Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Théophraste

THÉOPHRASTE.

Théophraste d’Érèse fut fils de Mélante, qui, selon Athénodore, dans le huitième livre de ses Promenades, exerçait le métier de foulon. Il fit ses première études dans sa patrie, sous Leucippe, son concitoyen; ensuite, après avoir été disciple de Platon, il passe à l’école d’Aristote, et en prit la direction lorsque ce philosophe partit pour Chalcis, la cent quatorzième olympiade.

On dit, et Myronien d’Amastre le confirme dans le premier de ses Chapitres historiques semblables, qu’il avait un esclave nommé Pompylus, qui fut aussi philosophe. Théophraste faisait voir beaucoup de prudence et était fort studieux. Pamphila, dans le deuxième livre de ses Commentaires, dit que ce fut lui qui forma Ménandre le comique; il était aussi fort serviable et aimait beaucoup les lettres.

il fut protégé de Cassandre, et Ptolémée le fit inviter à se rendre à sa cour. Il s’était rendu si agréable aux Athéniens, qu’Agonide l’ayant accusé d’impiété, peu s’en fallut qu’on l’en accusât lui-même : in lui comptait plus de deux mille disciples, multitude dont il prit occasion de parler, entre autres choses, dans une lettre qu’il écrivit à Phanias le péripatéticien, sur le jugement qu’on portait de lui. « Je suis éloigné, dit-il, de réunit chez moi toute la Grèce, qu’au contraire je ne reçois point de fréquentes assemblées, comme quelqu’un le prétend : néanmoins les leçons corrigent les mœurs, et la corruption du siècle ne permet pas qu’on néglige ce qui est propre à les réformer. » Il se donne dans cette lettre le nom de rhéteur. Cependant, quoiqu’il fût de ce caractère, il se retira pour quelque temps avec les autres philosophes, lorsque Sophocle, fils d’Amphiclidas, leur défendit de tenir école sans le consentement du sénat et du peuple, sous peine de mort. Il furent absents jusqu’au commencement de l’année suivante, que Philion cita Sophocle en justice, et fut cause que les Athéniens abrogèrent l’édit, condamnèrent Sophocle à une amende de cinq talents, rappelèrent les philosophes à Athènes, et autorisèrent Théophraste à reprendre son école et à enseigner comme auparavant.

Son véritable nom était Tyrtame; mais Aristote le changea en celui de Théophraste, voulant dire par là qu’il avait une éloquence plus qu’humaine. Aristippe, dans le quatrième livre des Délices des Anciens, dit qu’il aima beaucoup Nicomaque, quoique celui-ci fût son disciple. On rapporte qu’Aristote disait de Théophraste et de Callisthène ce que Platon dit de lui et de Xénocrate, que Théophraste avait tant de pénétration, qu’il concevait et expliquait sans peine ce qu’on lui apprenait, au lieu que Callisthène était fort lent; de sorte que l’un avait besoin d’éperon et l’autre de bride, On dit aussi que Démétrius de Phalère l’aida à obtenir la possession du jardin d’Aristote après sa mort. On lui attribue cette maxime, qu’il vaut mieux se fier à un cheval sans frein qu’à une doctrine confuse. Voyant quelqu’un qui se taisait dans un festin, il lui dit : « Si vous êtes ignorant, vous faites prudemment de vous taire; mais si vous avez des lumières, vous faites mal. » Il disait aussi continuellement que l’homme n’a rien de plus précieux que le temps. Il mourut âgé de quatre-vingt-cinq ans, après avoir interrompu quelque temps ses occupations J’ai fait ces vers sur son sujet :

Quelqu’un a dit avec raison que l’esprit est un arc qui souvent se rompt, s’il se relâche: tant que Théophraste a travaillé, il a joui d’une santé robuste; à peine il prend du relâche, qu’il meurt privé de l’usage de ses membres.

