Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 21.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 72-76).


Comme il arriua à la fortereſſe de Malaca vn Ambaſſadeur du Roy d’Aaru, & de ce qu’il y fit durant ſon ſeiour.


Chapitre XXI.



Vingt-cinq iours apres que ie fus arriué à Malaca, auec la meſme reſponſe du Roy des Batas, dont i’ay deſia fait mention ; ie treuuay que Dom Eſtienne de Gama y eſtoit encore Capitaine de la fortereſſe. Cependant il arriua vn Ambaſſadeur du Roy d’Aaru, pour luy demander ſecours de gens, enſemble quelques munitions de guerre, comme de la poudre, & des bales, pour ſe deffendre d’vne groſſe flotte que le Roy d’Achem faiſoit acheminer contre luy, en intention de le priuer de ſon Royaume ; & nous pouuoir eſtre plus proche voiſin, afin qu’ayant gaigné ce paſſage, il luy fuſt a l’aduenir plus facile d’enuoyer ſes armes contre noſtre fortereſſe de Malaca ; ioinct que depuis peu trois cens Turcs luy eſtoient venus du détroit de la Mecque : dequoy Pedro de Faria ne fut pas ſi toſt aduerty, que ſe repreſentant combien importante eſtoit ceſte affaire au ſeruice du Roy, & à la conſeruation de la fortereſſe, il en donna aduis à Dom Eſtienne de Gama, qui apres l’auoir receu, fut encore Capitaine de ce meſme Fort, par l’eſpace de ſix ſemaines. Cela fut cauſe en partie qu’il s’excuſa enuers luy de traitter du ſecours dont il eſtoit queſtion, diſant que le temps de ſon Gouuernement s’en alloit eſcheu, & que luy commençant le ſien, le deuoir de ſa charge l’obligeoit à diſpoſer de cette affaire, & à penſer au danger qui le menaçoit.

À ces paroles Pedro de Faria fit reſponſe, que s’il vouloit renoncer au temps qui luy reſtoit d’eſtre Gouuerneur, ou luy donner vne libre commiſſion de diſpoſer des magazins publics, il pouruoiroit au ſecours qu’il iugeroit neceſſaire. En vn mot ſans m’amuſer à deſduire au long ce qui ſe paſſa entre l’vn & l’autre, il me ſuffira de dire que cet Ambaſſadeur fut entierement eſconduit de ſa demande par ces deux Capitaines, dont l’vn luy dit pour excuſe, qu’il n’eſtoit encore entré en charge, & l’autre qu’il ſe voyoit ſur le point de finir la ſienne : il s’en retourna fort mal ſatisfait de ce refus, & euſt vn ſi grand reſſentiment de l’iniuſtice qu’il croyoit eſtre faite à son Roy, que le meſme matin qu’il s’embarqua, ayant rencontré fortuitement ces deux Capitaines à la porte de la fortereſſe, il dit tout haut deuant eux publiquement, & la larme aux yeux. O Dieu ! qui par vn pouuoir & vne Maieſté ſouueraine, regnes au plus haut de tous les Cieux, c’eſt maintenant qu’auec des ſouſpirs arrachez du plus profond de mon ame, ie te prends pour iuge en ma cauſe, & pour teſmoin du iuſte ſuiet que i’ay de vous faire ceſte requeſte à vous autres Meßieurs les Capitaines, & ce au nom de mon Roy fidele vaſſal qu’il eſt par hommage iuré par ſes Anceſtres à l’ancien Albuquerque, Lion eſpouuentable au bruit des vagues de la mer, au puiſſant Roy de toutes les nations, & aux peuples des Indes, qui ſont aux terres du grand Roy Portugal, qui nous promiſt qu’en cas que les Roys de ce Royaume ne rompiſſent iamais l’hommage de bons & fideles ſubiects, luy & ſes ſucceſſeurs s’obligeoient de le defendre contre tous leurs ennemis, comme leur ſouuerain Seigneur qu’il eſtoit. Puis qu’il eſt donc vray que nous n’auons point encore rompu cet hommage, quelle raiſon auez vous, Meßieurs, de ne point accomplir ceſte obligation & verité de noſtre Roy, principalement puis que vous ſçauez que pour ſon ſeul reſpect ce perfide Tyran d’Achem nous prend noſtre païs. Car il n’a point d’autres raiſons à nous reprocher, ſinon que mon Roy eſt außi bien Portugais & Chreſtien, que s’il eſtoit né en Portugal. Et toutesfois maintenant qu’il vous prie de le ſecourir au beſoin, en qualité d’alliez & de vrais amis, vous vous en excuſez auec des raiſons qui n’ont point de force. Car tout le ſecours que nous vous requerons pour noſtre aſſeurance, & pour empeſcher que cet enuieux ne s’empare de noſtre Royaume, eſt fort peu de choſe, & nous vous demandons ſeulement quarante ou cinquante Portugais, qui nous dreſſent en l’art militaire auec leurs armes & harquebuſes, afin que ce nous ſoit vn moyen de prendre plus à gré la fatigue de la guerre. Auec cela nous vous prions de nous aßiſter de quatre barils de poudre, & de deux cens boulets de pieces de campagne. Ce qui eſt fort peu de choſe à comparaiſon de ce qui vous reſtera. Que ſi vous ne nous refuſez point voſtre ayde, outre que nous ſerons grandement ſatisfaits de voſtre amitié, noſtre Roy vous en demeurera ſi fort obligé, qu’il ſeruira touſiours auec vne grande fidelité, comme eſclaue & captif, le Prince du Grand Portugal voſtre Maiſtre, & le noſtre außi au nom duquel & du mien, ie vous ſupplie, Meßieurs, vne, deux, & cent fois que vous ne laißiez pas d’accomplir ce qui eſt de voſtre deuoir : car ce que ie vous demande publiquement eſt de ſi grande importance, qu’en cela il s’agiſt d’auoir le Royaume d’Aaru, pour voſtre, & de rendre aſſeurée ceſte fortereſſe de Malaca, afin que le Roy d’Achem noſtre ennemy ne s’en puiſſe rendre maiſtre comme il deſire, ſe ſeruant pour cet effet des meſmes moyens qu’il a cy deuant pratiquez, s’aydant à preſent de diuerſes nations eſtrangeres, qu’il ne ceſſe de retirer dans ſon Royaume. Or dautant qu’il luy importe grandement d’auoir le noſtre, pource qu’il l’empeſche plus que tout autre de mettre ſon deſſein en execution, il le veut vſurper ſur nous maintenant, en quoy ſon deſſein n’eſt autre que de ne bouger de ce deſtroit auec ſes armées, iuſqu’à ce (comme les ſiens meſmes ne feignent point de s’en vanter tout haut) qu’il vous puiſſe empeſcher le commerce des drogues de Banda & des Molucques, enſemble le commerce & la nauigation des mers de la Chine, de Sunda, de Borneo, de Timor, & du Iappon. Dequoy nous ſommes bien aſſeurez, pour l’auoir appris par l’accord qu’il a fait n’agueres auec le Turc, par l’entremiſe du Bacha du grand Caire, qui luy a fait eſperer qu’il l’aßiſteroit auec de grandes forces ; ioinct que vous le pouuez encore auoir appris par les lettres que ie vous ay renduës. Ie vous remets derechef en memoire la requeſte que ie vous fais aujourd’huy au nom de mon Roy : pour ce qui touche les ſeruices du voſtre, de la part duquel ie vous requiers encore vne fois, que puis qu’à preſent vous pouuez mettre remede au mal que vous voyez ſur le poinct d’eſtre conceu, vous l’effaciez promptement. Et ne ſert de rien que l’vn de vous s’en excuſe ſur ce que le temps de ſon Gouuernement s’en va finy, & que l’autre allegue pour ſa raiſon qu’il n’eſt point encore entré en charge, puis qu’il vous doit ſuffire de ſçauoir que tous deux eſtes eſgalement obligez de le faire.

