Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Crantor

CRANTOR.

Quoique Crantor fût en estime à Solès sa patrie, il la quitta pour aller à Athènes, où il eut Xénocrate pour maître et Polémon pour condisciple. Il a composé des commentaires qui contiennent jusqu’à trente mille versets. Il y a des auteurs qui en attribuent une partie à Arcésilas. On dit que, sur ce qu’on lui demanda pourquoi il s’était attaché à Polémon, il répondit qu’il n’avait jamais entendu personne parler avec plus de force et de gravité.

Étant tombé malade, il se retira dans le temple d’Esculape, et s’y promenait. A peine y fut-il, qu’on y courut de toutes parts, dans l’opinion qu’il s’était choisi cette retraite, non tant par rapport à sa maladie, qu’à dessein d’y établir une école. Arcésilas y vint aussi pour le prier de le recommander à Polémon, malgré la profession qu’Arcésilas faisait d’être attaché à Crantor, comme nous le dirons en parlant de lui; et Crantor lui-même étant rétabli fut étudier sous Polémon; ce qui ne contribua pas peu à augmenter l’estime qu’on avait pour lui. On dit que Crantor laissa tout son bien à Arcésilas; il montait à la valeur de douze talents; et Arcésilas lui ayant demandé où il voulait être enterré, il lui répondit : « Il convient d’être mis dans le sein de la terre, notre amie. »

On dit aussi qu’il a composé des ouvrages poétiques; et qu’il les mit cachetés dans le temple de Minerve, dans sa patrie. Le poëte Théétète a fait son éloge en ces termes :

Agréable aux dieux et plus agréable encore aux Muses, Crantor mourut avant sa vieillesse. Toi, terre, reçois le dépôt sacré de son corps, et le conserve en paix en ton sein! Crantor admirait Homère et Euripide plus que tous les autres poëtes, et disait qu’il est fort difficile d’écrire dans le genre propre et d’exciter en même temps la terreur et la pitié, citant là-dessus ce vers de la tragédie de Bellérophon :

O malheur! Quel malheur! que de maux doivent souffrir les mortels!

Antagoras rapport aussi ces vers d’un poète sur l’amour, comme s’ils avaient été faits par Crantor :

Mon esprit incertain ne sait que décider. Amour, dis-moi quelle est ton origine? Es-tu le premier de ces dieux que l’ancien Érèbe et la majestueuse Nuit engendrèrent sous les flots de l’océan? T’appellerai-je le fils de Venus, de l’Air ou de la Terre? Tu apportes aux hommes des biens et des maux; la nature t’a donné une double forme.

Ce philosophe avait un génie propre à inventer des termes. Il disait que la voix des acteurs tragiques n’était point rabotée et sentait l’écorce; que les vers d’un certain poëte étaient pleins d’étoupes, et que les questions de Théophraste étaient écrites sur des écailles d’huître. On fait cas d’un ouvrage qu’il a écrit sur le deuil. Il mourut d’hydropisie, avant Polémon et Cratès. Voici l’épitaphe que je lui ai faite :

Crantor, tu meurs du plus triste des maux, et tu descends dans les gouffres de Pluton. Tu te reposes heureusement dans ce séjour, mais tu laisses ton école veuve, aussi bien que ta patrie.