On rapporte que ses disciples lui ayant demandé s’il n’avait rien à leur ordonner, il leur fit cette réponse : « Je n’ai rien à vous ordonner, sinon de vous souvenir que la vie nous promet faussement plusieurs plaisirs dans la recherche de la gloire; car quand nous commençons à vivre, nous devons mourir. Rien n’est donc plus vain que l’amour de la gloire. Ainsi tâchez de vivre heureusement, et ou ne vous appliquez point du tout à la science, parce qu’elle demande beaucoup de travail, ou appliquez-vous-y comme il fait, parceque la gloire qui vous en reviendra sera grande. Le vide de la vie l’emporte sur les avantages qu’elle procure; mais il n’est plus temps pour moi de conseiller ce qu’il faut faire : c’est à vous-mêmes d’y prendre garde. »

En disant cela, il expira, et toute la ville d’Athènes honora ses funérailles en suivant son corps. Phavorin dit que, lorsqu’il fut venu sur l’âge, il se faisait porter en litière, et cite là dessus Hésippe, qui ajoute que cela est rapporté par Arcésilas de Pitane, parmi les choses qu’il a dit à Lacyde de Cyrène.

Ce philosophe a laissé beaucoup d’ouvrages, qui méritent que nous en fassions le catalogue, parcequ’ils sont remplis d’excellentes choses; le voici : trois livres des Premières Analyses, sept des Secondes; un de la Solution des Syllogisme; un abrégé d’Analyse; deux de la Déduction des lieux communs; un livre polémique sur les Discours de dispute, un des Sens, un sur Anaxagore, un des Opinions d’Anaxagore, un des Maximes d’Anaximène, un des Sentences d’Archélaüs, un des différentes sortes de sels de nitre et d’alun, un de la Pétrification, un des Lignes indivisibles, un de l’Ouïe, un des Vents, un de la différence des Vertus, un de la Royauté, un de l’Éducation des princes, trois de Vies, un de la vieillesse, un de l’Astrologie de Démocrite, un des Météores, un des Simulacres, un des Humeurs, du Teint et des Chairs, un de l’Arrangement, un de l’Homme, un Recueil des mots de Diogène, trois livres de Distinctions, un de l’Amour, un autre sur le même sujet, un de la Félicité, deux des Espèces, un du Mal caduc, un de l’Inspiration divine, un sur Empédocle, dix-huit d’Epichérèmes[1], trois de Controverses, un des Choses qui se font volontairement, deux contenant l’Abrégé de la République de Platon, un de la Diversité de la voix entre des animaux de même genre, un des Phénomènes réunis, un des Bêtes nuisibles par la morsure et l’attouchement, un de celles qui passent pour douées de raison, un des Animaux qui changent de couleur, un de ceux qui se sont des tannières, sept des Animaux en général, un de la Volupté selon Aristote, vingt-quatre Questions, un Traité du chaud et du froid, un des Vertiges et de l’Éblouissement, un de la Sueur, un de l’Affirmation et de la Négation, un intitulé Callisthène ou du Deuil, un de la Lassitude, trois du Mouvement, un des Qualités des pierres, un des Maladies contagieuses, un de la Défaillance, un sous le titre de Mégarique, ,un de la Bile noire, deux des métaux, un du Miel; un Recueil des opinions de Métrodore; deux livres sur les Météores, un de l’Ivresse, vingt-quatre des Lois par ordre alphabétique; dix livres contenant un Abrégé des lois, un sur les Définitions, un des Odeurs, un du Vin et de l’Huile, dix-huit des premières Propositions, trois des Législateurs, six de la Politique, quatre intitulés le Politique suivant les circonstances, quatre des Mœurs civiles, un de la Meilleur république, cinq de Collection de problèmes, un des Proverbes, un des Choses qui se gèlent et se liquéfient, deux du Feu, un des Esprits, un de la Paralysie, un de la