LES
VICTIMES DE BOILEAU.

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Nos malheurs ont certaines courses,
Et des flots dont on ne peut voir
Ni les limites ni les sources.
Dieu seul connaît ce changement ;
Car l’esprit ou le jugement
N’entendent à nos aventures,
Non plus qu’au flux secret des mers.

Théophile de Viau.

II.[1]
Les Libertins. — Théophile de Viau.

Il y avait de la foule et du bruit, le 25 août 1623, sur le parvis Notre-Dame, à Paris. C’était une place carrée, dont les côtés étaient défendus par des bornes également espacées ; place d’ailleurs étroite, écrasée par les deux géans qui dominent l’église, et bordée d’une ceinture de toits pointus ou étagés, qui dataient de loin. Ces maisons du moyen-âge, habitées par les prêtres et les chanoines, sentaient leur vieille origine ; elles formaient des rues tortueuses, dont les sillons entouraient de zig-zags obscurs la vénérable cathédrale. Quelques bourgeois et quelques artisans franchissaient d’un pas leste ces ruelles obliques qui, sous le nom de rue des Marmousets et de rue de la Huchette, serpentent encore sur le sol primitif de la Cité. Quoique les démarches fussent pressées, les bouches souriantes et les yeux animés, rien n’annonçait le désir ou l’effroi d’un évènement grave. Il ne s’agissait pas d’une de ces émotions profondes qui ébranlent les populations dans leurs dernières fibres, mais d’une simple curiosité bourgeoise qui cherchait à se satisfaire. Naguère, quand on avait tué, en face de la rue du Coq, l’italien Concini, et que la canaille avait traîné, avec des crocs de fer, son cadavre dans les rues, un bien autre frémissement s’était propagé dans ce grand corps parisien.

C’est qu’on allait promener solennellement sur le parvis Notre-Dame l’image d’un homme condamné à faire amende honorable devant cette église. Une fois la cérémonie achevée, on devait conduire l’effigie à la place de Grève, au centre de laquelle s’élevait un bûcher. Le poteau qui le surmontait portait un écriteau rouge ; au-dessous de l’écriteau, un personnage vivant semblait enchaîné. Son feutre à plumes, sa moustache affilée, sa royale aiguë, son épée suspendue au baudrier, son petit manteau à l’espagnole et son haut-de-chausses entr’ouvert pour montrer le linge, comme c’était alors la mode, indiquaient un gentilhomme. On riait, on se pressait, et le bourreau, les manches relevées, mettait le feu aux fagots de bois vert qui allaient consumer ce pauvre martyr. Lui ne bougeait pas ; son héroïsme ne surprendra personne : c’était un mannequin. Le peuple, acharné contre l’effigie, disait beaucoup de mal de celui qu’elle représentait, et dont le nom apparaissait en gros caractères sur l’écriteau carré, au-dessus du poteau :

THEOPHILE DE VIAU,
IMPIE, ATHÉE, BLASPHÉMATEUR.

Si jamais vous avez vu cette belle gravure d’Étienne della Bella qui représente le Pont-Neuf sous Louis XIII, vous pouvez, en la rappelant à votre mémoire, avoir quelque idée du mouvement qui se faisait autour du bûcher. C’étaient des gueux et des gueuses qui jouissaient, au grand soleil, de ce spectacle amusant ; des moines graves et joufflus, les mains passées dans leurs manches, et contemplant cette juste punition de l’impiété ; des bohémiens, étendus sur le parvis ou mêlés à la foule dont ils exploitaient la badauderie à leur profit ; beaucoup de femmes, toujours curieuses, les unes allaitant leurs enfans, les autres minaudant et parées ; ici une vaste carrosse[2], ouverte, aux panneaux sculptés et dorés, traînée par deux mules, dont la caisse, touchant presque la terre, contenait huit personnes, hommes et femmes ; là un gentilhomme de province, monté sur un gros cheval normand caparaçonné de rouge et portant en croupe sa cousine ou sa femme ; plus loin quelque Italien couvert de rubans et d’aiguillettes d’or, qui détournait la tête et hâtait le pas en haussant les épaules. Barbara gente ! murmurait-il entre ses dents. Le gentilhomme français dirait bien tout haut, s’il osait, ce que l’Italien murmure tout bas ; mais ce serait se faire un mauvais parti. Il n’y a pas quatre années que Lucilio Vanini a été brûlé, à Toulouse, pour le même crime, non pas en effigie, mais en chair et en os, devant la populace ravie ; et si vous étudiez les physionomies populaires, vous reconnaîtrez que la masse et surtout les classes inférieures, depuis la bourgeoisie jusqu’aux tire-laines, jouissent de cette cérémonie et regrettent de ne pas remplacer ce mannequin de bois et de paille par le véritable malfaiteur.

C’est cet esprit de la population parisienne, en 1623, que j’ai voulu constater et reproduire en exhumant la scène précédente, dont le coloris pittoresque semble démentir la simplicité naturelle d’une histoire littéraire. Je ne pouvais expliquer autrement la vie et les œuvres de Théophile de Viau, que personne n’a expliquées. Le sentiment des époques et l’instinct des passions populaires sont choses si rares ou tellement méprisées, que, faute de ces lumières, la plupart des faits contenus dans les annales humaines restent sans commentaire et sans explication. Voici un innocent que l’on brûle par contumace. C’est un homme très distingué ; le peuple applaudit. D’où vient une injustice aussi barbare ? Pourquoi la cour, en le protégeant, livra-t-elle son image à la colère de la canaille ? Demandez-le aux historiens, personne ne le dit.

