Les Villes terribles

Traduction par F.-T. Marinetti.
Vers et Prosetome 5, mars-avril-mai 1906 (p. 80-83).


LES VILLES TERRIBLES


Le Città terribili


Crépuscule du printemps,
crépuscule d’été,
premières pluies d’automne,
averses bruissantes sur l’immondice
poudreuse qui fermente sous les pas des mendiants ;
pauvres semelles éclatées qui découvrez
un lamentable pied humain pareil à la racine
torse et meurtrie d’une douleur violemment arrachée ;
glouglous fétides, boquets gluants
des cloaques voraces parmi l’ombre azurée
d’un beau soir extatique ;
encombrement fumeux et brouhaha
de la rue sombre où la cohue des appétits
et de toutes les faims se rue à la curée
s’entr’égorgeant avec l’avidité des bêtes fauves ;
droit suprême de la force dominatrice
et qui partage les pitances au tranchant du couteau,
c’est de vous, c’est en vous que j’ai vu resplendir
une gloire sinistre et terrifiante.
C’est bien là votre gloire tragique, ville terrible,
quand la tombée du soir arrête tout à coup
les puissantes myriades de chevaux métalliques

qui, durant tout un jour, ont frémi de délire
infatigable dans l’usine profonde.
À l’heure où d’innombrables lunes électriques
s’allument entre les files spectrales des platanes
tout le long des maisons devenues monstrueuses
les maisons aux cent yeux braqués sur l’invisible.
C’est bien là votre gloire tragique, ville terrible,
quand les chariots bondés d’une scorie humaine
font scintiller les rails d’un pur éclat de joie,
plus pur que la lumière immobile des astres,
cependant que l’orgueil solitaire des tours
et des coupoles s’amplifie dans le ciel rouge.

Ô la sublime horreur de ces villes terribles,
à l’heure où sur les dalles recuites de chaleur
défaillent amplement les pans violets
de la robe du soir, avec un relent mou
de pourriture…
à l’heure louche où sur la porte des tavernes
s’allument les lanternes qui versent tout leur sang
lumineux sur le seuil…
sur le seuil où bientôt éclatera la rixe
effrayante, au violent boute-feu d’une injure.
Voici, l’éclair sournois de la luxure aiguise
les yeux d’un petit vieux
tâtonnant acharné aux trousses d’une pucelle.
Ses genoux las tremblotent et sa tête tressaille !
en révélant le mal subtil qui le tenaille !
Voici, le proxénète entraîne vers le noir
de l’escalier, un lourd soldat qui s’esclaffe de rire,
cependant qu’un goujat exprime tout son rut
en charbonnant sur la muraille un phallus colossal.

Ô la fièvre éclatante de ces villes terribles
quand le soleil agonisant
comme un monstre marin frappé par le trident
palpite sur la ligne extrême de la mer
et meurt parmi d’immenses bouillonnements de sang
et de bile verdâtre…
à l’heure où sur la chair endolorie du ciel
la vaste plaie solaire s’élargit purulente
et striée de gangrènes… tandis que les échos
répercutent au loin les sanglots saccadés
d’une lointaine sirène de navire !…
Navire dont la voile fleure encore le brûlant
parfum aromatique d’une mer tropicale,
c’est pour guider tes pas que s’allument les phares
sur les hautes falaises !… Ô bandes frénétiques
de marins étrangers qui vous ruez en masse
avec l’ivresse rouge des bacchantes,
voilà le bouge ouvert où vos chansons obscènes
rythmeront les éclairs foudroyants du poignard
et le clair tintement de votre or crapuleux !

Ô sommeil angoissant de ces villes terribles,
quand le fleuve engourdi de lassitude et d’ombre
va dissolvant funèbrement parmi sa boue fétide
les grands cadavres boursouflés des suicides,
dont la pulpe est gluante et phosphoreuse
ainsi que les méduses sur le sable des plages !…
à l’heure où du silence exaspéré du fleuve
s’élèvent les fantômes enfantés par la brume
et qui s’en vont poussant leurs innombrables
tentacules fluides contre toutes les portes,
palpant les miséreux, les fous et les voleurs,

la Vénus des trottoirs, l’ivrogne au rire amer,
l’orphelin décharné et rachitique,
tous entassés et morfondus, près de la bouche noire
de l’égout… cependant que flamboient dans la brume
la lucarne du savant penché sur son creuset
et la fenêtre clignotante d’un poète qui rêve !

Aube livide de ces villes terribles !…
Aurore inattendue qui fais soudain chanter
tes fougueuses trompettes de cuivre étincelant
sur le silence opaque des toits accumulés
pour appeler tous les dormants à la bataille !
Oh la première flèche que le soleil décoche
contre la courbe éblouissante des sphères d’or
sur les coupoles encore noyées dans l’ombre !
Rayons, flèches lancées contre les cheminées
qui voudraient s’élever plus haut que les tourelles
et les blanches statues des arches triomphales !
Espoir, ange idéal, qui voles dans le ciel
sur l’éclat neuf et printanier de tes ailes naissantes
telles des fleurs nourries d’une rosée divine !…
Piétinement sonore des ouvriers en marche
vers le travail quotidien, vous évoquez l’énorme
fracas retentissant d’une armée qui s’ébranle !
Ô long bourdonnement que répand dans l’espace
le grand beffroi du dôme aux abat-sons noircis !
Aurore blonde, éblouissant réveil de l’Homme
élu pour le suprême Empire du Monde !…

GABRIELE D’ANNUNZIO
Traduction en vers libres de F.-Y. MARINETTI
(Extrait du « Laus Vitæ »).