Ayant finy ceſte harangue en forme de requeſte, qui pour lors ne luy fut en rien profitable, il ſe baiſſa contre terre, d’où il leua deux pierres, auec leſquelles il frapa ſur vne piece d’artillerie ; puis ayant preſque les larmes aux yeux, Le Seigneur qui nous a crées, adiouſta-il, nous deffendra s’il luy plaiſt. Il s’embarqua à meſme temps, & partit auec vn grand meſcontentement, pour la mauuaiſe reſponſe qu’il remportoit. Cinq iours apres ſon partement il fut dit à Pedro de Faria que l’on murmuroit ſourdement par la ville, à cauſe du peu de reſpect que luy, & Dom Eſtienne auoient teſmoigné à ce Roy ; combien qu’il fuſt leur amv, & des Portugais ; ioinct qu’il auoit rendu, de fort bons offices à la fortereſſe, pour le ſuiet de laquelle l’on prenoit maintenant ſon Royaume. Cet aduis luy faiſant reconnoiſtre ſa faute, & meſme auoir honte de ſon procedé, il taſcha de le pallier par quelques excuſes ; puis il enuoya pour ſecours à ce Roy trois quintaux de poudre à canon, vn demy quintal de poudre fine, cent pots à feu, cent bales de Berches (pieces de canon ainſi nommées), cinquante bales de faucons, douze harquebuzes, quarante ſacquets de pierre, ſoixante morions, vne cotte d’armes faite d’eſcailles de lames de fer, auec des cloux dorez, le tout doublé de ſatin cramoiſy pour ſa perſonne ; enſemble pluſieurs autres veſtemens de diuerſes ſortes, & vne vingtaine de pieces de Caracas, qui ſont des toiles peintes, ou des tapis de coton qui viennent des Indes, & des draps de Malayos, qui eſt ce dequoy ils s’habillent d’ordinaire en ce païs, tant pour ſa femme que pour ſes filles ; ainſi ayant mis tout cela enſemble dans vne Lanchare à rames, il me pria de les conduire, & de les preſenter de ſa part au Roy d’Aaru. À quoy il adiouſta que telle choſe importoit grandement au ſeruice du Roy de Portugal, & qu’à mon retour auec ce qu’il me recompenſeroit, il me donneroit vne bonne paye ; ioinct qu’il m’employeroit en vn voyage où ie pourrois faire fortune, ce que i’acceptay : & ce fut bien à la mal-heure, & pour mes pechez, à cauſe de ce qui m’en arriua depuis, comme l’on verra cy-apres. Ie m’embarquay doncques vn Mardy matin, 5. d’Octobre 1539. & fis tant de diligence, que le Dimanche enſuiuant i’arriuay à la riuiere de Punetican, ſur laquelle eſt ſituée la ville d’Aaru.