On frappait un symbole. Les passions de la ligue s’insurgeaient contre le gentilhomme huguenot, les passions populaires contre l’homme de cour, les passions parisiennes contre un Gascon, l’ascétisme catholique contre un voluptueux. Pour ennemis impitoyables, ce pauvre homme avait le boucher Guibert de la rue Saint-Martin, la bourgeoise Mercie de la rue Saint-Denis, le prévôt Le Blanc, l’écolier Sajot, l’avocat Anisé, le jésuite Voisin, le déclamateur Garasse, tous gens appartenant à la masse ardente, ignorante et crédule qui venait de marcher sous les étendards des Guises. Théophile, l’homme de la cour qui passait pour avoir le plus d’esprit et de liberté dans l’esprit, représentait, aux yeux du peuple, les mœurs de la cour, aux yeux des moines, la vie de plaisir ; et tous ces gens eussent attisé la flamme qui eût brûlé devant Notre-Dame le huguenot épicurien.

Il faut nous arrêter un moment et étudier le mouvement intellectuel au milieu duquel Théophile, victime étourdie, se trouva jeté sans le savoir.

La réaction contre le spiritualisme chrétien, préparée depuis long-temps, avait éclaté au commencement du XVIe siècle : elle se continuait au XVIIe. Luther en avait été le héros, et Rabelais le bouffon. Avec les libres pensées s’introduisirent en France tous les vices de l’Italie corrompue. Le peuple se courrouça contre cette invasion. Le fanatisme de la ligue eut à combattre à la fois les impudicités de la cour, les raffinemens voluptueux des Florentins, les hardiesses théologiques de l’Allemagne et les prétentions suzeraines des gentilshommes de province. Ce ne fut donc pas seulement contre le protestantisme, mais contre l’orgueil, le luxe, la débauche, contre les poètes obscènes et les mœurs libertines, que le courroux de la bourgeoisie et des moines tonna pendant le cours du XVIe siècle et au commencement du XVIIe. Les gens de lettres furent enveloppés dans la même proscription : « À quoi servent-ils, demande Puyherbault, qui a écrit en latin, vers 1540, un livre oublié[3], mais rempli de détails de mœurs nécessaires à l’histoire ? À quoi sont-ils bons, ces écrivains, copistes de l’Italie ? À nourrir le vice et les loisirs de courtisans parfumés, de femmes dissolues ; à provoquer les voluptés, à enflammer les sens, à effacer des ames tout ce qu’elles avaient de viril. Nous devons beaucoup aux Italiens ; mais nous leur avons fait mille emprunts dont nous avons à gémir. Les mœurs de ce pays sentent le parfum et l’ambre ; les ames y sont amollies comme les corps. Ses livres n’ont rien de fort, rien de digne, rien de puissant ; et plût à Dieu qu’il eût à la fois gardé ses ouvrages et ses parfums !… Qui ne connaît Jean Boccace, et Ange Politien et Le Pogge, tous plutôt païens que chrétiens ? C’est à Rome que Rabelais a imaginé son pantagruélisme, vraie peste des mortels. Que fait-il, cet homme ? Quelle est sa vie ? Il passe les journées à boire, à faire l’amour, à imiter Socrate ; il court après la vapeur des cuisines ; il souille d’écrits infâmes son misérable papier ; il vomit le poison qui se répand au loin dans toutes les régions ; il jette sur tous les rangs et tous les ordres les médisances et les injures. Il calomnie les bons, il déchire la probité ; et ce qu’il y a de merveilleux, c’est que notre saint père le reçoit à sa table, cet ennemi public, cet homme hideux, cette souillure du genre humain, qui a autant de faconde qu’il a peu de sagesse. » — Voilà comment on parlait alors de Rabelais parmi les gens graves. Ne vous y trompez pas : l’opinion de Puyherbault était l’opinion populaire ; Ronsard et ses amis, ayant sacrifié un bouc tragique au dieu Bacchus, échappèrent avec peine à la vengeance catholique. La Place, dans ses excellens Mémoires sur les règnes de François et de Henri II, n’attaque pas moins vivement les Italiens, les gens de cour et les poètes, trois espèces d’hommes que la haine universelle confondait et vouait à la damnation. Henri Estienne déblatère éloquemment contre le langage français italianisé ; Feu-Ardent veut que l’on exile tous les gens de lettres aux antipodes.

