viande en vn autre logis que le ſien, pour ce que ie m’y fuſſe tenu plus aſſeurément ; car en ceſte maiſon ie n’eſtois qu’en crainte, pour les continuelles allarmes que les ennemis y donnoient ; ioinct que le lendemain de mon arriuée, des nouuelles certaines vinrent au Roy, que les gens d’Achem eſtoient deſia partis de leur pays, & qu’auparauant qu’il fuſt huit iours ils arriueroient. Ce qui fut cauſe que le Roy ſe haſta de tout ſon poſſible, tant pour donner ordre aux choſes auſquelles il n’auoit pas encore pourueu, qu’à faire ſortir de la Ville les femmes, & tous ceux qu’il iugea n’eſtre propres au combat ; comme ils furent dehors, il cõmanda qu’ils ſe retiraſſent cinq ou ſix lieuës auant dans le bois, ce qui fut executé auec vn déſordre où la pitié ſe meſloit ſi fort, que i’en eſtois effrayé moy-meſme, & Dieu ſçait ſi ie ne me repentois pas d’y eſtre venu, car à n’en point mentir, c’eſtoit vne choſe bien digne de compaſſion de voir comme quoy la Royne faiſoit ſa retraitte dans le bois, montée sur vn Elephant, & accompagnée de quarante, ou de cinquante vieillards qui la ſuiuoient peſle-meſle, ſi tranſie de peur, que i’acheuay d’inferer par là que les Achems prendroient infailliblement ce pays auec fort peu de deſpence. Cinq iours apres mon arriuée, le Roy m’enuoya querir, & me demanda quand ie m’en voulois en aller, à quoy ie fis reſponſe que ce ſeroit quand ſa grandeur me le commanderoit, mais que ie ſerois bien-aiſe que ce fuſt au pluſtoſt, pour ce que le Capitaine me deuoit enuoyer à la Chine auec ſes marchandiſes. Tu as raiſon, me reſpondit-il, puis oſtant deux braſſelets d’or maſſif qu’il portoit aux poignets, & qui peſoient enuiron trente eſcus d’or, Ie te prie, me dit-il, en me les baillan, de ne m’imputer point à auarice ſi ie te donne ſi peu de choſe : car tu peus t’aſſeurer que mon deſir a touſiours eſté d’auoir beaucoup pour donner beaucoup. Par meſme moyen tu donneras de ma part cette lettre, & ce diamant à ton Capitaine, à qui tu diras que ce que ie crois luy deuoir de ſurplus pour les plaiſirs qu’il ma fait, en me ſecourant de ſes munitions qu’il m’a enuoyées par toy, ie remets à les luy apporter moy-meſme, lors qu’auec plus de repos que ie n’en ay maintenant, ie me verray deliuré de mes ennemis.