Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Chilon

CHILON.

Chilon, qui naquit à Lacédémone d’un père nommé Damagète, a composé des élégies jusqu’au nombre d’environ deux cents vers. Il disait que « la prévoyance de l’avenir, en tant qu’il peut être l’objet de la raison, est la vertu qui distingue le plus l’homme. » Son frère lui ayant témoigné quelque mécontentement de ce qu’il souffrait de n’être point fait éphore comme lui, qui l’était, il lui répondit : « C’est que je sais endurer les injures, et que vous ne le savez point. » Cependant il fut revêtu de cet emploi vers la cinquante-cinquième olympiade. Pamphila, qui recule sa promotion jusqu’à l’olympiade suivante, assure, sur le témoignage de Sosicrate, qu’il fut fait premier éphore pendant qu’Euthydème était archonte. Ce fut lui aussi qui donna les éphores pour adjoints aux rois de Lacédémone. Satyrus attribue pourtant cela à Lycurgue. Hérodote, au premier livre de ses Histoires, raconte qu’ayant vu l’eau des chaudières bouillir sans feu pendant qu’Hippocrate sacrifiait aux jeux olympiques, il lui conseilla de rester dans le célibat; ou, s’il était marié, de congédier sa femme et de renoncer à ses enfants. On rapporte qu’ayant demandé à Ésope ce que faisait Jupiter, il en reçut cette réponse : « Il abaisse les choses hautes et il élève les basses. » Un autre lui ayant demandé quelle différence il y avait entre les savants et les ignorants: « Celle, dit-il, que forment de bonnes espérances. » Interrogé sur ce qu’il y avait de plus difficile, il répondit que c’était «de taire un secret, de bien employer son temps, et de supporter les injures. » II donnait ordinairement ces préceptes: Qu’il faut retenir sa langue, surtout dans un festin; qu’on doit s’abstenir de médisance, si on ne veut entendre des choses désobligeantes; qu’il n’appartient qu’aux femmes d’employer les menaces ; que le devoir nous appelle plutôt chez nos amis dans la mauvaise que dans la bonne fortune; qu’il faut faire un mariage médiocre; qu’on ne doit jamais flétrir la mémoire des morts; qu’il faut respecter la vieillesse ; qu’on ne saurait assez se défier de soi-même; qu’il est plus raisonnable de s’exposer à souffrir du dommage que de chercher du profit avec déshonneur, puisque l’un n’est sensible que pour un temps, et que l’on se reproche l’autre toute sa vie ; qu’il ne faut point insulter aux malheurs d’autrui; qu’un homme courageux doit être doux, afin qu’on ait pour lui plus de respect que de crainte; qu’il faut savoir gouverner sa maison; qu’il faut prendre garde que la langue ne prévienne la pensée; qu’il importe beaucoup de vaincre la colère; qu’il ne faut pas rejeter la divination; qu’on ne doit pas désirer des choses impossibles ; qu’il ne faut pas marcher avec précipitation, et que c’est une marque de peu d’esprit de gesticuler des mains en parlant; qu’il faut obéir aux lois; qu’il faut aimer la solitude. Mais la plus belle de toutes les sentences de Chilon est celle-ci : Que comme les pierres de touche servent à éprouver l’or et en font connaître la bonté, pareillement l’or répandu parmi les hommes fait connaître le caractère des bons et des méchants. On dit qu’étant avancé en âge, il se réjouissait de ce que, dans toutes ses actions, il ne s’était jamais écarté de la raison ; ajoutant qu’il avait cependant de l’inquiétude au sujet d’un jugement qu’il avait porté, et qui intéressait la vie d’un de ses amis : c’est qu’il jugea lui-même selon la loi, mais qu’il conseilla à ses amis d’absoudre le coupable, pensant ainsi tout à la fois sauver son ami et observer la loi. Il fut particulièrement estimé des Grecs pour la prédiction qu’il lit touchant Cythère, île des Lacédémoniens. Ayant appris la situation de cet endroit, il s’écria : « Plût aux dieux que cette île n’eût jamais existé, ou qu’elle eût été engloutie par les vagues au moment de sa naissance! » Et il ne prévit pas mal : car Démarate, s’étant enfui de Lacédémone, conseilla à Xerxès de tenir sa flotte sur les bords de cette île; et il n’est pas douteux que la Grèce ne fût tombée au pouvoir de ses ennemis, s’il avait pu faire goûter ce dessein au roi. Dans la suite, Cythère ayant été ruinée durant la guerre du Péloponnèse, Nicias y mit une garnison d’Athéniens, et fit beaucoup de mal aux Lacédémoniens. Chilon s’exprimait en peu de paroles, façon de parler qu’Aristagore nomme chilonienne, et qu’il dit avoir été celle dont se servait aussi Branchus, qui bâtit le temple des Branchiades. Il était déjà vieux vers la cinquante-deuxième olympiade, temps auquel Esope était renommé pour ses Fables. Hermippe écrit que Chilon mourut à Pise[1], en embrassant son fils, qui avait remporté le prix du ceste aux jeux olympiques. On attribue sa mort à l'excès de sa joie et à l’épuisement de l’âge. Toute l’assemblée lui rendit les derniers devoirs avec honneur. Voici une épigramme que j’ai faite sur ce sujet :

Je te rends grâces, ô Pollux, qui répands une brillante lumière de la couronne d’olivier que le fils de Chilon a remportée dans les combats du ceste! Que si un père, en voyant le front de son fils ceint si glorieusement, meurt après l’avoir touché, ce n’est point une mort envoyée par une fortune ennemie. Puissé-je avoir une fin pareille!

On mit cette inscription au bas de sa statue :

La victorieuse Sparte donna le jour à Chilon, qui fut le plus grand entre les sept sages de Grèce.

On lui attribue cette courte maxime : « Celui qui se fait caution n’est pas loin de se causer du dommage.» On a aussi de lui cette lettre :

CHILON A PÉRIANDRE.

«Vous me dites que vous allez vous mettre à la tête d’une armée contre des étrangers, pour avoir un prétexte de sortir du pays; mais je ne crois pas qu’un monarque puisse s’assurer seulement la possession de ce qui est à lui; je ne pense même qu’on peut estimer heureux un tyran qui a le bonheur de finir ses jours dans sa maison par une mort naturelle.»



  1. Ville en Élide, et la même qu’Olympie