La cour de Henri II, celle de Henri III, même celle de Henri IV, justifiaient assez par leurs étranges déportemens la révolte fanatique et morale qui arma Jacques Clément contre Henri III, Ravaillac contre Henri IV. Au commencement du règne de Louis XIII, le mécontentement populaire n’est pas assouvi ; il se rue avec une incroyable fureur sur le maréchal d’Ancre, Italien, prodigue, licencieux, insolent, homme de cour, d’un luxe splendide, et qui d’ailleurs n’avait fait de mal à personne. À peine est-il mort, le favori de Luynes recueille à son tour cet héritage de haine ; les injures lancées contre lui en vers et en prose, recueillies en un volume qui a eu trois éditions[4], s’adressent à toute la gentilhommerie parée, musquée, littéraire, libertine, que Puyherbault et La Place avaient si fort maltraitée. « Bonne mine, bonne piaffe (dit un pamphlet de 1623, intitulé : la Pourmenade des Bonshommes ou le Jugement de notre siècle) ; bien frisez, perruquez, goderonnez, parfumez ; le jeu et le b… fréquentez ; calomnies contre les honnestes femmes qui ne les auront voulu escouter, vantises de celles qui auront esté si sottes que de leur prester ; ne point payer ses debtes quand on est aux champs ; faire le petit roy ; lever des contributions sur ses vassaux ; faire travailler à corvées, frapper l’un, battre l’autre, faire des mariages à leur plaisir ; c’est pitié que d’avoir à vivre avec eux. La guerre vient-elle ; on capitule avec le roy, ne le sert qu’en payant, prend tout pour soy, appointe ces pauvres malotrus soldats (en petit nombre) à courir la poule et dénicher les cochons de nos fermes, n’y rien laisser que ce qu’ils ne peuvent avaler ou emporter ; et le pauvre manant et sa desplorable famille courbent sous ce faix insupportable. » — Ainsi parle des courtisans le bourgeois de Paris en 1623. L’homme d’église est plus sévère ; il ne prend pas la chose aussi gaiement ; il a des malédictions bien plus sérieuses contre les poètes et les courtisans, les gentilshommes et les auteurs, contre les libertins et les athées. « Allez au feu, bélîtres, dit le père Garasse, allez, disciples de ce grand buffle de Luther ; allez avec vos écrits, empoisonneurs d’ames ; vous qui dites qu’un bel esprit ne croit en Dieu que par contenance ; vous qui, dans les cabarets d’honneur, traités en princes à deux pistoles par tête (le tout pris sur la pension des seigneurs qui vous font une aumône bien mal employée), après avoir vuidé cinq ou six verres, faites fi de la théologie et de la philosophie ! Tout votre faict, tout l’objet de votre bel esprit, c’est un sonnet, une ode, une satyre, une période française, une proposition extravagante ! Allez dans le feu, méchans ! »

Voilà les opinions qui s’ameutèrent contre Théophile, brûlèrent son effigie, et essayèrent de le pendre.

Ces méchans, que le terrible Garasse dépêchait si vite en enfer, ces athées n’étaient, comme le dit Ménage, que de joyeux sceptiques, qui prétendaient raisonner leur nonchalance, s’amusaient de leur mieux et s’embarrassaient peu du reste. Entre les deux camps du calvinisme et de la foi catholique, était née une théorie d’insouciance dont Montaigne ne s’éloigne pas beaucoup, que Ninon et Chaulieu ont depuis professée sans péril, et que Ménage appelle « un déisme commode, reconnaissant un dieu sans le craindre et sans appréhender aucune peine après la mort. » Geoffroy Vallée, pour avoir imprimé cette opinion en 1570, avait été pendu, puis brûlé le 9 février 1574. « Homme souple et remuant, dit Garasse[5], il s’était glissé dans la familiarité de ces sept braves esprits qui faisaient la brigade ou la pléiade des poètes, dont Ronsard était le coryphée. Il avait commencé à semer, parmi eux, de très abominables maximes contre la Divinité, lesquelles avaient déjà esbranlé quelques-uns de la troupe… Ronsard cria : Au loup ! et fit son beau poème contre les athées, qui commence :

Ô ciel ! ô terre ! ô mer ! ô Dieu, père commun ! etc.

« Sainte-Marthe écrivit aussi contre lui son excellente poésie iambique in Mezentium, et l’on ne désista pas qu’il ne fût pendu et bruslé en place de Grève. »

On ne désista pas ! Vous entendez Garasse : il en est plein de joie. Mais l’athée Geoffroy Vallée n’était pas le seul de sa race. Mersenne prétend que l’on comptait alors cinquante mille athées à Paris, probablement des criminels de l’espèce de Théophile et de Vallée, aimant le plaisir et ne s’en cachant pas. Un petit neveu de Vallée, Desbarreaux, devint célèbre à son tour par son épicuréisme ; athée proverbial, gastronome renforcé, amant de Marion dans sa jeunesse, et qui connut beaucoup Théophile. Toute la cour passait pour athée. Bassompierre donnait 200 écus de pension à Lucilio Vanini, qu’il nommait son aumônier et qui alla se faire brûler à Toulouse. Les seigneurs réunissaient autour d’eux des amis enjoués, qui affichaient la volupté et le scepticisme. Les « esprits forts du Marais » brillaient au premier rang. Le baron de Panat, disciple de Vanini et ami de Théophile, faisait des prosélytes à Toulouse ; Fontrailles, ce bossu spirituel qui conspira contre Richelieu avec Cinq-Mars, Bois-Yvon, dont Tallemant s’est occupé, appartenaient à la même armée. C’était Bois-Yvon qui disait à un mauvais prédicateur : « Ne me parlez pas tant de Dieu ! vous m’en dégoûteriez ! » et à son confesseur : « Que voulez-vous que Dieu et moi nous ayons de commun ? Il est si grand seigneur et moi si petit compagnon ! » Les hautes régions fourmillaient de ces libertins, comme on les appelait. Qu’ils eussent le goût du luxe, du plaisir, de la débauche, des voluptés recherchées et fougueuses ; on n’en peut douter quand on parcourt les productions immondes et satiriques qui remplissent le Cabinet, l’Espadon, le Parnasse des vers de ce temps, et tous les recueils cyniques qui datent des premières années de Louis XIII.

