Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 16.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 54-57).



Comme le Roy des Batas partit de Turban, pour aller vers Achem, & de ce qui ſe paſſa apres leur entre-veuë.


Chapitre XVI.



Le lendemain matin le Roy des Batas partit de Turban, pour s’en aller au Royaume d’Achem, qui eſtoit à dix-huict lieuës de là. Il menoit auec luy quinze mille hommes de guerre, deſquels il y en auoit huict mille Batas, & le ſurplus eſtoient Menancabes, Luſons, Andraguires, Iambes, & Bournées, que les Princes ſes voiſins luy auoient enuoyé de ſecours, auec quarante Elephans, & douze charettes de petite artillerie, à ſçauoir de Faucons, Berches, & autres pieces de campagne, parmy leſquelles il y en auoit trois où eſtoient les armes de France, qui furent priſes en l’an 1526. au temps que Lopo Vaz de Sampayo eſtoit Gouuerneur de l’Eſtat des Indes. Leſquelles pieces ſe treuuerent dans vn Nauire qui arriua auec des François, duquel eſtoit Capitaine & Pilote vn Portugais, natif de la ville de Condé, nommé Roſado. Or ce Roy des Batas ne faiſant que cinq lieuës par iour, arriua en vne riuiere appellée Quilem. Là par des eſpions du Roy Achem, leſquels ont prit, il ſceut que ſon ennemy l’attendoit à Tondacur, à deux lieuës de la Ville, pour ſe voir auec luy à la campagne, & qu’il auoit à ſa ſuite force Eſtrangers, à ſçauoir Turcs, Cambayans, & Malabares de la coſte des Indes. Alors le Roy des Batas ayant fait aſſembler ſon conſeil de guerre, mit en deliberation cette affaire, & fit appeller ſes Capitaines, qui luy conſeillerent d’attaquer l’ennemy deuant qu’il ſe fût rendu plus fort. Auec cette reſolution ayant quitté la riuiere, il marcha plus viſte que de couſtume, & arriua à dix heures du ſoir au pied d’vne montaigne, à demy lieuë du camp de l’ennemy ; où apres s’eſtre repoſé plus de trois heures, il ſe mit à marcher en campagne en fort bon ordre. Pour cét effet il diuiſa ſon armée en quatre bataillons, & paſſant derrière vne butte, comme il fut au bout d’icelle, il deſcouurit vne grande plaine ſemée de ris, où les ennemis s’eſtoiẽt ſerrez en deux gros bataillons. D’abord que les deux armées ſe découurirent, & qu’au ſon de leurs trompettes, cloches, & tambours, les ſoldats ſe furent donnez le ſignal auec des cris, & des hurlemens incroyables, ils s’attaquerent valeureuſement. Or le combat fut à peine commencé, qu’ils ſe ietterent vne quantité de bombes, fleſches, & autres artifices à feu ; & ainſi s’eſtans ioints de plus prés, ils en vindrent aux mains auec tant de courage, qu’à voir vne ſi grande furie, i’en tremblois d’apprehenſion. La bataille continua de cette façon plus d’vne heure, ſans qu’il fut poſſible de part ny d’autre de connoiſtre à qui l’aduantage demeureroit. À la fin Achem ayant preueu que s’il s’obſtinoit dauantage il perdroit vne bonne partie de ſon armée, pource que ſes gens eſtoient fort laſſez, il fit ſa retraitte vers vne petite butte, qui eſtoit du coſté du Sud, eſloignée de Bata tant ſeulement de la portée d’vn Fauconneau. Là ſon intention eſtoit de ſe fortifier dans des tranchées qu’il auoit fait faire tout contre vn rocher, qui eſtoient en forme d’vn iardin, ou d’vn labourage de ris. Mais vn frere du Roy d’Andragie luy rompit ce deſſein ; pource qu’auec deux mille hommes qu’il mit au deuant, il luy coupa chemin, & l’empeſcha de paſſer ; tellement que leur querelle deuint au meſme eſtat qu’elle eſtoit auparauant. Et ainſi le combat recommença entr’eux auec tant de furie, que ſe bleſſans cruellement les vns les autres, ils teſmoignoient bien qu’ils egaloient en courage toutes les autres nations. Par ce moyen deuant qu’Achem euſt gaigné les tranchées, il perdit plus de quinze cens hommes des ſiens, du nombre deſquels eſtoient les cent ſoixante Turcs, qui peu de iours auparauant luy eſtoient venüs du détroit de la Mecque, & deux cens Sarrazins Malabares, auec quelques Abiſſins, qui eſtoient les meilleurs hommes qu’il euſt auec luy ; & dautant qu’il s’en alloit eſtre enuiron midy, & que la chaleur eſtoit fort grande, le Roy des Batas ſe retira vers la montagne, où il passa tout le reſte du iour à faire penſer les malades, & enſeuelir les morts. Or pource qu’il n’eſtoit pas encore bien reſolu touchant ce qu’il deuoit faire, comme n’ayant pas reconneu le deſſein de l’ennemy, durant toute cette nuict il eut ſoin que de bonnes ſentinelles fuſſent poſées de toutes parts. Le lendemain le Soleil ne commença pas ſi toſt de paroiſtre, qu’auec ſes premiers rayons il luy fit voir la vallée où les gens d’Achem auoient eſté le iour precedent ; mais comme il ne s’y treuua plus aucun d’eux, cela luy fit croire que l’ennemy eſtoit défait. Sur cette creance, pour mieux pourſuiure la premiere poincte de la victoire, il congedia tous les bleſſez, qu’il iugea n’eſtre plus propres au combat, & ſuiuit l’ennemy iuſqu’à la ville. Y eſtant arriué deux heures auparauant que le Soleil fuſt couché, premier que ſe camper, pour monſtrer qu’il auoit encore aſſez de force pour combattre ſes ennemis, & leur reſiſter, il ſe reſolut de leur en donner des preuues ce iour-là, par le moyen de quelque acte ſignalé. Pour cét effet il bruſla deux des fauxbourgs de la ville ; enſemble quatre Nauires, & deux Galions, qui eſtoient hors de l’eau, & dans leſquels les Turcs eſtoient venus du détroit de la Mecque. Et certainement le feu ſe priſt ſi fort dans ces ſix vaiſſeaux, ſans que les ennemis oſaſſent iamais ſortir de la ville pour l’eſteindre, qu’en fort peu de temps ils furent tous conſommez. Apres cét éuenement, le Roy des Batas, qui ſe voyant fauoriſé de la fortune, ne vouloit perdre aucune occaſion, commença d’attaquer vn fort, nommé Penacao, qui auec douze pieces d’artillerie deffendoit l’entrée de la riuiere, il s’y en alla doncques en perſonne, ſe mit à l’eſcalade à la veuë de tous les ſiens ; & apres auoir fait planter ſeptante ou octante eſchelles, il fit ſi bien qu’il y entra dedans ſans perdre que trente-ſept hommes : s’eſtant rendu maiſtre de cette place, il fiſt paſſer par le fil de l’eſpée tous ceux qui s’y treuuerent, iuſqu’au nombre de ſept cens hommes, à pas vn deſquels il ne voulut ſauuer la vie. Ainſi le iour de ſon arriuée il fit trois choſes fort memorables, & qui animerent de telle ſorte les ſiens, qu’ils voulurent tous cette meſme nuict aller attaquer la ville, & l’euſſent fait aſſeurement s’il ne les en euſt empeſché ; car pource que la nuict eſtoit fort obſcure, & ſes gens laſſez, il ſe contenta de ce qu’il auoit fait, & en rendit graces à Dieu.