Suffocation, un de la Démence, un des Passions, un des Signes, deux des Sophismes, un de la solution des syllogismes, deux des Lieux communs, deux de la Vengeance, un des Cheveux, un de la Tyrannie, trois de l’Eau, un du Sommeil et des Songes, trois de l’Amitié, deux de l’Ambition, trois de la Nature, dix-huit des Choses naturelles, deux contenant un Abrégé des choses naturelles, huit sur le même sujet, un sur les physiciens, dix d’Histoire naturelle, huit des Causes naturelles, cinq des Sucs, un de la Fausseté de la volupté; une Question sur l’ame; un livre des Preuves où il n’entre point de l’art, un des Doutes sincères, un de l’Harmonie, un de la Vertu, un des Répugnances ou des Contradictions, un de la Négation, un de l’Opinion, un du Ridicule, deux des Soirées, deux des Divisions, un des Choses différentes, un des Injures, un de la Calomnie, un de la Louange, un de l’Expérience, trois de Lettres, un des Animaux qui viennent par hasard, un des Sécrétions, un de la Louange des dieux, un des Fêtes, un du Bonheur, un des Enthymèmes, un des inventions, un intitulé Loisirs de Morale, un de Caractère moraux, un du Tumulte, un de l’Histoire, ou du Jugement des syllogismes, un de la Flatterie, un de la Mer, un à Cassandre sur la royauté, un de la Comédie, un des Météores, un de la Diction; un recueil de Mots; un livre de Solutions, trois de la Musique, un des Mesures, un intitulé Mégacles, un des Lois, un de la Violation des lois; un Recueil des Pensées de Xénocrate, un de Conversations, un du Serment, un de Conseils de rhétorique, un des Richesses, un de la Poésie, un de problèmes de politique, de Morale, de Physique et d’Amitié, un de Préfaces; un recueil de Problèmes, un de Problèmes physiques, un de l’Exemple, un de la Proposition et de la Narration, un de la poésie, un sur les Philosophes, un sur le Conseil, un sur les Solécismes, un de la Rhétorique, dix-sept espèces d’Art sur la rhétorique; un traité de la Dissimulation; six de Commentaires d’Aristote ou de Théophraste, seize d’Opinions sur la nature, un des Choses naturelles en abrégé, un du Bienfait, un de Caractères moraux, un du Vrai et du Faux, six d’Histoire concernant la religion, trois des dieux; quatre livres historiques touchant la géométrie, six contenant des Abrégés d’Aristote sur les animaux, deux d’Épichérèmes; trois Questions, deux livres sur la Royauté, un des Causes, un sur Démocrite, un de la Calomnie, un de la Génération, un de la Prudence des animaux et de leurs coutumes, deux du Mouvement, quatre de la Vue, deux touchant les Définitions, un des Choses données, un sur le Plus et le Moins, un sur les Musiciens, un de la Félicité des dieux, un sur les Académiciens, un d’Exhortations, un de la Meilleur Police, un de Commentaires, un sur une Fontaine en Sicile, un des Choses reconnues, un de Questions sur la nature, un de Moyen d’apprendre, trois de la Fausseté, un de Choses qui précèdent les lieux communs, un sur Eschyle, six d’Astrologie, un d’Arithmétique, un de l’Accroissement, un intitulé Acicharus, un des Plaidoyers, un de la Calomnie, des Lettres à Astycréon, à Phanias et à Nicanor; un traité de la Piété, un sous le titre d’Euïade; deux des Occasions, un des Discours familiers, un de la Conduite des enfants, un autre différent, un de l’Instruction, ou des Vertus ou de la Tempérance, un d’Exhortation, un des Nombres, un de règles sur l’expression des syllogisme, un du Ciel, deux de Politique, un de la Nature; enfin des Fruits et des Animaux. On compte dans ces ouvrages deux cent trente-deux mille huit cents versets; voilà pour ce qui regarde ses livres.