Tout cela était entre les mains des courtisans et les amusait ; mais le bourgeois, le prêtre, le marchand, le magistrat, le procureur, le prévôt, le médecin, avaient ces abominations en grande horreur. Les jésuites s’emparèrent de cette haine. Mal vu alors des parlemens et du peuple, l’Ordre espéra tirer parti de ce mouvement national et bourgeois, dernier ricochet de la ligue, qui se déclarait contre les écrivains obscènes, les gentilshommes libertins et les athées bons vivans. On n’attaquait point la cour, on défendait seulement Dieu et la morale ; c’était habile. Le roi se taisait ; le parlement approuvait ; la bourgeoisie battait des mains, les chaires retentissaient d’anathèmes, et la cour mattée essuyait de son mieux cet orage. Un écrivain qui n’est pas sans verve, intelligence ardente et logique, qui allait impétueusement aux dernières conséquences de ses systèmes, espèce de tribun catholique, Marat de ce soulèvement passager, prit l’initiative, et se mit à brandir sa plume bouffone : ce fut Garasse. Reynauld, Voisin le père Caussin, l’escortèrent. Nous verrons bientôt comment Théophile attira sur lui toute la fureur de la tempête. Les jésuites et le peuple triomphèrent en voyant brûler son effigie. Ainsi cette ridicule flamme, qui dévorait le mannequin du gentilhomme, satisfaisait une passion populaire et signalait un mouvement de l’esprit public.

Théophile, cependant, se promenait tranquille dans les belles allées de Chantilly, chez le duc de Montmorency, qui protégeait sa jeunesse, sa licence, son bel-esprit et son talent. Là il faisait des vers bien scandés, bien rimés, partagés en stances qui ne manquent pas d’harmonie, mais dénués de mouvement, d’images et de nouveauté ; là, il chantait, en deux cents strophes égales, ce château hospitalier,

L’autel de son dieu tutélaire,

et célébrait, dans son ode, ce cabinet de verdure, nommé par lui bois de Sylvie, et que l’on appelle encore du même nom ; merveilleux bosquet,

Enceint de fontaines et d’arbres,

qui l’abritait contre la vindicte des bourgeois. Mairet, son commensal, protégé aussi par le duc, venait l’y trouver. On se promenait en causant philosophie, épicuréisme, art des vers, et l’on bravait ensemble la foudre parlementaire, les cris des jésuites, la fureur de la canaille. Deux mouvemens se faisaient donc sentir alors dans la société française : l’un, qui partait des gens de cour et se dirigeait vers le luxe mondain, la liberté de penser, la débauche et le sensualisme ; l’autre, qui, émané de l’église et du peuple, protestait contre cette licence, en faveur du vieux catholicisme et de la sévérité des mœurs bourgeoises. À la tête de cette dernière armée, le burlesque Garasse embouchait, de tout son pouvoir, la trompette de la ligue. Théophile de Viau ne commandait et ne dirigeait rien ; mais son nom était devenu le mot d’ordre des gens d’esprit et des esprits forts ; on disait impie comme Théophile, spirituel comme Théophile. La populace ne doutait pas que ce ne fût un diable sous forme humaine, et le brillant gascon payait un peu cher l’honneur d’être à la mode, de plaire aux seigneurs et de représenter à lui seul tout le bel-esprit de la cour.

Il n’avait ni le tact littéraire de Malherbe, ni l’inspiration inégale de Saint-Amant, ni le sentiment élégiaque de Racan, ni la fécondité intarissable de Hardy : c’était une intelligence vive et prompte, un coup d’œil observateur et fin, un jet de saillie toute gasconne par son ardeur et son impromptu ; c’étaient aussi une justesse de raisonnement et une vigueur d’argumentation rarement égalées ; enfin, un goût délicat pour la rapidité et la concision des tours. Il réunissait les qualités qui font l’excellent prosateur, et dont le grand poète se passe. Je me hâte de le dire, il n’était pas poète ; il se fit poète. Le bruit de l’orage, les ardeurs des passions, le bleu du ciel, le fracas des batailles, le roulis de la mer, tous les spectacles et toutes les émotions, qui font de l’ame un grand miroir de poésie, ne se reflétaient pas chez cet homme si spirituel et si admiré ; il rapprochait les idées, ajustait les mots, agençait les rimes, et quelquefois les faisait reluire d’une saillie énergique et imprévue ; amoureux surtout de la fermeté dans la forme, du trait lancé habilement, de l’arrêt prompt et net, dont parle Montaigne, d’une strophe qui tombe bien, et d’un quatrain qui se grave dans la mémoire. Raisonneur en vers, il commence la série des poètes sans poésie, qui font des odes sur une question de jurisprudence ou de morale, et qui, depuis Lamothe Houdart jusqu’à Marie-Joseph Chénier, ont trompé l’intelligence française, toujours charmée de la rectitude, et armée pour la discussion. Sa vraie place ne lui a pas été assignée : il continue Montaigne, il annonce Pascal. Je le prouverai.

