Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Socrate

SOCRATE.

[18]Platon, dans son Théœtète, dit que Socrate naquit d’un tailleur de pierre nommé Sophronisque, et de Phanarète, qui faisait le métier de sage-femme. Athènes fut sa patrie et le village d’Alopèce son lieu natal. Il y en a qui croient qu’il aida Euripide à composer ses pièces ; du moins Mnésiloque dit-il là-dessus : « Les Phrygiens font une nouvelle pièce d’Euripide, sous laquelle Socrate a mis les sarments. » Ailleurs il dit aussi que Socrate mettait les cloux aux pièces d’Euripide.

Pareillement Callias, auteur d’une pièce intitulée les Captifs, y parle ainsi :

« Te voilà grave, et tu fais paraître de grands sentiments. — Je le puis, Socrate en est l’auteur. »

Aristophane, dans ses Nuées, accuse aussi Euripide d’être aidé dans ses tragédies par celui qui proférait à tout propos des discours de sagesse.

Socrate fut disciple d’Anaxagore, selon quelques uns, et de Damon aussi, suivant le témoignage d’Alexandre, dans ses Successions des Philosophes. Après la condamnation d’Anaxagore, il fréquenta l’école d’Archélaüs le physicien, qui, au rapport d’Aristoxène, eut un attachement particulier pour lui. Duris prétend qu’il se mit en service, et qu’il fut tailleur de pierre ; et quelques uns ajoutent que c’est lui qui fit les Grâces qui sont représentées habillées dans la forteresse d’Athènes ; c’est ce qui donna lieu à Timon de le dépeindre ainsi dans ses vers satiriques :

De ces Grâces est venu ce tailleur de pierre, ce raisonneur sur les lois, cet enchanteur de la Grèce, cet imposteur, ce railleur, ce demi-Athénien, et cet homme dissimulé !

Socrate, comme le remarque Idoménée, était fort habile dans la rhétorique ; mais les trente tyrans, dit Xénophon, lui défendirent de l’enseigner. Aristophane le blâme d’avoir abusé de son habileté, en ce que d’une mauvaise cause il en faisait une bonne. Phavorin, dans son Histoire diverse, assure que ce fut lui, avec Eschine, son disciple, qui les premiers enseignèrent la rhétorique. Idoménée confirme cela dans ce qu’il a écrit des disciples de Socrate. Il est encore le premier qui a traité la morale, et le premier des philosophes qui est mort condamné. Aristoxène, fils de Spinthare, raconte qu’il faisait valoir son argent et rassemblait le gain qu’il retirait de ses prêts, et cela étant dépensé, le prêtait de nouveau à profit.

Démétrius de Byzance dit que Criton le tira de sa boutique et qu’il s’appliqua à l’instruire, étant charmé des dispositions de son esprit. [21]Mais Socrate, voyant que la physique n’intéresse pas beaucoup les hommes, commença à raisonner sur la morale et en parlait dans les boutiques et sur les marchés, exhortant chacun à penser

à ce qu’il y avait de bon ou de mauvais chez lui.

Souvent il s’animait en parlant jusqu’à se frapper lui-même et à se tirer les cheveux : cela faisait qu’on se moquait de lui ; mais il souffrait le mépris et la raillerie jusque là que, comme le rapporte Démétrius, quelqu’un lui ayant donné un coup de pied, il dit à ceux qui admiraient sa patience : Si un âne m’avait donné une ruade, irais-je lui faire un procès ?

[22]Il n’eut pas besoin, pour éclairer son esprit, de voyager, à l’exemple de beaucoup d’autres ; et excepté lorsque la guerre l’a appelé hors de chez lui, il se tenait dans le même lieu, ayant des conversations avec ses amis, moins dans le dessein de combattre leur opinion que dans la vue de démêler la vérité. On dit qu’Euripide lui ayant donné à lire tin ouvrage d’Héraclite, lui demanda ce qu’il en pensait ; Ce que j’en ai compris, lui répondit-il, est fort beau, et je ne doute pas que le reste, que je n’ai pu concevoir, ne soit de la même force ; mais, pour l’entendre, il faudrait être un nageur de Délos[1].

