Les Vivants et les Morts/Dans l’Azur antique

Les Vivants et les MortsArthème Fayard et Cie (p. 135-139).


DANS L’AZUR ANTIQUE



Espérances des humains,
légères déesses…
Diotime d’Athènes


Sous un ciel haletant, qui grésille et qui dort,
Où chaque fragment d’air fascine comme un disque,
Rome, lourde d’été, avec ses obélisques
Dressés dans les agrès luisants du soleil d’or,
Tremblait comme un vaisseau qui va quitter le port
Pour voguer, pavoisé de ses mâts à ses cryptes,
Vers l’amour fabuleux de la reine d’Égypte.

Les buis des vieux jardins, comme un terne miroir
Tendaient au pur éther leur cristal vert et noir.
Un cyprès balançait mollement sous la brise
Sa cime délicate, entr’ouverte au vent lent,
Et un jet d’eau montait dans l’azur jubilant
Comme un cyprès neigeux qu’un vent léger divise…


J’errais dans les villas, où l’air est imprégné
Du solennel silence où rêve Polymnie :
Je voyais refleurir les temps que remanie
La vie ingénieuse, incessante, infinie ;
Et, comme un messager antique et printanier,
De frais ruisseaux couraient sous les mandariniers.

Dans un jardin romain, un vieux masque de pierre
M’attirait : à travers ses lèvres, ses paupières
On voyait fuir, jaillir l’azur torrentiel ;
Et ce masque semblait, avec la voix du ciel,
Héler l’amour, l’espoir, les avenirs farouches.
Une même clameur s’élançait de ma bouche,
Et, pleine de détresse et de félicité,
Je m’en allais, les bras jetés vers la beauté !…

— J’ai vu les lieux sacrés et sanglants de l’Histoire,
Les Forums écroulés sous le poids clair des cieux,
La nostalgique paix des Arches des Victoires
Où l’azur fait rouler son char silencieux.

J’ai vu ces grands jardins où le palmier qui rêve,
Élancé dans l’éther et tordu de plaisir,
Semble un ardent serpent qui veut tendre vers Ève
Le fruit délicieux du douloureux désir.


Les soirs de Sybaris et la mer africaine
Prolongeaient devant moi les baumes de mon cœur ;
L’Arabie en chantant me jetait ses fontaines,
Les âmes me suivaient à ma suave odeur.

Comme l’âpre Sicile, épique et sulfureuse,
Je contenais les Grecs, les Latins et les Francs,
Et ce triangle auguste, en ma pensée heureuse,
Brillait comme un fronton de marbre et de safran !

Un jour l’été flambait, le temple de Ségeste
Portait la gloire d’être éternel sans effort,
Et l’on voyait monter, comme un arpège agreste,
Le coteau jaune et vert dans sa cithare d’or !

Le blanc soleil giclait au creux d’un torrent vide ;
Des chevaux libres, fiers, près des hampes de fleurs
S’ébrouaient ; les parfums épais, gluants, torrides
Mettaient dans l’air comblé des obstacles d’odeurs.

Des lézards bleus couraient sur les piliers antiques
Avec un soin si gai, si chaud, si diligent,
Que l’imposant destin des pierres léthargiques
Semblait ressuscité par des veines d’argent !


Des insectes brûlants voilaient mes deux mains nues :
Je contemplais le sort, la paix, l’azur si long,
Et parfois je croyais voir surgir dans la nue
La lance de Minerve et le front d’Apollon.

Devant cette splendeur sereine, ample, équitable,
Où rien n’est déchirant, impétueux ou vil,
Je songeais lentement au bonheur misérable
De retrouver tes yeux où finit mon exil…



Je jette sous tes pieds les noirs pipeaux d’Euterpe,
Dont j’ai fait retentir l’azur universel
Quand mes beaux cieux luisaient comme des coups de serpe,
Quand mon blanc Orient brillait comme du sel !

Je quitte les regrets, la volonté, le doute,
Et cette immensité que mon cœur emplissait,
Je n’entends que les voix que ton oreille écoute,
Je ne réciterai que les chants que tu sais !


Je puiserai l’été dans ta main faible et chaude,
Mes yeux seront sur toi si vifs et si pressants
Que tu croiras sentir, dans ton ombre où je rôde,
Des frelons enivrés qui goûtent à ton sang !

Car, quels que soient l’instant, le jour, le paysage,
Pourquoi, doux être humain, rien ne me manque-t-il
Quand je tiens dans mes doigts ton lumineux visage
Comme un tissu divin dont je compte les fils ?…