Les Villes (Verhaeren)

Poèmes (IIe série)Société du Mercure de France (p. 171-175).
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LES VILLES


Odeurs de suif, crasses de peaux, mares de bitumes !
Tel qu’un lourd souvenir lourd de rêves, debout
Dans la fumée énorme et jaune, dans les brumes,
Grande de soir ! la ville inextricable bout
Et roule, ainsi que des reptiles noirs, ses rues
Noires, autour des ponts, des docks et des hangars,
Où des feux de pétrole et des torches bourrues,
Comme des gestes fous et des masques hagards
— Batailles d’ombre et d’or — s’empoignent en ténèbres.
Un colossal bruit d’eau roule, les nuits, les jours,

Roule les lents retours et les départs funèbres
De la mer vers la mer et des voiles toujours
Vers les voiles, tandis que d’immenses usines
Indomptables, avec marteaux cassant du fer,
Avec cycles d’acier virant leurs gelasines,
Tordent au bord des quais — tels des membres de chair,
Écartelés sur des crochets et sur des roues —
Leurs lanières de peine et leurs volants d’ennui.
Au loin, de longs tunnels fumeux, au loin, des boues
Et des gueules d’égout engloutissant la nuit ;
Et stride un tout à coup de cri, stride et s’éraille :
Et trains, voici les trains qui vont plaquant les ponts,
Les trains qui vont battant le rail et la ferraille,
Qui vont et vont mangés par les sous-sols profonds
Et revomis, là-bas, vers les gares lointaines,
Les trains, là-bas, les trains tumultueux — partis.

Tonneaux de poix, flaques d’huiles, ballots de laine !

Bois des îles cubant vos larges abatis,
Peaux de fauves, avec, au bout, vos griffes mortes
Lamentables, cornes de buffle et dents d’aurochs
Et reptiles, lamés d’éclair, pendus aux portes.
Ô cet orgueil des vieux déserts, vendu par blocs,
Par tas ; vendu ! ce roux orgueil vaincu de bêtes
Solitaires ; oursons d’ébène et tigres d’or,
Poissons des lacs, aigles des monts, lions des crêtes,
Hurleurs du Sahara, hurleurs du Labrador,
Rois de la force errante, au clair des nuits australes !
Hélas, voici pour vous, voici les pavés noirs,
Les camions brutaux, les caves humorales,
Et les ballots et les barils ; voici les soirs
Du Nord, les mornes soirs, obscurs de leur lumière,
Où pourrissent les chairs mortes du vieux soleil.
Voici Londres cuvant en des brouillards de bière,
Énormément son rêve d’or et son sommeil
Suragité de fièvre et de cauchemars rouges ;
Voici le vieux Londres et son fleuve grandir

Comme un songe dans un songe, voici ses bouges
Et ses chantiers et ses comptoirs s’approfondir
En dédales et se creuser en taupinées,
Et par-dessus, dans l’air de zinc et de nickel,
Flèches, dards, coupoles, beffrois et cheminées,
— Tourments de pierre et d’ombre — éclatés vers le ciel.
 
Soif de lucre, combat du troc, ardeur de bourse !

Ô mon âme, ces mains en prière vers l’or,
Ces mains monstrueuses vers l’or — et puis la course
Des millions de pas vers le lointain Thabor
De l’or, là-bas, en quelque immensité de rêve,
Immensément debout, immensément en bloc ?
Des voix, des cris, des angoisses, — le jour s’achève,
La nuit revient — des voix, des cris, le heurt, le choc
Des acharnés labeurs, des rageuses batailles,
En tels bureaux, grinçant, de leurs plumes de fer,

Sous le pli des plafonds et le gaz des murailles,
La lutte de demain contre la lutte d’hier.
L’or contre l’or et la banque contre la banque…
 
S’anéantir mon âme en ce féroce effort
De tous, s’y perdre et s’y broyer ! Voici la tranque,
La bêche et le charroi qui labourent de l’or
En des sillons de fièvre. Ô mon âme éclatée
Et furieuse ! ô mon âme folle de vent
Hagard, mon âme énormément désorbitée,
Salis-toi donc et meurs de ton mépris fervent !
Voici la ville en or des rouges alchimies,
Où te fondre le cœur en un creuset nouveau
Et t’affoler d’un orage d’antinomies
Si fort qu’il foudroiera tes nerfs jusqu’au cerveau !