Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 17.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 57-60).


De ce que fit encore le Roy des Batas, apres le ſuccez de cette iournée.


Chapitre XVII.



Le Roy des Batas tint ceſte ville aſſiegée par l’eſpace de vingt-trois iours, durant leſquels deux ſorties furent faites, où rien ne ſe paſſa de memorables, car il n’y fut tué de part & d’autre que dix hommes tant ſeulement ; mais comme les victoires & les bons ſuccez de la guerre ont accouſtumé d’encourager le victorieux, il arriue quelquesfois que les foibles ſe font ſi forts, & les poltrons ſi hardis, que poſans bas toute crainte, ils ne feignent point d’entreprendre les choſes les plus difficiles & dangereuſes ; d’où il s’enſuit auſſi aſſez ſouuent que les vns s’aduancent, & les autres ſe ruinent. Cela ne parut que trop cuident en ce que ie remarque de ces gens-là ; car le Roy des Batas voyant que celuy d’Achem s’eſtoit retiré auec vne grande demonſtration de ſe confeſſer vaincu, en vint iuſqu’à ce point de hardieſſe, que luy & ſes gens croyans qu’il fuſt impoſſible de leur reſiſter, & ſe confians en ceſte vaine opinion qui les aueugloit, coururent deux fois fortune de ſe perdre, pour les actions temeraires qui furent par eux commiſes. En la ſeconde ſortie que firent les habitans, les gens du Roy des Batas les attaquerent vertement par deux endroits, dequoy s’eſtans apperceus ceux d’Achem, faiſans mine d’eſtre les plus foibles, ils ſe retirerent vers la meſme fortereſſe où l’ennemy leur auoit pris le iour precedent douze pieces d’artillerie, & où il eſtoit entré par eſcalade, ſuiuy d’vn de ſes Capitaines, à qui l’occaſion eſtant fauorable il y monta peſle-meſle auec les ſiens, pource qu’il luy ſembloit que la victoire luy fuſt aſſeurée. Mais comme ils furent tous dans les tranchées, les gens d’Achem leur tournerent viſage, & ſe deffendirent courageuſement, puis lors qu’ils furent meſlez enſemble, les vns pour entrer, & les autres pour deffendre l’entrée, ceux d’Achem mirent le feu à vne grande mine qu’ils auoient faite, qui pour eſtre de pierres ſeiches, eut vn tel effet, qu’elle ietta en l’air le Capitaine des Batas, & plus de trois cens hommes des ſiens, qui furent tous mis en pieces, auec vn ſi grand bruit, & vne ſi eſpaiſſe fumée, que ce lieu ſembloit eſtre le naturel portraict de l’enfer. Cependant les ennemis firent vn grand cry, & voyla qu’en meſme temps le Roy d’Achem ſortit en perſonne, accompagné de cinq mille ſoldats, tous hommes determinez, & qui ſans reconnoiſtre chargerent les Batas auec furie. Et pource que ny les vns, ny les autres ne pouuoient s’entreuoir à cauſe de la fumée de ceſte mine, il ſe fiſt entr’eux vne batterie ſi confuſe & ſi cruelle, que pour en dire le vray, ie ne puis raconter comme le tout ſe paſſa. C’eſt pourquoy il me ſuffira de dire qu’en l’eſpace d’vn quart d’heure que dura ce combat, il demeura ſur la place plus de quatre mille hommes des deux coſtez, deſquels le Roy des Batas perdit la meilleure partie : cela luy donna ſuiet de ſe retirer auec ce qui luy reſta de gens en vn roc que l’on appelloit Minacaleu, où prenant le ſoin de faire penſer les bleſſez, il ſe treuua qu’il y en auoit plus de deux mille de nombre, ſans y comprendre les morts, qui pour ne pouuoir eſtre enſeuelis ſi ſoudainement, furent expoſez au courant de la riuiere.

