Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Discours préliminaire


DISCOURS PRÉLIMINAIRE.


Le tableau des misères humaines a été tracé tant de fois par ceux qui ont écrit sur l’homme, qu’on doit naturellement souhaiter qu’il se trouve des philosophes qui s’appliquent à le peindre en beau. On ne saurait trop relever son excellence ; l’éloge qu’on en fait est un encouragement à la vertu ; il est un des appuis les plus forts qu’on puisse prêter à la faiblesse humaine.

Un tableau tiré d’après l’histoire, qui représenterait les plus sublimes traits de la nature humaine, et où l’art du peintre en aurait disposé le plan de manière que les vertus les plus héroïques, les actions les plus nobles et les talents les plus distingués s’avanceraient jusque sur le devant de la scène, tandis que les vertus, les actions et les talents médiocres seraient distribués sur les côtés, et que les vices et les défauts iraient se perdre dans le lointain : un tel tableau ne pourrait être vu sans échauffer le cœur, ni sans donner une grande idée de l’homme.

Comme il est, au moins, aussi important de rendre les hommes meilleurs que les rendre moins ignorants, il convient de recueillir tous les traits frappants des vertus morales. Pourquoi se montre-t-on si attentif à conserver l’histoire des pensées des hommes, tandis qu’on néglige l’histoire de leurs actions ? celle-ci n’est-elle pas la plus utile ? n’est-ce pas celle qui fait le plus d’honneur au genre humain ? Quel plaisir trouve-t-on aussi à rappeler les mauvaises actions ? Il serait à souhaiter qu’elles n’eussent jamais été. L’homme n’a pas besoin de mauvais exemples, ni la nature humaine d’être décriée. SI l’on fait mention des actions déshonnêtes, que ce soit seulement de celles qui ont rendu le méchant malheureux et méprisé au milieu des récompenses les plus éclatantes de ses forfaits.

Au défaut de statues qui devraient représenter en bronze et en marbre, dans nos places publiques, les grands hommes qui ont honoré l’humanité, et inviter à la vertu, nous avons les écrits de Plutarque et de Diogène Laërce. On peut dire qu’ils sont comme les fastes des triomphes de l’homme. Qui, en les lisant, ne voudrait pas y avoir fourni la matière d’une ligne ? Où est l’homme, né avec une âme honnête et sensible, qui n’arrose de ses larmes les pages où ils se sont plu à célébrer la vertu, et qui ne donne des éloges à la cendre insensible et froide de ceux qui la cultivèrent pendant leur vie ?

Si les philosophes dont Diogène Laërce nous a tracé la vie, en même temps qu’ils nous a développé leurs systèmes, ont eu des faiblesses, il faut les regarder comme un tribut qu’ils ont payé à l’humanité. Ils les ont fait oublier, en les couvrant par une infinité de belles actions ; ils ont prouvé par leur exemple que la nature humaine est capable de tirer de son fond, tout dépravé qu’il est, des vertus morales qui décèlent la noblesse de son origine.

Nous ne dissimulerons point que, parmi les philosophes célébrés par notre auteur, il ne s’en trouve quelques uns qui n’ont vu dans la nature, dont ils ont étudié les secrets ressorts, qu’une puissance aveugle qui dirige tout à sa fin avec autant d’ordre que si elle était intelligente. En considérant, d’un côté, combien ce dogme philosophique est opposé à la saine morale, on conçoit mieux de l’autre combien elle était profondément enracinée dans leur cœur, puisque leurs erreurs sur Dieu et la Providence n’ont point détruit leurs idées sur la probité, et que, dans un cœur vainement mutiné contre le joug que lui imposait la raison, leur esprit a eu assez de force pour étouffer le cri des passions. Nous conclurons de là qu’un philosophe n’est pas fait comme le vulgaire des hommes, chez qui la persuasion intime de l’existence d’un être suprême fait toute la vertu.

Le dogme des peines et des récompenses d’une autre vie est pour les hommes ordinaires un frein qu’ils blanchissent d’écume. Il les contient dans leur devoir ; aussi voyons-nous que tous les législateurs en ont fait la base de leurs lois. Quant aux philosophes, ils trouvent dans leur raison, indépendamment de ce dogme, des motifs suffisants pour être fidèles à leurs devoirs. Il semble que la Divinité ait voulu qu’ils rendissent témoignage à l’excellence de leur nature par l’éclat de leurs vertus morales, comme les chrétiens le rendent à la beauté de la religion révélée par le spectacle des vertus d’un ordre bien supérieur. En voyant ce que la raison seule peut produire, l’esprit est porté à bénir l’auteur de la nature, et non à le blasphémer, à l’imitation de certains raisonneurs téméraires pour qui les désordres physiques et moraux ont été une pierre de scandale.

