Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Ariston

ARISTON.

Ariston le Chauve, natif de Chio et surnommé Sirène, faisait consister la fin qu’on doit se proposer à être différent sur ce où il n’y a ni vice ni vertu. Il n’exceptait aucune de ces choses, ne penchait pas plus pour les unes que pour les autres, et les regardait toutes du même œil. « Le sage, ajoutait-il, doit ressembler à un bon acteur qui, soit qu’il joue le rôle de Thersite[1] ou celui d’Agamemnon, s’en acquitte d’une manière également convenable. » Il voulait qu’on ne s’appliquât ni à la physique ni à la logique, sous prétexte que l’une de ces sciences était au-dessus de nous, et que l’autre ne nous intéressait point. La morale lui paraissait être le seul genre d’étude qui fût propre à l’homme. Il comparait les raisonnements de la dialectique aux toiles d’araignées, qui, quoiqu’elles semblent renfermer beaucoup d’art, ne sont d’aucun usage. Il n’était ni de l’avis de Zénon, qui croyait qu’il y a plusieurs sortes de vertus, ni de celui des philosophes mégariens, qui disaient que la vertu est une chose unique, mais à laquelle on donne plusieurs noms. Il la définissait la manière dont il se faut conduire par rapport à une chose. Il enseignait cette philosophie dans le Cynosarge[2], et devint ainsi chef de secte. Miltiade et Diphilus furent appelés aristoniens, du nom de leur maître. Au reste, il avait beaucoup de talent à persuader, et était extrêmement populaire dans ses leçons. De là cette expression de Timon :

Quelqu’un, sorti de la famille de cet Ariston, qui était si affable.

Dioclès de Magnésie raconte qu’Ariston s’étant attaché à Polémon, changea de sentiment à l’occasion d’une grande maladie où tomba Zénon. Il insistait beaucoup sur le dogme stoïcien, que le sage ne doit point juger par simple opinion. Persée, qui contredisait ce dogme, se servit de deux frères jumeaux, dont l’un vint lui confier un dépôt que l’autre vint lui redemander, et le tenant ainsi en suspens, il lui fit sentir son erreur. Il critiquait fort et haïssait Arcésilas ; de sorte qu’un jour ayant vu un monstrueux taureau qui avait une matrice, il s’écria : « Hélas ! voilà pour Arcésilas un argument contre l’évidence[3]. » Un philosophe académicien lui soutint qu’il n’y avait rien de certain. Quoi ! dit-il, ne voyez-vous pas celui qui est assis à côté de vous ? Non, répondit l’autre. Sur quoi Ariston reprit : Qui vous a ainsi aveuglé ? qui vous a ôté l’usage des yeux[4] ?

On lui attribue les ouvrages suivants : deux livres d’Exhortations, des Dialogues sur la philosophie de Zénon, sept autres Dialogues d’école, sept traités sur la Sagesse, des traités sur l’Amour, des commentaires sur la vaine Gloire, quinze livres de Commentaires, trois livres de choses mémorables, onze livres de Chries, des traités contre les Orateurs, des traités contre les Répliques d’Alexinus, trois traités contre les Dialecticiens, quatre livres de lettres à Cléanthe.

Panétius et Sosicrate disent qu’il n’y a que ces lettres qui soient de lui, et attribuent les autres ouvrages de ce catalogue à Ariston le péripatéticien.

Selon la voix commune, celui dont nous parlons, étant chauve, fut frappé d’un coup de soleil, ce qui lui causa la mort. C’est à quoi nous avons fait allusion dans ces vers choliambes[5] que nous avons composés à son sujet :

Pourquoi, vieux et chauve, Ariston, donnais-tu ta tête à rôtir au soleil ? En cherchant plus de chaleur qu’il ne t’en faut, tu tombes, sans le vouloir, dans les glaçons de la mort.

Il y a eu un autre Ariston, natif d’Ioulis, philosophe péripatéticien ; un troisième, musicien d’Athènes ; un quatrième, poëte tragique ; un cinquième, du bourg d’Alæe, qui écrivit des systèmes de rhétorique ; et un sixième, né à Alexandrie, et philosophe de la secte péripatéticienne.


  1. Homme laid et grossier.
  2. Nom d’un temple d’Hercule à Athènes. Pausanias, Voyage de l’Attique, ch. 18.
  3. Il fut le premier qui soutint le pour et le contre.
  4. Vers d’un poëte inconnu. Ménage.
  5. Sorte de vers iambes.