Les Visages de la vie/Vers la mer

Les Visages de la vieEdmond Deman (p. 79-83).
VERS LA MER


Comme des objets frêles,
Les vaisseaux d’or semblent posés,
Sur la mer éternelle.

Le vent futile et pur n’est que baisers ;
Et les écumes
Qui, doucement, échouent
Contre les proues,
Ne sont que plumes.

Il fait dimanche sur la mer !


Telles des dames,
Passent, au ciel ou vers les plages,
Voilures et nuages :
Il fait dimanche sur la mer ;
Et l’on voit luire, au loin des rames,
Barres de prismes sur la mer.

Clair de moi-même et de cette heure,
Qui scintillait, en grappes de joyaux
Translucides, sur l’eau ;
J’ai crié, vers l’espace et sa splendeur :
« Ô mer de luxe frais et de moires fleuries,
Où l’immobile et vaste été
Marie
Sa force à la douceur et la limpidité ;
Mer de miroirs en fête,
Où voyagent, de crête en crête,
Sur les vagues qu’elles irisent,
En guirlandes, les brises ;
Mer de ferveurs, où des musiques de lumière
Voudraient chanter, mais se taisent, dans l’or
Silencieux du fulgurant décor ;
Mer de beauté simple et première,
Qui fus mon enfance en floraison trémière
Et songeuse, quand je rêvais de grèves bleues
Où l’Ourse et le Centaure et le Lion des cieux

Venaient boire, le soir,
Là bas, très loin, à l’autre bout du monde ;
Ô mer, qui fus ma joie effarée et féconde,
Ô mer, qui fus ma jeunesse cabrée,
Ainsi que tes marées
Vers l’aventure et les conquêtes,
Accueille moi, ce jour, où tes eaux sont en fête !

J’aurai vécu, l’âme élargie,
Sous les visages clairs, profonds, certains,
Qui regardent, du haut des horizons lointains,
Surgir, vers leur splendeur, notre énergie.
J’aurai senti les flux
Unanimes des choses
Me charrier en leurs métamorphoses
Et m’emporter, dans leur reflux.
J’aurai vécu le mont, le bois, la terre ;
J’aurai versé le sang des dieux dans mes artères ;
J’aurai brandi, comme un glaive exalté,
Vers l’infini, ma volonté ;
Et maintenant c’est sur tes bords, ô mer suprême,
Où tout se renouvelle, où tout se reproduit,
Après s’être disjoint, après s’être détruit,
Que je reviens pour qu’on y sème
Cet univers qui fut moi-même.


L’ombre se fait en moi ; l’âge s’étend
Comme une ornière, autour du champ,
Qui fut ma force en fleur et ma vaillance.
Plus n’est rouge toujours ni sanglante ma lance,
L’arbre de mon orgueil reverdit moins souvent
Et son feuillage boit moins largement le vent
Qui passe en ouragan, sur les forêts humaines,
Ô mer, je sens tarir les sources, dans mes plaines,
Mais j’ai recours à toi pour l’exalter,
Une fois encore,
Et le grandir et le transfigurer
Mon corps,
En attendant qu’on t’apporte sa mort,
Pour à jamais la dissoudre, en ta vie.

Alors,
Ô mer, tu me perdras en tes furies
De renaissance et de fécondité ;
Tu rouleras, en tes vagues et tes crinières,
Ma pourriture et ma poussière ;
Tu mêleras à ta beauté
Toute mon ombre et tout mon deuil.
J’aurais l’immensité des forces pour cercueil
Et leur travail obscur et leur ardeur occulte ;
Mon être entier sera perdu, sera fondu,
Dans le brassin géant de leurs tumultes,

Mais renaîtra, après mille et mille ans,
Vierge et divin, sauvage et clair et frissonnant
Amas subtil de matière qui pense ;
Moment nouveau de conscience ;
Flamme nouvelle de clarté,
Dans les yeux d’or de l’immobile éternité ! »

Comme de lumineux tombeaux,
Les vaisseaux d’or semblent posés,
De loin en loin, sur les plaines des eaux.

Le vent subtil n’est que baisers ;
Et les écumes
Qui, doucement, échouent
Contre les proues,
Ne sont que plumes.

Il fait dimanche sur la mer !