Les philosophes qui, comme Épicure, niaient une Providence, ne faisaient pas pour cela de leur libertinage le prix de leurs incrédulité. Ils étaient retenus dans leurs devoirs par deux ancres, la vertu et la société. Moins ils avaient à espérer pour une autre vie, plus ils devaient travailler à se rendre heureux dans celle-ci. Or, pour y parvenir, il fallait qu’ils cultivassent la société et qu’ils fussent vertueux. Pouvaient-ils se flatter qu’en violant toutes les conventions de la société civile, et qu’en brisant sans scrupule tous les liens humains, ils pourraient être heureux ? non, sans doute. Leur propre intérêt les portait donc à se pénétrer d’amour pour la société, d’autant plus que ne tenant point par leurs idées à une autre vie, ils devaient regarder la société comme leur unique dieu, se dévouer entièrement à elle, et lui rendre leurs hommages. D’un autre côté, la vertu a des avantages qui lui sont propres, indépendamment de l’existence des dieux et d’une vie à venir. Ce principe, une fois bien médité par les philosophes, faisait qu’ils disposaient tous leurs ressorts à ne produire que des effets conformes à l’idée de l’honnête homme. Ils connaissaient trop ce que peut la fougue des passions, pour ne pas s’exercer de bonne heure à leur tenir la bride ferme, et à les façonner insensiblement au joug de la raison. Soit donc qu’ils représentassent aux yeux des autres hommes, ou qu’ils n’eussent qu’eux-mêmes pour témoins de leurs actions, ils suivaient scrupuleusement les grands principes de la probité. Pétris, pour ainsi dire, avec le levain de l’ordre et de la règle, le crime aurait trouvé en eux trop d’opposition pour qu’ils eussent pu s’y livrer ; ils auraient eu à détruire trop d’idées naturelles et acquises, avant de commettre une action qui leur fût contraire. Leur faculté d’agir était, pour ainsi dire, comme une corde d’instrument de musique montée sur un certain ton, et qui n’en saurait produire un contraire. Ils auraient craint de se détonner, et de se désaccorder d’avec eux-mêmes. À force de méditations ils étaient parvenus à être ce qu’était Caton d’Utique, dont Velleius a dit « qu’il n’a jamais fait de bonnes actions, pour paraître les avoir faites ; mais parcequ’il n’était pas en lui de faire autrement. »

Quoique la vraie philosophie consiste à régler ses mœurs sur les notions éternelles du juste et de l’injuste, à rechercher la sagesse, à se nourrir de ses préceptes, à suivre généreusement ce qu’elle enseigne ; l’usage néanmoins a voulu qu’on décorât de ce nom respectable les systèmes que l’esprit enfante dans une sombre et lente méditation. C’est donc un double titre pour ne pas le refuser aux anciens dont Diogène Laërce a écrit la vie, puisqu’à la science des mœurs ils ont joint celle de la nature. Ils ont très bien réussi dans la première, parcequ’il ne faut que descendre profondément au dedans de soi-même, pour trouver la loi que le créateur y a tracée en caractères lumineux : seulement on peut leur reprocher en général de n’avoir pas donné assez de consistance à la vertu, en la renfermant dans l’étroite enceinte de cette vie. Quant à la science de la nature, ils y ont fait peu de progrès, parcequ’elle ne se laisse connaître qu’après qu’on l’a interrogée, et mise, pour ainsi dire, à la question, pendant une longue suite de siècles.

Si l’on compare l’ancienne philosophie à la moderne, on ne peut qu’être surpris de la distance extrême qui les sépare l’une de l’autre. De combien d’erreurs et d’extravagances ce vide n’est-il pas rempli ! La première réflexion qui se présente à l’esprit, est un retour bien humiliant sur soi-même. Il semble que la nature, craignant notre orgueil, ait voulu nous humilier, en nous faisant passer par bien des impertinences, pour arriver à quelque chose de raisonnable. Cependant c’est sur ces impertinences, qui sont la honte de l’esprit humain, que se sont entées et que s’élèvent ces connaissances merveilleuses dont il se glorifie aujourd’hui. Il a fallu que nos prédécesseurs nous enlevassent, pour ainsi dire, toutes les erreurs que nous aurions certainement saisies, pour nous forcer enfin à prendre la vérité. Avant de connaître le vrai système du monde, il nous a fallu essayer des idées de Platon, des nombres de Pythagore, des qualités d’Aristote, etc. C’est avec la croyance de toutes ces misères-là, que nous avons amusé notre enfance. Parvenus une fois à l’âge de virilité, nous n’avons eu rien de plus pressé que de les rejeter.

Mépriserons-nous donc les anciens, parceque, comparés à nous dans l’art de raisonner et de connaître la vérité, ils ne peuvent être regardés que comme des pygmées ? loin de nous un mépris si injuste. Leur ignorance fut un défaut de leur siècle, et non de leur esprit. Transportés dans le nôtre, ils auraient été ce que nous sommes aujourd’hui ; ils auraient, avec des secours multipliés de toute espèce, étendu comme nous la sphère des connaissances humaines.

Pour revenir à Diogène Laërce[1], on trouve dans sa Vie des philosophes grecs leurs divers systèmes, un détail circonstancié de leurs actions, des analyses de leurs ouvrages, un recueil de leurs sentences, de leurs apophthegmes, et même de leurs bons mots. Mais ce n’est ici que la moitié de l’ouvrage, et encore la moins instructive. Le principal et l’essentiel, c’est de remonter à la source des principales pensées des hommes, d’examiner leur variété infinie, et en même temps le rapport imperceptible, les liaisons délicates qu’elles ont entre elles ; c’est de faire voir comment ces pensées ont pris naissance les unes après les autres, et souvent les unes des autres : or c’est à quoi n’a pas seulement songé notre auteur. Peut-être n’avait-il pas aussi assez de force dans l’esprit pour s’élever à ces vues philosophiques. Quoi qu’il en soit, il résulte toujours de son ouvrage cette vérité utile et importante, que les philosophes dont il trace le tableau ont pensé à se former le cœur en s’éclairant l’esprit, et qu’en étudiant ce qu’il y a de plus relevé dans la nature, ils ne se sont point dégradés par une conduite abjecte et honteuse.

  1. Les auteurs ne fixent pas précisément l’époque où vécut Diogène Laërce. Quelques uns le font vivre vers le temps de Marc-Antonin ; d’autres le placent sous Sévère, et même un peu plus tard. On n’est point non plus d’accord sur la ville ou il naquit ; Ménage, Fabricius, Heuman, Bruker, Froben, Casaubon disent que Diogène Laërce était de Laërte, ville de Cilicie.