Socrate était d’une bonne constitution, et avait beaucoup de soin de s’exercer le corps ; il fut à l’expédition d’Amphipolis, et, dans une bataille qui se donna près de Délium, il sauva la vie à Xénophon qui était tombé de son cheval ; [23]et quoique le mauvais succès du combat eût obligé les Athéniens de prendre la fuite, ? il se retira au petit pas, regardant souvent derrière lui, pour faire face à ceux qui auraient pu vouloir le surprendre. II servit aussi sur la flotte qu’on avait équipée pour réduire la ville de Potidée, la guerre ne permettant pas aux troupes d’y aller par terre. On dit que ce fut alors qu’il resta toute une nuit dans la même posture. Il fit voir son courage dans cette expédition, et céda volontairement le prix des belles actions qu’il avait faites à Alcibiade, qu’il aimait beaucoup, comme le rapporte Aristippe dans son quatrième livre des Délices anciennes. Ion de Chio dit que dans sa jeunesse il fit un voyage à Samos avec Archélaüs. Il alla aussi à Pytho[2], au rapport d’Aristote, et fut voir l’isthme, à ce que dit Phavorin, dans le premier livre de ses Commentaires.

[24]Socrate avait des sentiments fermes et républicains ; il en donna des preuves lorsque Critias[3] et ses collègues, ayant ordonné qu’on leur amenât Léonthe de Salamine, homme fort riche, pour le faire mourir, il ne voulut pas le permettre, et fut le seul des dix capitaines de l’armée qui osa l’absoudre. Lui-même, lorsqu’il était en prison et qu’il pouvait s’évader, n’eut point d’égard aux prières et aux larmes de ses amis, et les reprit en termes sévères et pleins de grands sentiments.

La frugalité et la pureté des mœurs caractérisaient encore ce philosophe ; Pamphila, dans ses Commentaires, livre septième, nous apprend qu’Alcibiade lui donna une grande place pour y bâtir une maison, et que Socrate le remercia, eu lui disant : Si j’avais besoin de souliers et que vous me donnassiez du cuir pour que je les fisse moi-même, ne serait-il pas ridicule à moi de le prendre ? Quelquefois il jetait les yeux sur la multitude des choses qui se vendaient à l’enchère, en pensant en lui-même : Que de choses dont je n’ai pas besoin ! Il récitait souvent ces vers :

« L’argent et la pourpre sont plutôt des ornements pour le théâtre que des choses nécessaires à la vie. »

Il méprisa généreusement Archélaüs de Macédoine, Scopas de Cranon, et Euryloque de Larisse, refusa leur argent, et ne daigna pas même profiter des invitations qu’ils lui firent de les aller voir. D’ailleurs il vivait avec tant de sobriété, que, quoiqu’Athènes eût souvent été attaquée de la peste, il n’en fut jamais atteint.

[26]Aristote dit qu’il épousa deux femmes : la première, Xantippe, dont il eut Lamproclès ; l’autre, Myrton, fille d’Aristide le Juste, qui ne lui apporta rien en dot et de laquelle il eut Sophronisque et Ménéxène. Quelques uns veulent qu’il épousa Myrton en premières noces ; d’autres, comme en particulier Satyrus et Jérôme de Rhodes croient qu’il les eut toutes deux à la fois. Ils disent que les Athéniens, ayant dessein de repeupler leur ville, épuisée d’habitants par la guerre et la contagion, ordonnèrent qu’outre que chacun épouserait une citoyenne, il pourrait procréer des enfants du commerce qu’il aurait avec une autre personne ; et que Socrate, pour se conformer à cette ordonnance, contracta un double mariage.

