Les Vivants et les Morts/Les Soirs du Monde

Les Vivants et les MortsArthème Fayard et Cie (p. 130-134).


LES SOIRS DU MONDE


Ô soirs que tant d’amour oppresse,
Nul œil n’a jamais regardé
Avec plus de tendre tristesse
Vos beaux ciels pâles et fardés !
J’ai délaissé dès mon enfance
Tous les jeux et tous les regards,
Pour voguer sans peur, sans défense,
Sur vos étangs qui veillent tard.
Par vos langueurs à la dérive,
Par votre tiède oisiveté,
Vous attirez l’âme plaintive
Dans les abîmes de l’été…

— Ô soir naïf de la Zélande,
Qui, timide, ingénu, riant,
Semblez raconter la légende
Des pourpres étés d’Orient !


Soir romain, aride malaise,
Et ce cri d’un oiseau perdu
Au-dessus du palais Farnèse,
Dans le ciel si sec, si tendu !

Soir bleu de Palerme embaumée,
Où les parfums épais, fumants,
S’ajoutent à la nuit pâmée
Comme un plus fougueux élément !

Sur la vague tyrrhénienne
Dans une vapeur indigo,
Un voilier fend l’onde païenne
Et dit : « Je suis la nef Argo ! »

Par des ruisseaux couleur de jade,
Dans des senteurs de mimosa,
La fontaine arabe s’évade,
Au palais roux de la Ziza.

Dans le chaud bassin du Musée,
Les verts papyrus, s’effilant,
Suspendent leur fraîche fusée
À l’azur sourd et pantelant :


Ô douceur de rêver, d’attendre
Dans ce cloître aux loisirs altiers
Où la vie est inerte et tendre
Comme un repos sous les dattiers !

— Catane où la lune d’albâtre
Fait bondir la chèvre angora,
Compagne indocile du pâtre
Sur la montagne des cédrats !

Derrière des rideaux de perles,
Chez les beaux marchands indolents,
Des monceaux de fraises déferlent
Au bord luisant des vases blancs.

Quels soupirs, quand le soir dépose
Dans l’ombre un surcroît de chaleur !
L’œillet, comme une pomme rose,
Laisse pendre sa lourde fleur.

L’emportement de l’azur brise
Le chaud vitrail des cabarets
Où le sorbet, comme une brise,
Circule, aromatique et frais.


La foule adolescente rôde
Dans ces nuits de soufre et de feu ;
Les éventails, dans les mains chaudes,
Battent comme un cœur langoureux.

— Blanc sommeil que l’été surmonte :
Des fleurs, la mer calme, un berger ;
Ô silence de Sélinonte
Dans l’espace immense et léger !

Un soir, lorsque la lune argente
Les temples dans les amandiers,
J’ai ramassé près d’Agrigente
L’amphore noire des potiers ;

Et sur la route pastorale,
Dans la cage où luisait l’air bleu,
Une enfant portait sa cigale,
Arrachée au pin résineux…

— J’ai vu les nuits de Syracuse,
Où, dans les rocs roses et secs,
On entend s’irriter la Muse
Qui pleure sur dix mille Grecs ;


J’ai, parmi les gradins bleuâtres,
Vu le soleil et ses lions
Mourir sur l’antique théâtre,
Ainsi qu’un sublime histrion ;

Et comme j’ai du sang d’Athènes,
À l’heure où la clarté s’enfuit,
J’ai vu l’ombre de Démosthène
Auprès de la mer au doux bruit…

— Mais ces mystérieux visages,
Ces parfums des jardins divins,
Ces miracles des paysages
N’enivrent pas d’un plus fort vin
Que mes soirs de France, sans bornes,
Où tout est si doux, sans choisir ;
Où sur les toits pliants et mornes
L’azur semble fait de désir ;
Où, là-bas, autour des murailles,
Près des étangs tassés et ronds,
S’éloigne, dans l’air qui tressaille,
L’appel embué des clairons…