Les Visages de la vie/L’Attente

Les Visages de la vieEdmond Deman (p. 73-77).
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L’ATTENTE


Et c’est au long de ces pays de sépulture,
En ces eaux d’or, qui sont troubles depuis mille ans,
Que j’amarre, ce soir, mon désir d’aventure,
Comme un brusque voilier fragile et violent.

J’ai délaissé, là-bas, les quais lointains,
D’où s’exaltait et naviguait, dans les matins,
Inassouvie,
Avec le vieux butin du monde, en ses flancs clairs,
Avec ses pavillons ameutant l’air,
L’Éternelle, qui est la vie.


Ici, des silences immobiles et droits
Régnent, parmi des îles et des dunes,
Les mains obliques de la lune
Y caressent, sous les cieux froids,
D’énormes rangs de tombeaux blancs.

Des branchages, ainsi que des vertèbres,
Pendent, cassés, autour de troncs massifs et lourds ;
De gros oiseaux de vair et de velours,
À vol torpide et lent, y foulent les ténèbres.

Yeux de marbre, crânes et torches,
Mains de granit heurtant le seuil des porches,
Ailes de pierre et leurs pennes de fer,
Feuilles jaunes jonchant les dalles,
Oh ! tout l’automne et tout l’hiver
De la mort immémoriale.

Oh ! l’âpre cimetière épars de l’humaine pensée,
La montante Babel écroulée en tombeaux,
Où toute une splendeur d’espoirs et de flambeaux,
Contre le sol, est écrasée.
Tandis qu’en haut, toujours, dans leurs gloires ramaires,
Les arbres d’or de la fatalité
— Problèmes immortels, astres d’éternité —

Tendent leurs fruits, vers notre étude et nos chimères.

Pourtant, a-t-on lancé vers eux pour les capter,
Au fond des cieux,
De merveilleux filets ;
A-t-on noué, a-t-on serré,
Maille à maille, les faits après les faits ;
A-t-on levé les échelles fragiles
Dont la raison affermissait chaque échelon
Avec ses doigts agiles ;
A-t-on construit, pour les atteindre,
De siècle à siècle et d’âge en âge,
Sans se lasser jamais, ni sans se plaindre,
De blancs et merveilleux échafaudages ;
A-t-on gravi, a-t-on vaincu toutes les altitudes,
Pour arracher enfin aux solitudes
Leur nuit et leur couronne de tempêtes
Dont la terreur humaine et ses affres sont faites ?

Et néanmoins, voici le cimetière épars,
La montante Babel écroulée en tombeaux,
Où la pensée est dispersée
En blocs hagards
Et en défunts flambeaux.


C’est que celui qu’on attendait n’est point venu,
Celui, que la nature entière
Fera vibrer, un jour, âme trémière,
Avec des rythmes purs non encor connus ;
C’est que la race ardente et fine,
Dont il sera la fleur,
N’a point multiplié ses milliers de racines
Jusqu’au tréfonds des profondeurs ;

C’est que le passé mort domine encor et capte,
Trop fortement, toute vigueur de volonté,
Pour que l’esprit, d’un vierge effort, s’adapte
À son milieu prochain de vérité ;
C’est que tout homme enfin n’écoute point assez
Le sommeil d’avenir qu’il tient, en lui-même, bercé
Et qu’il entend déjà, sous les grands cieux solennisés,
Rêver, à mots divins, la nuit, dans le silence.

Mon cœur, est-il un vœu de joie et de vaillance
Plus superbe à former, que d’être,
Un jour, le héraut pur de ce prodige à naître ;
Que d’atteler, devant sa suprême victoire,
Les blancs chevaux du vierge orgueil et de la gloire ?

Oh vous, mes mains, restez nettes et belles,

Oh vous, mes yeux, restez clairs mais fermés,
En attendant le tranquille rebelle
Que les siècles auront subtilement formé,
Pour découvrir, à coups d’audace et de génie,
Les mots qui recèlent toute harmonie
Et réunir notre esprit et le monde,
Dans les deux mains d’une très simple loi profonde.