[27]Socrate avait une force d’esprit qui l’aidait à se mettre au–dessus de ceux qui le blâmaient ; il faisait profession de savoir se contenter de peu de nourriture, et n’exigeait aucune récompense de ses services. Il disait qu’un homme qui mange avec appétit sait se passer d’apprêt, et que celui qui boit avec plaisir prend la première boisson qu’il trouve ; et qu’on approche d’autant plus de la condition des dieux qu’on a besoin de moins de choses. Il n’y a pas même jusqu’aux auteurs comiques qui, sans y prendre garde, l’ont loué par les choses mêmes qu’ils ont dites pour le blâmer. Aristophane, parlant de lui, dit :

« Ô toi qui aspires à la plus sublime sagesse, que ton sort sera glorieux à Athènes et parmi les Grecs ! »

Il ajoute :

« Pourvu que tu aies de la mémoire et de la prudence, et que tu ne fasses consister les maux que dans l’opinion, tu ne te fatigueras pas, soit que tu te tiennes debout où que tu marches : tu ne sens ni le froid ni la faim ; tu n’aimes ni le vin, ni les festins, ni toutes les choses inutiles. »

[28]Amipsias l’a représenté couvert d’un manteau commun, et lui adresse ce discours :

Socrate, toi qui es la meilleure d’entre peu de personnes et la plus vaine d’entre plusieurs, quel sujet t’amène enfin dans notre compagnie, et depuis quand peux-tu nous souffrir ? Mais à propos de quoi portes-tu cette robe d’hiver ? C’est sans doute une méchanceté de ton corroyeur.

Lors même que Socrate souffrait la faim, il ne put se résoudre à devenir flatteur. Aristophane en rend témoignage lorsque, pour exprimer le mépris que ce philosophe avait pour la flatterie, il dit :

Enflé d’orgueil, tu marches dans les rues en jetant les deux de tous côtés ; et quoique tu ailles nu-pieds et que tu souffres plusieurs maux, tu parais toujours avec la gravité peinte sur le visage.

Il n’était pourtant pas tellement attaché à cette manière de vivre qu’il ne s’accommodât aux circonstances ; il s’habillait mieux selon les occasions, comme lorsqu’il fut trouver Agathon, ainsi que le rapporte Platon, dans son Banquet.

[29]Il possédait au même degré le talent de persuader et de dissuader ; jusque là que Platon dit que, dans un discours qu’il prononça sur la science, il changea Théétète, qui y était présent, et en fit un homme extraordinaire. Eutyphron poursuivait son père en justice pour le meurtre d’un étranger : il le détourna de son dessein, en traitant de quelques devoirs relatif à la justice et à l’amour filial. Il inculqua à Lysis une grande pureté de mœurs. Enfin il avait un génie tout-à-fait propre à faire naître ses discours des occasions. Xénophon rapporte que par ses conseils il adoucit son fils Lamproclès, qui se conduisait mal envers sa mère, et qu’il engagea Glaucon, frère de Platon, à ne point se mêler des affaires publiques, pour lesquelles il n’avait point de talent ; tandis qu’au contraire il y portait Charmidas, qui avait la capacité requise.

[30]Il releva le courage d’Iphicrate par l’exemple des animaux, lui faisant remarquer les coqs du barbier Midas qui osaient attaquer ceux de Callias. Glauconide le jugeait digne d’être regardé comme le protecteur de la ville, et le comparait à un oiseau rare.

Socrate remarquait avec étonnement qu’il est facile de dire les biens qu’on possède, mais difficile de dire les amis qu’on a, tant on néglige de les connaître. Voyant l’assiduité d’Euclide au barreau, il lui dit : « Mon cher Euclide, vous saurez vivre avec des sophistes, et point avec des hommes. » En effet, il regardait ces sortes d’affaires comme inutiles et peu honorables ; pensée que lui attribue Platon, dans son Euthydème.