Entre la prose de la satyre Ménippée et celle des Provinciales, c’est la prose de Théophile qui conserve, avec la plus énergique franchise, le souffle naïf du génie gaulois, si facile et si ferme, excellent pour la polémique, inimitable dans la raillerie. Ajoutez, je vous prie, le nom de Saint-Amant à la liste des poètes incomplets et puissans qui ont aidé le progrès de notre civilisation littéraire ; placez aussi Théophile de Viau, ce nom oublié, parmi les habiles et les éloquens artistes de notre prose. Balzac a plus de pompe, et Voiture plus de mignardise ; l’un et l’autre ont moins de bon sens ; ils écrivent moins nettement, moins franchement, moins vivement, moins en gens du monde. Rabelais, Calvin, Montaigne, Du Bellay, la satyre Ménippée, D’Aubigné, Théophile, Balzac, Voiture, Pascal et Bossuet, telle est la filiation de nos prosateurs, entre les années 1500 et 1650.

Théophile se rapproche de D’Aubigné, comme lui élevé dans le protestantisme, comme lui florissant au milieu de la cour de Henri IV ; mais la violence, la caricature, la sève haineuse, l’accent grotesque de la Ménippée et du Baron de Féneste, ne déparent point Théophile. Il est grave dans sa prose, il est ironique, il est simple, il est coloré ; le premier tableau de mœurs réelles, prises sur le fait et plaisamment ingénues, que notre langue possède, est tombé de sa plume ; ses trois factums français et son factum latin sont des chefs-d’œuvre. Après l’avénement de Racine et de Bossuet, personne ne s’est souvenu que Théophile eût écrit ; nul, excepté Saint-Évremont, n’a relevé ces preuves énergiques d’un beau talent mort dans la jeunesse. La littérature de Louis XIII, pauvre folle, ensevelie par Boileau, n’a pas encore eu d’épitaphe ; elle s’est couchée, sans mot dire, après une vie de débauche, dans le tombeau qu’on lui creusait ; et, sur ses restes, un seul laurier a fleuri, celui de Pierre Corneille.

De Viau, homme très remarquable, était né, en 1590, non pas à Boussères, comme l’avance la Biographie Universelle, mais à Clérac ; il le dit dans un sonnet :

Clérac ! pour une fois que vous m’avez fait naître,
Hélas ! combien de fois me faites-vous mourir !

Son père, avocat huguenot, que les guerres civiles avaient effrayé, avait quitté le barreau de Bordeaux, pour se retirer dans ses propriétés de Boussères-Sainte-Radegonde, à une demi-lieue de Port-Sainte-Marie, et sur les bords de la Garonne. Là,

Dans ces obscurs vallons, où la mère-nature
A pourvu nos troupeaux d’éternelle pâture,
Je pouvais… (dit Théophile) boire à petits traits
D’un vin clair, pétillant, et délicat, et frais,
Qu’un terroir, assez maigre et tout coupé de roches,
Produit heureusement sur les montagnes proches ;
Là, mes frères et moi pouvions joyeusement,
Sans seigneur ni vassal, vivre assez doucement.

Au milieu du domaine s’élevait la tourelle gothique, assez peu haute, mais dominant les petites maisons du bourg ; elle avait abrité des princes et donné l’hospitalité à plus d’un grand seigneur. On estimait fort l’oncle de Théophile, soldat de Henri IV et gouverneur de Tournon ; toute cette race appartenait à la gentilhommerie huguenote : l’aïeul avait été secrétaire de la reine de Navarre[6]. Le jeune poète quitta de bonne heure l’héritage paternel, et vint à la cour du Béarnais chercher fortune, avec cette couvée de Gascons qui s’abattait sur le Louvre. Il regretta un jour avec une amertume bien vive

Ses bois verdissans
Et ses isles à l’herbe frêche,
Servant aux troupeaux mugissans
Et de promenoir et de crèche ;
..........
...Et ses abricots ;
Ses fraises à couleur de flamme ;
..........
Et ses rouges muscats, si chers,
Et ses superbes grenadiers,
Aux rouges pommes entr’ouvertes ;
..Et ce touffu jasmin
Qui fait ombre à tout le chemin
D’une assez spacieuse allée,
Et la parfume d’une fleur
Qui conserve dans la gelée
Son odorat et sa couleur.