Ainſi par l’éuenement de cette meſlée les deux Roys ſe tinrent en paix quatre iours durant, à la fin deſquels vn matin comme on ne penſoit à rien moins, l’on viſt paroiſtre au milieu de la riuiere du coſté de Penatican, vne flotte de quatre-vingts ſix voiles, auec vn grand bruit de muſique & d’allegreſſe, où ſe remarquoient auſſi pluſieurs eſtendarts, & bannieres de ſoye. D’abord cét obiect eſtonna grandement les Batas, pour ne ſçauoir ce que c’eſtoit. Toutesfois ceſte meſme nuict leurs eſpions prirent cinq peſcheurs, leſquels mis à la gehenne, confeſſerent que c’eſtoit l’armée que le Roy d’Achem auoit depuis deux mois enuoyée à Teuaſſery, pource qu’il auoit guerre auec le Sornau, Roy de Ciam, & diſoit-on que ceſte armée eſtoit compoſée de 5000. hommes Luſſons & Sornes, tous gens d’eſlite, & qui auoient pour General vn Turc nommé Hametecam, nepueu du Bacha du Caire. Là deſſus le Roy des Batas faiſant ſon profit de ceſte confeſſion des peſcheurs, prit reſolution de ſe retirer en quelque façon que ce fuſt, iugeant bien que le temps ne luy permettoit pas d’attendre vne ſeule heure, tant pource que les forces de ſon ennemy eſtoient beaucoup plus grandes que les ſiennes, que pour le ſecours qu’ils attendoient de Pedir, & de Pazen, où l’on diſoit pour certain qu’il y auoit dix Nauires pleins d’Eſtrangers. Ainſi ce Roy ne fut pas ſi toſt fortifié en ceſte reſolution, que la nuict ſuiuante il partit fort triſte, & fort mal content du mauuais ſuccés de ſon entrepriſe, en laquelle il auoit perdu plus de trois mille cinq cens hommes, ſans y comprendre, ny les bleſſez qui eſtoient en plus grand nombre, ny ceux qui auoient eſté bruſlez du feu de la mine. Cinq iours apres ſon partement il arriua à Panaaju, où il congedia tous ſes gens, tant ceux du pays que les Eſtrangers ; cela fait, il s’embarqua dans vne petite Lanchare, & s’en alla à mont la riuiere, ſans auoir pour toute compagnie que deux ou trois de ſes fauoris. Auec ce peu de fuite il ſe rendit en vn lieu nommé Pachiſſaru, où ſi toſt qu’il ſe fut rendu, il s’enferma quatorze iours, en maniere de neufuaine, dans le Pagode d’vne Idole, que l’on appelloit Ginnaſſereo, qui ſignifie Dieu de Triſteſſe. À ſon retour à Panaaju il m’enuoya querir auec le Mahometan, qui conduiſoit la marchandiſe de Pedro de Faria. La premiere choſe qu’il fit fut de s’enquerir particulierement de luy ſi la vente en auoit eſté bonne, adiouſtant que s’il luy en eſtoit deu encore quelque choſe, il commanderoit qu’on le payaſt à l’instant. À cela le Mahometan & moy fiſmes reſponſe que tout s’eſtoit bien porté, moyennant la faueur de ſon Alteſſe, & que nous eſtions fort ſatisfaicts de ce que nous auions vendu. Qu’au reſte le Capitaine de Malaca ne manqueroit point de reconnoiſtre ceſte courtoiſie, luy enuoyant du ſecours pour le venger de ſon ennemy le Roy d’Achem, à qui il feroit bien rendre toutes les terres qu’il auoit iniuſtement vſurpées sur luy. Le Roy m’ayant oüy parler de ceſte force fut quelque temps à penſer là deſſus, puis pour reſpondre à mes paroles ; Ha Portugais, me dit-il, puiſque tu m’obliges à te dire librement ce que ie penſe, ne me croy point deſormais ſi ignorant, que tu me puiſſe iamais perſuader, ny que ie ſois capable de m’imaginer que celuy qui durant trente ans n’a peu ſe venger luy meſme, ait moyen de me ſecourir à preſent en ſi peu de temps, ou bien s’il te ſemble que ie me trompe, dis moy, ie te prie, d’où vient que ton Roy & ſes Gouuerneurs n’ont point empeſché ce cruel Roy d’Achem de gaigner ſur vous la fortereſſe de Pazem, & la Galere qui alloit aux Moluques ; enſemble trois Nauires en Queda, & le Galion de Malaca, au temps que Garcia y eſtoit Capitaine, ſans y comprendre ny les quatre Fuſtes qui furent priſes depuis à Salengor, ny les deux Nauires qui venoient de Bengala, ny le Iunco, & le vaiſſeau de Lopo Chanoca, ny beaucoup d’autres vaiſſeaux, dont ie ne peux me ſouuenir maintenant, dans leſquels, comme l’on m’a aſſeuré, cet inhumain a mis à mort plus de mille Portugais, & faict vn butin extrémement riche. Veux-tu dire que cela n’eſt pas vray ? Que ſi cela eſt, & s’il arrive que ce Tyran vienne encore vne fois contre moy, comment veux-tu que ie m’aſſeure ſur la parole de ceux qui ont eſté vaincus ſi ſouuent : il m’eſt donc bien force de demeurer tel que ie ſuis auec trois de mes enfans morts, & la pluſpart de mon Royaume deſtruit ; ioinct que vous-meſmes n’eſtes gueres plus aſſeurez que moy dans voſtre fortereſſe de Malaca. Il faut que i’aduouë que ceſte reſponſe faite auec tant de reſſentiment, me rendit tout à fait honteux, reconnoiſſant qu’il ne diſoit rien que de veritable, tellement que ie n’oſay luy parler dauantage de ſecours, ny luy reiterer pour noſtre honneur les promeſſes qu’auparauant ie luy auois faites.