[31]Charmide lui ayant donné des esclaves pour qu’il en fit son profit, il refusa de les prendre. II y en a qui veulent qu’il méprisa Alcibiade à cause de sa beauté. Il regardait le repos comme le plus grand bien qu’on pût posséder, dit Xénophon, dans son Banquet. Il prétendait que la science seule est un bien et l’ignorance un mal ; que les richesses et les grandeurs ne renferment rien de recommandable, mais qu’au contraire elles sont les sources de tous les malheurs qui arrivent. Quelqu’un lui disant qu’Antisthène était fils d’une femme originaire de Thrace : Est-ce que vous pensiez, dit-il, qu’un si grand homme devait être issu de père et mère athéniens ? La condition d’esclave obligeant Phédon de gagner de l’argent avec déshonneur, il détermina Criton à le racheter, et en fit un grand philosophe.

[32]Il employait ses heures de loisir à apprendre à jouer de la lyre, disant qu’il n’y avait point de honte à s’instruire de ce qu’on ne savait pas. La danse était encore un exercice qu’il prenait souvent, comme le rapporte Xénophon dans son Banquet, parce qu’il croyait qu’il contribue à conserver la santé. II disait qu’un génie lui annonçait l’avenir : que l’on devait compter pour beaucoup de bien commencer ; qu’il ne savait rien, sinon cela même qu’il ne savait rien ; et que ceux qui achetaient fort cher des fruits précoces étaient des gens qui désespéraient de vivre jusqu’à la saison où ils sont mûrs. On lui demanda un jour quelle était la principale vertu des jeunes gens ; il répondit que c’était celle de n’embrasser rien de trop. Il conseillait de s’appliquer à la géométrie jusqu’à ce qu’on sût donner et recevoir de la terre par mesure et en égale quantité.

[33]Euripide ayant osé dire sur la vertu, dans sa pièce intitulée Auge,

qu’il était bon de s’en dépouiller hardiment,

il se leva et sortit, en disant ces paroles : « Quel ridicule n’est-ce point de faire des recherches sur un esclave qui s’est enfui, et de permettre que la vertu périsse ? » Interrogé s’il valait mieux se marier ou non : « Lequel des deux que l’on choisisse, dit-il, le repentir est certain. » Il s’étonnait fort de ce que les sculpteurs en pierre se donnaient tant de peine pour imiter la nature, en tâchant de rendre leurs copies semblables aux originaux, et de ce qu’ils prenaient si peu de soin pour ne pas ressembler eux-mêmes à la matière dont ils faisaient leurs statues. Il conseillait aux jeunes gens de se regarder souvent dans le miroir, afin de se rendre dignes de leur beauté, s’ils en avaient, ou de réparer la difformité de leur corps en s’ornant l’esprit de science.

[34]Un jour il invita à souper des personnes riches ; et comme Xantippe avait honte du régal que son mari se préparait à leur donner, il lui dit : « Ne vous inquiétez pas ! si mes conviés sont sobres et discrets, ils se contenteront de ce qu’il y aura ; si au contraire ils sont gourmands, moquons-nous de leur avidité. » Il disait qu’il mangeait pour vivre, au lieu que d’autres ne vivaient que pour manger. Il comparait l’action de louer la multitude à celle d’un homme qui rejetterait une pièce de quatre drachmes comme de nulle valeur, et qui recevrait ensuite pour bon argent une quantité de ces mêmes espèces. Eschine lui ayant dit : Je suis pauvre, et je n’ai rien en mon pouvoir que ma personne, disposez-en ; Socrate lui répondit : Songez-vous bien à la grandeur du présent que vous me faites ? Un homme s’affligeait du mépris où il était tombé depuis que les tyrans avaient usurpé le gouvernement ; il lui répondit : Qu’y a-t-il en cela qui soit proprement le sujet de votre chagrin ? [35]On vint lui dire que les Athéniens avaient prononcé sa sentence de mort : Ils sont, dans le même cas, dit-il ; la nature a prononcé la leur. D’autres attribuent cette réponse à Anaxagore. Sa femme se plaignait de ce qu’il devait mourir innocent ; il lui demanda si elle aimait mieux qu’il mourût coupable. Ayant rêvé qu’une voix lui disait :