Dès qu’il parut au Louvre, sa jeunesse, ses saillies, sa facilité à rimer, le mirent à la mode. Que lui manquait-il ? Il était spirituel, il était gentilhomme, brave et Gascon. Les raffinés d’honneur lui ouvrent leurs rangs ; on le reconnaît poète ; il porte bien le petit manteau et la dague. Facétieux et hardi, sa louange se fait accepter, car elle n’a rien de banal, et la liberté de sa parole rehausse l’éloge qu’il daigne accorder. Ses gaillardises charment les oreilles libertines, ses épigrammes flattent la malice des courtisans ; on le compte, car on le craint, et on l’aime, car il amuse. Peut-être trouva-t-il sa perte dans ce premier bonheur ; cette habitude de liberté lui devint fatale. C’était une cour d’étrange espèce que la cour de Henri IV ; la chasteté n’y régnait pas plus que la modestie, et l’on y était médiocrement dévot ; en revanche, la saillie y abondait avec le courage. Le premier pli de l’ame et la première saillie de l’esprit, chez Théophile, datent de cette époque et de ce palais du Louvre, sous Marie de Médicis. Il a toute la sève, la verdeur, la vivacité, le libertinage fanfaron qui conviennent à ses maîtres. Un courtisan a-t-il comparé les yeux d’une dame aux clartés du soleil ; Théophile note aussitôt, dans un quatrain, l’extrême justesse de la comparaison, attendu dit-il, que « les bienfaits de l’astre et ceux de la princesse sont communs à tous les mortels. » Si le Béarnais monte un « courtaud, » petit cheval d’encolure ramassée, Théophile s’écrie que la monture n’est pas Bucéphale, mais que le cavalier est plus qu’Alexandre :

Petit cheval, joli cheval,
Doux au monter, doux au descendre,
Peut-être moins que Bucéphal,
Tu portes plus grand qu’Alexandre.

La « rencontre » était heureuse, et tout le monde s’en souvient encore. De Viau, qui entrait dans sa vingtième année lorsque le roi périt assassiné, menait la vie la plus facile et la plus douce. On se louait de la facilité de son humeur, de la gaieté de son esprit, et de la sûreté de son commerce ; il admirait lui-même sa fortune, ses bons repas, ses frairies, ses vêtemens splendides, et tout ce que le petit manoir de Boussères ne lui avait pas offert de luxe et de plaisirs. Il écrivait à son frère Paul de Viau, qui n’avait point abandonné l’héritage paternel :

Mon frère, je me porte bien.
Ma muse n’a souci de rien ;
J’ai perdu cette humeur profane.
On me souffre au coucher du roi,
Et Phébus, tous les jours, chez moi,
A des manteaux doublés de panne.
Mon ame se… rit des destins ;
— Je fais tous les jours des festins ;
— On va me tapisser ma chambre ;
— Tous mes jours sont des mardis-gras ;
— Et je ne bois plus d’hypocras
Qu’il ne soit fait avec de l’ambre.

L’accent de la Garonne perce dans ces vers avec une charmante vivacité. Théophile, et ceci lui fait honneur, tout enivré qu’il fût de son succès, se maintenait près des seigneurs sur un pied d’égalité hautaine. On le trouve toujours franc et digne dans ses lettres particulières, dont le recueil manuscrit n’était pas destiné à l’impression ; Mairet, commensal et ami du poète, le reçut, dit-il, des mains du duc de Montmorency, « en un rouleau de papier retenu par des rubans de couleur de rose sèche. » La dignité et même la fermeté de son ton méritent remarque et louange : il dit fort nettement au comte de Clermont-Lodève que toute liaison est rompue entre eux, puisque « le comte ne peut souffrir la vérité, et que lui, Théophile, a horreur du mensonge[7]. » — « Toutes les promesses que vous me faites sont fausses, et vous m’obligez encore à les achepter par des prières, afin de me tromper après avec plus d’affront. Elles ne seraient point injustes si vous ne l’estiez. Vivez à vostre sorte, je ne sçaurais plus vivre à la mienne avec vous, ny me contraindre à l’advenir pour vous dire seulement après cecy que je suis, etc. » — Tel est le pied sur lequel Théophile se maintient au Louvre et à Chantilly. Il s’arrête avec habileté dans les bornes d’une liberté fièrement spirituelle qui ne le conduit jamais jusqu’à l’impertinence, et il remet chacun à sa place, sans quitter la sienne. Le jeune duc de Liancourt avait des maîtresses et oubliait pour elles le soin de son avenir et de son nom ; Théophile, son ami intime, lui écrit cette lettre remarquable, que nous citerons presque entière :