Son testament, que j’ai lu, est conçu en ces termes :

J’espère une bonne santé; cependant, s’il m’arrivait quelque chose, je dispose ainsi de ce qui me regarde. Mélante, et Paneréon fils de Léonte, hériteront de tout ce qui est dans ma maison. Quant aux choses que j’ai confiées à Hipparque, voici ce que je veux qu’on en fasse : on achèvera le lieu que j’ai consacré aux Muses et les statues des déesses, et on fera ce qui se pourra pour les embellir. Ensuite on placera dans la chapelle l’image d’Aristote et les autres dons qui y étaient auparavant. On construira, près de ce lieu dédié aux Muses, un petit portique aussi beau que celui qui y était. on mettra les mappemondes dans le portique inférieur, et on élèvera un autel bien fait et convenable. Je veux qu’on achève la statue de Nicomaque, et Praxiète, qui en a fait la forme, fera les autres dépenses qu’elle demande; on la mettra là où le jugeront à propos ceux que je nomme exécuteurs de mes volontés; voilà ce que j’ordonne par rapport à la chapelle et à ses ornements. Je donne à Callinus la métairie que j’ai à Stagira; Nélée aura tous mes livres; et je donne mon jardin avec l’endroit qui sert à la promenade, et tous les logements qui appartiennent au jardin, à ceux de mes amis que je spécifie dans ce testament, et qui voudront s’en servir pour passer le temps ensemble et s’occuper à la philosophie, puisqu’il est impossible que tout le monde puisse voyager. Je stipule pourtant qu’ils n’aliéneront point ce bien, et que personne ne se l’appropriera en particulier; mais qu’ils le posséderont en commun comme un bien sacré, et en jouiront amicalement comme il est juste et convenable. Ceux qui auront part a ce son sont Hipparque, Nélée, Paneréon et Nicippe. Il dépendra pourtant d’Aristote, fils de Mydias et de Pythias, de participer au même droit, s’il a du goût pour la philosophie; et alors les plus âges prendront de lui tout le soin possible afin de l’y faire avancer. On m’enterrera dans le lieu du jardin qu’on jugera le plus convenable, sans faire aucune dépense superflue pour mon cercueil ou mes funérailles. Tout cela ensemble étant exécuté après ma mort, ce qui regarde la chapelle, le jardin, l’endroit de la promenade, je veux encore que Pompylus qui y demeure continue d’en prendre soin comme auparavant, et ceux à qui je donne ces biens pourvoiront à ses besoins. Je suis d’avis que Pompylus et Threpta, qui sont libres depuis longtemps et m’ont bien servi, possèdent en sûreté tant ce que je peux leur avoir donné ci-devant que ce qu’ils ont acquis eux-mêmes, et les deux mille drachmes que j’ai réglé qu’Hipparque leur donnera, ainsi que j’en ai souvent parlé à Mélante et Pancéron eux-mêmes, qui m’ont approuvé en tout. Au reste, je leur donne Somatales et une servante; et quant aux garçons Molon, Cimon et Parménon que j’ai déjà affranchis, je leur donne la liberté de s’en aller. J’affranchis pareillement Manes et Callias, après qu’ils auront demeuré quatre ans dans le jardin et y auront travaillé sans mériter de reproche. Quant aux menus meubles, après qu’on en aura donné à Pompylus ce que les exécuteurs jugeront à propos, on vendra le reste. Je donne Carion à Démotime, Donace à Nélée, et je veux qu’Eubius soit vendu. Hipparque donnera trois mille drachmes à Callinus. J’ordonnerais que Mélante et Pancréon partageassent ma succession avec Hipparque, si je ne considérais qu’Hipparque m’a rendu de grands services ci-devant, et qu’il a beaucoup perdu de ses biens; je pense d’ailleurs qu’ils ne pourraient pas facilement administrer mes biens en commun. Ainsi j’ai jugé qu’il était plus utile pour eux de leur faire donner une somme par Hipparque; il leur donnera donc à chacun un talent. Il aura soin de donner aussi aux exécuteurs ce qu’il faut pour les dépenses marquées dans ce testament, lorsqu’elles devront se faire. Après qu’Hipparque aura fait tout cela, il sera dégagé de tous les contrats que j’ai à sa charge; et s’il a pu faire quelque gain sous mon nom en Chalcide, ce sera pour son profit. Je nomme exécuteurs de mes volontés dans ce présent testament Hipparque, Nélée, Sraton, Callinus, Démotime, Callisthène, Ctésarque.

Trois copies de ce testament, scellées de l’anneau de Théophraste, furent délivrées, l’une à Hégésias, fils d’Hipparque, de quoi Callipe de Pellane, Philomèle d’Enonyme, Lysandre, d’Hybées, et Philon d’Alopèce, sont témoins; l’autre copie fut donnée, en présence des mêmes témoins, à Olympiodore; la dernière a été donnée à Adimante, et reçue par les mains d’Androsthène son fils, de quoi ont été témoins Aimneste fils de Cléobule, Lysistrate de Thasse fils de Phidon, Straton de Lampsaque fils d’Arcésilas, Thésippe fils de Thésippe de Cérame, Dioscoride d’Épicéphise fils de Denys.

Voilà quel dut le testament de Théophraste.

On dit que le médecin Érasistrate a été son disciple, et cela est probable.




  1. Bernard, dans son recueil de la philosophie d’Aristote, dit que l’Epichérème est un syllogisme, et, selon Cauvin, c’est une espèce de sorites