« Dans trois jours tu seras dans les champs fertiles de Phthie[4], »

il avertit Eschine qu’il mourrait le troisième jour suivant. Le jour où il devait boire le jus de la ciguë étant arrivé, Apollodore lui offrit un riche manteau, en le priant de s’en envelopper pour mourir. Si le mien, dit-il, m’a servi pour vivre, ne me servira-t-il pas bien aussi pour mourir ? On lui dit que quelqu’un le chargeait de malédictions : Il faut le souffrir, dit-il, il n’a point appris à mieux parler. [36]Antisthène s’était fait une déchirure à son manteau et la montrait à tout le monde : Socrate lui dit qu’au travers de sa déchirure il voyait sa vaine gloire. On lui demanda : N’est-il pas vrai que voilà un homme qui médit cruellement de vous ? — Non, dit-il, car je ne mérite pas les médisances dont il me charge. Il disait qu’il lui était avantageux de s’exposer à la censure des poètes comiques, parce que, si leurs critiques étaient fondées, c’était à lui à se corriger de ses défauts ; comme au contraire il ne devait pas s’embarrasser de ceux qu’ils pouvaient lui supposer. Une fois Xantippe, non contente de l’avoir accablé d’injures, lui jeta de l’eau sale sur le corps : J’ai bien cru, lui dit-il, qu’un si grand orage ne se passerait pas sans pluie. Alcibiade lui parlant de cette humeur insupportable de sa femme, Socrate lui dit : Je suis accoutumé à ces vacarmes comme on se fait à entendre le bruit d’une poulie ; [37]et vous qui parlez de ma femme, ne supportez-vous pas les cris de vos oies ? — Oui, dit Alcibiade, mais elles me pondent des œufs et en font éclore des petits. — Et Xantippe, reprit Socrate, me donne des enfants. Un jour ses amis lui conseillaient de la frapper, pour lui avoir coupé son habit en plein marché : Quel conseil me donnez-vous là ? dit Socrate. C’est donc pour rendre tout le monde témoin de nos querelles, et pour que vous-même nous excitiez et nous disiez : Courage, Socrate ! courage, Xantippe ! Il disait qu’il fallait tirer parti des méchantes femmes comme les écuyers font des chevaux ombrageux : que comme après en avoir dompté de difficiles ils viennent plus aisément à bout de ceux qui sont souples, de même, si lui savait vivre avec Xantippe, il aurait moins de peine à se faire au commerce des hommes.

Toutes ces maximes, qu’il proposait et qu’il confirmait par son exemple, furent cause que la pythonisse loua sa conduite, et rendit à Chéréphont cet oracle connu :

De tous les hommes, Socrate est le plus sage.

[38]Cet oracle excita la jalousie contre lui, comme si tous ceux qui avaient bonne opinion d’eux-mêmes étaient accusés par là de manquer de sagesse. Platon, dans son Ménon, met Anytus au nombre des envieux de Socrate. Comme il ne pouvait souffrir que Socrate se moquât de lui, il indisposa d’abord Aristophane contre lui ; ensuite il suborna Mélitus, qui l’accusa devant les juges d’être un impie et de corrompre la jeunesse.

Phavorin, dans son Histoire diverse, rapporte que Polyeucte plaida le procès. Hermippe dit que Polycrate, le sophiste, dressa la harangue ; d’autres veulent que ce fut Anytus, mais que l’orateur Lycon prépara le tout.

[39]Au reste, Anthistène, dans la Succession des Philosophes, et Platon, dans son Apologie, nomment trois accusateurs de Socrate, Anytus, Lycon, et Mélite ; le premier agissant pour les chefs du peuple et les magistrats, le second pour les orateurs, et le troisième pour les poètes, autant de classes de personnes qui avaient à se plaindre des censures de Socrate. Phavorin, au premier livre de ses Commentaires, dit que la harangue qu’on attribue à Polycrate contre ce philosophe est supposée, parce qu’il y est parlé des murs rebâtis par Conon, ce qui n’arriva que six ans après la mort de Socrate.