« Il est permis à plusieurs de vous laisser faire des fautes, et ceux de vostre condition, à qui vostre mérite donne de la jalousie, sont bien aises de vostre ruine, et consentent, à leur avantage, que vostre vertu languisse en un désir si bas et en de si molles occupations mais moy, qui m’intéresse à vostre gloire et qui ne puis estre toute ma vie qu’une ombre de vostre personne, je ne puis laisser diminuer rien du vostre, que je n’y perde autant du mien. — Que si vous estes malade jusques à ne sentir plus vostre mal, je m’en veux ressentir pour moy, et m’en plaindre au moins pour tous deux. Connaissez, je vous prie, que vous estes en l’âge où se posent les fondemens de la réputation, et où se commence proprement l’estat de la vie. Ce que vous en avez passé jusques icy est ennuyeux et n’en vaut pas le souvenir. Il est vrai que, par les conjectures qu’on en doit tirer, vostre jeunesse est de bon présage ; et, autant que les témoignages de la minorité peuvent avoir de foy, on a jugé de vous que vous avez l’esprit beau, le courage bon et les dispositions de l’ame généreuses. Je parle sans flatterie, car je n’en ai pris, à ce propos, ny le dessein ny la matière… Je n’avais jamais veu personne se plaindre de vostre entretien ; on tirait bon augure de vostre rencontre ; et vous aviez dans la physionomie de la joye pour ceux qui vous regardaient. Ceux même à qui vous deviez la vie et la fortune, trouvaient du bonheur à vous caresser. Je ne sçais pas à quel poinct vous en estes maintenant avec eux ; mais ils font croire, ou qu’ils sont bien irrités, ou qu’ils ne vous aiment plus, et que s’ils perdent le soin de vous reprendre, ils ont perdu l’envie de vous obliger. La plupart de vos amis qui me disaient mille biens de vous, depuis quelque temps se taisent et sont comme en doute de le dire. Ils craignent de s’estre mescontez en l’opinion qu’ils ont eue de vous, et d’avoir donné de leur réputation à faire valoir la vostre ; ainsi, comme si vous estiez incapable de la garder, ou honteux de l’avoir perdue, vous ne rendez aucun devoir à la conservation de cette bonne estime : vous n’avez plus une heure pour vos amis, ny pour vos exercices : tout se donne à une oysiveté bien nuisible à vostre avancement, et vous jouez le personnage du plus mesprisé de vostre sorte. La passion que vous eustes pour *** estait avec autant d’excez, mais avecque moins de malheur ; et puisqu’elle a sitôt cessé, vous n’en devez pas continuer une, beaucoup plus injuste. Vous verrez qu’insensiblement cette molesse vous abattra le courage : vostre esprit n’aimera plus les bonnes choses. — Tant que nous sommes dans le monde, obligés aux sentimens du mépris et de la louange, des commodités et de la pauvreté, on ne se peut passer du soin de sa condition. Remarquez, en la vostre, combien vous estes reculé de vostre devoir : combien le soin que vous avez est indigne de celui que vous devez avoir. Quel est le lieu où vous faites votre cour, au prix de celui où vous la devez faire ? Quelles sont les personnes que vous aimez, au prix de celles qui vous aiment ? Il vous est facile de vous ruiner. Ne vous obstinez point mal à propos, et ne vous piquez jamais contre vous-même. Vous estes opiniastre à vous travailler, et ne sçavez pas vous donner un moment de loysir, pour examiner vostre pensée. Souvenez-vous que ce qui vous allume davantage à cette frénésie, ce n’est qu’une difficulté industrieuse qu’on vous propose pour irriter votre désir, qu’une acquisition sans peine appaiserait incontinent. Sçachez que le temps vous ostera cette fureur, et que c’est une faiblesse bien honteuse d’attendre de la nécessité des années un remède qui vous coûtera cher. » — Il ne faut pas mépriser un homme qui écrivait ainsi avant Balzac et sous Richelieu. Avant Balzac, un tel style est digne d’estime ; sous Richelieu, un pareil ton est remarquable.

Cette voix ferme, amicale et courageuse était assurément propre à autre chose qu’à chanter la gaudriole ou à égayer une orgie, et il y a dans toute l’existence de Théophile une verdeur de courage et une fermeté de caractère que l’on n’a pas assez louées ni remarquées. Elles contribuèrent à le ruiner et à l’envoyer avant l’âge dans une tombe autrefois infâme, aujourd’hui obscure. On eut peur de lui, et dès que sa réputation de libertinage se fut répandue, la haine et l’hostilité éclatèrent : on voyait que cet homme n’était ni un étourdi ridicule comme les petits maîtres de la cour, ni un innocent glouton comme Saint-Amant, ni un mauvais plaisant comme Bruscambille ; on le sentait capable de raisonner sa sensualité, de réduire son épicuréisme en théorie, de lui prêter, comme appuis, des argumens, de l’éloquence et de l’obstination.

Sa présence et son succès à la cour de Henri IV ne nous sont révélés que par quelques épigrammes assez heureuses. Il était bien jeune. Après la mort du Béarnais, sa position semble changer, et l’on dirait qu’il s’ennuie. Un jeune homme de dix-huit ans, fort vain, assez instruit, aimant les lettres, le luxe, le loisir et le plaisir, se lie avec Théophile ; la conformité de leurs goûts les détachant sans doute de cette confusion et de cette anarchie qui commencent à régner en France, ils se mettent à voyager ensemble. Les deux voluptueux vont en Hollande, pays de liberté pour les idées, et de sévérité pour les mœurs. L’un, gentilhomme huguenot, est charmé de se trouver au milieu de ces bourgeois hardis qui viennent d’humilier l’Espagne. L’autre (c’est le fameux Balzac) abuse des plaisirs faciles que lui offrent les tavernes d’Amsterdam, et reçoit des coups de bâton, que l’épée de Théophile se charge de venger. Ils se brouillent au retour, et leurs mutuelles accusations nous instruisent de leurs fredaines. En réduisant à leur valeur véritable ces preuves d’une animosité flagrante, née d’une grande intimité, il paraît avéré que Théophile se montra brave et ivrogne, Balzac débauché et ingrat, et que les docteurs hollandais conservèrent de ce dernier surtout un souvenir défavorable. Toute leur sympathie appartenait au huguenot qui buvait sec et vantait leur liberté récente, cette « liberté qui ne peut mourir. » Dans une ode qui tient plus de l’éloquence que de la poésie, Théophile désavoue les éloges qu’il a pu donner à des héros imparfaits ; s’il a tracé, dit-il, « d’immortelles images, » c’était pour les encourager à devenir semblables au portrait qu’il leur présentait. Il flétrit « les ames de cire et de boue » dont la cour de France est pleine, et qu’on peut « employer à tous les crimes. » Ses véritables admirations, ses légitimes éloges, appartiennent à ces nobles et téméraires artisans de leur indépendance, qui ont châtié l’insolente Espagne :