[40]Voici quels furent les chefs d’accusation qui furent attestés par serment ; Phavorin dit qu’on les conserve encore aujourd’hui dans le temple de la mère des dieux : Mélitus, fils de Mélitus de Lampsaque, charge Socrate, natif d’Alopèce, fils de Sophronisque, des crimes suivants : Il viole la sainteté des lois, en niant l’existence des dieux reconnus par la ville, et en en mettant de nouveaux à leur place. Il corrompt aussi la jeunesse. Il ne peut expier ces crimes que par la mort. Lysias lui ayant récité une apologie qu’il avait faite pour lui : Mon ami, lui dit le philosophe, la pièce est bonne, mais elle ne me convient pas. En effet, le style en était plus propre à l’usage du barreau que sortable à la gravité d’un philosophe. [41]Lysias, surpris d’entendre en même temps louer et rejeter son apologie, le pria de s’expliquer. Il ne serait pas impossible, répondit-il, que des habits et des souliers fussent bien faits, quoiqu’ils ne pussent me servir.

Juste Tibérien dit, dans sa Généalogie, que, pendant qu’on plaidait la cause de Socrate, Platon monta à la tribune et dit ces paroles : « Athéniens, quoique je sois le plus jeune de tous ceux qui se sont présentés pour parler dans cette occasion… ; » mais les juges se récrièrent là-dessus et lui imposèrent silence. Socrate fut donc condamné à la pluralité de deux cent quatre-vingt-une voix ; mais comme les juges délibéraient pour savoir s’il fallait le condamner au supplice ou à une amende, il se taxa lui-même à vingt-cinq drachmes, [42]quoique Eubulide prétende qu’il promit d’en payer cent ; cependant voyant que les juges balançaient et n’étaient pas d’accord entre eux : « Vu les actions que j’ai faites, dit-il, je crois que la peine à laquelle il faut me condamner est de m’entretenir dans le Prytanée[5]. »

À peine eut-il dit cela, que quatre-vingts nouvelles voix se joignirent à celles qui opinaient à la rigueur. Il fut jugé digne de mort, conduit en prison, et peu de jours après il but la ciguë. Avant ce moment il fit un discours élégant et solide, que Platon a rapporté dans son Phédon. Plusieurs croient qu’il composa même un hymne qui commence par ces mots :

Je vous salue, Apollon de Délos et toi Diane, enfants illustres.

Mais Dyonisodore prétend que cet hymne n’est point de lui. Il fit aussi une fable à l’imitation de celles d’Ésope, mais assez mal conçue ; elle commence de cette manière :

Esope recommanda au sénat de Corinthe de ne point juger la vertu par les avis du peuple.

[43]Telle fut la fin de Socrate ; mais les Athéniens en eurent bientôt tant de regret, qu’ils firent fermer les lieux où on s’exerçait à la lutte et aux jeux gymniques ; ils exilèrent les ennemis de Socrate ; et pour Mélitus, ils le condamnèrent à mort. Ils élevèrent à la mémoire de Socrate une statue d’airain qui fut faite par Lysippus, et la placèrent dans le lieu appelé Pompée. Les habitants d’Héraclée chassèrent Anytus de leur ville le même jour qu’il y était entré. Au reste, ce n’est pas seulement envers Socrate que les Athéniens en ont mal agi ; ils ont maltraité plusieurs autres grands hommes ; ils traitèrent Homère d’insensé, et le mirent à une amende de cinquante drachmes, comme le dit Héraclide ; ils accusèrent Tyrtée de folie, et condamnèrent Astydamas, le plus illustre imitateur d’Eschyle, à une amende de vingt pièces de cuivre : [44]aussi Euripide leur adressa-t-il ce reproche dans son Palamède, sur la mort de Socrate :

« Vous avez ravi la vie au plus grand des sages, à cette muse agréable qui n’affligeait personne. »

Voilà ce qui arriva à Socrate : Philochore date pourtant la mort d’Euripide avant celle de Socrate.

Apollodore, dans ses Chroniques, place la naissance du dernier sous l’archontat d’Apséphion à la quatrième année de la soixante-dix-septième olympiade, le sixième jour du mois phargélion[6], jour dans lequel les Athéniens avaient coutume de purifier leur ville, et auquel ceux de Délos disent que Diane naquit. Il mourut la première année de la quatre-vingt-quinzième olympiade, âgé de soixante et dix ans. Démétrius de Phalère semble en convenir, mais d’autres le disent mort dans la soixantième année de son âge. [45]Lui et Euripide furent tous deux disciples d’Anaxagore. Euripide naquit sous Callias, la première année de la soixante-quinzième olympiade.

Si je ne me trompe, Socrate a traité des choses naturelles : ce qui me donne lieu de le croire, c’est qu’il a parlé de la Providence, quoique Xénophon, qui le rapporte, dise qu’il s’est borné à ce qui regarde les mœurs. D’un autre côté, Platon, dans son apologie, en faisant mention d’Anaxagore et d’autres physiciens, avance des choses que Socrate combat, nonobstant qu’il lui attribue tout ce qu’il dit du sien. Aristote raconte qu’un certain mage étant venu de Syrie à Athènes, reprit Socrate sur différents sujets, et lui prédit qu’il aurait une fin tragique. J’ajoute ici l’épitaphe que j’ai faite sur la mort de notre philosophe :

Socrate, tu bois aujourd’hui le nectar à la taille des dieux ; Apollon vante ta sagesse ; et si Athènes méconnaît tes services, elle s’empoisonne elle-même avec la ciguë qu’elle le donne.

Aristote, au troisième livre de son Art poétique dit que Socrate eut, avec un nommé Antioloque de Lemnos et avec Antiphon, interprète des prodiges, quelque diffé rend, comme eurent Pythagore avec Cydon et Ounatas ; Homère et Hésiode, l’un avec Sagaris, l’autre avec Cécrops pendant leur vie, et tous les deux avec Xénophane de Colophon après leur mort ; Pindare avec Amphimène de Cos ; Thalès avec Phérécyde ; Bias avec Salare de Priène ; Pittacus avec Antiménide et Alcée ; Anaxagore avec Sosibe, et Simonide avec Timocréon.

[47]Entre les sectateurs de Socrate, qui s’appelèrent socraticiens, les principaux furent Platon, Xénophon et Antisthèrie. Dans le nombre des dix, comme on les nomme, il y en eut quatre plus fameux que les autres : Eschine, Phédon, Euclide et Aristippe. Premièrement, nous parlerons de Xénophon, et renverrons Antisthène à la classe des philosophes cyniques ; ensuite, nous traiterons des socraticiens et de Platon, chef des dix sectes, et instituteur de la première académie. C’est l’ordre que nous nous proposons de suivre dans la suite de cet ouvrage.

Au reste, il y a eu plusieurs autres Socrates : un historien qui a donné une description du pays d’Argos, un philosophe péripatéticien, de Bithynie, un épigrammatiste, et enfin un écrivain de Cos qui a composé un livre des surnoms des dieux.


  1. II était difficile d’aborder à l’île de Délos en nageant. De là est venu ce proverbe pour exprimer une chose difficile ; il faisait allusion à l’obscurité d’Hippocrate. Adages d’Erasme, page 1379.
  2. C’est Delphes. (Note de Ménage.)
  3. L’un des trente tyrans.
  4. C’est un vers d’Homère. Phthie était la patrie d’Achille, qui, menaçant Ulysse de se retirer chez lui, se sert de ces mots : Dans trois jours j’arriverai à la fertile Phthie. Socrate voulait dire que la mort le ramènerait dans sa patrie. Note de Dacier sur les Dialogues de Platon, tome II, le Criton. )
  5. Édifice public à Athènes et dans d’autres villes de la Grèce, où les orphelins et ceux qui avaient rendu des services à la patrie étaient entretenus.
  6. Avril.