L’Espagne, mère de l’orgueil,
Qui préparait votre cercueil
Et de la corde et de la roue,
Et venait avec des vaisseaux
Qui portaient peintes sur la proue,
Des potences et des bourreaux !

Balzac n’eût pas écrit ces vers ; il était « trop cagnard, » comme disait Richelieu, trop ami du repos et du coin du feu, trop peu hardi dans l’expression de sa pensée, trop asservi aux autorités de son pays. Mais Théophile ne craignait rien : c’était d’ailleurs pour le calviniste un spectacle curieux, que cette république libre et active, qui avait eu ses héros, aussi grands que Miltiade ou Pélopidas. Aussi plaçait-il dans la bouche des Hollandais ces paroles incorrectes et éloquentes, adressées aux victimes de la guerre :

Belles ames ! soyez apprises
Que l’horreur de vos corps détruits
N’a point rompu vos entreprises,
Et que nous recueillons les fruits
Des peines que vous avez prises.
Nos ports sont libres ! Nos remparts
Sont assurés de toutes parts !
..............
L’Espagnol, à pleine licence,
Venait fouler notre innocence ;
Et l’appareil de ses efforts
Craignait de manquer de matière !
Mais nos champs tapissés de corps
Manquent plutôt de cimetière,
Pour le sépulcre de ses morts !

Balzac blâmait la dureté de ces vers et ne comprenait pas leur hardiesse généreuse ; Théophile accusait Balzac de couardise. L’un, sans doute, était imprudent ; l’autre était timide. Balzac pressentait la réforme du style et donnait déjà la main au sévère Malherbe ; Théophile préférait la noblesse et l’audace de la pensée à la pureté de la diction. Ces deux hommes ne pouvaient s’entendre : on les verra plus tard s’attaquer avec acharnement.

Lorsque Théophile reparaît à la cour de Louis XIII, l’Italien Concini la domine ; Concini,

Cet homme dont le nom est à peine connu,
D’un pays étranger nouvellement venu,
Que la Fortune aveugle, en promenant sa roue,
Tira sans y penser d’une ornière de boue !

Ainsi le peint Théophile ; et il est indigné de cette splendeur :

Et nous le permettons ! et le Français endure
Qu’à nos propres dépens cette grandeur lui dure !

Mais va-t-il se joindre aux assassins de Concini, et grossir le haro populaire ? Non ; il a vu l’état de son pays, et sans doute il a mesuré de l’œil la faiblesse de Louis XIII. Il se renferme dans sa propre dignité ; il lui suffit de garder son indépendance :

Qu’un homme de trois jours de soie et d’or se couvre !
Du bruit de son carrosse importunant le Louvre,
Qu’un étranger heureux se moque des François !
Qu’il ait mille suivans, pourvu que je n’en sois !
................
Je hais la médisance, et ne puis consentir
À gagner avec peine un triste repentir !

Concini meurt ; l’oiseleur Luynes le remplace. Théophile, bien accueilli par ce dernier, est chargé de faire des vers pour les fêtes de la cour. Il préfère (et cela n’est pas surprenant) au faquin d’Italie le brillant gentilhomme de France, et le défend avec vigueur contre les nombreux ennemis qui lui disputent la faveur de Louis XIII. Continue, lui dit-il,

Goûte doucement le fruit
Que la bonne fortune apporte :
Tous ceux qui sont tes ennemis
Voudraient bien qu’il leur fût permis
D’être criminels de la sorte.

Théophile, défenseur de Luynes, commence à se trouver en butte à la haine du peuple ; on le confond avec les « lièvres de la faveur. » Les pamphlets accolent son nom à celui de l’oiseleur. La liberté de ses discours passe en proverbe ; on dit : « libertin comme Théophile. » — « Moi (s’écrie l’auteur d’un libelle), croire que Luynes fera le bonheur de la France ! Je croirais plutôt qu’un sot est homme d’esprit, que la fortune est sans envieux,

....Le Pérou sans écus,
La cour sans mécontens et Paris sans c…,
....ou bien (chose plus merveilleuse)
Que Théophile ira tout droit en Paradis[8] !

Théophile voit bien qu’au milieu de cette confusion léguée par le XVIe siècle, une main puissante est nécessaire ; il appelle Richelieu et le prédit ; il veut un despotisme terrible et redouté :

Les forts bravent les impuissans,

Les vaincus sont obéissans,
La justice étouffe la rage.
Il faut les rompre sous le faix ;
Le tonnerre finit l’orage,
Et la guerre apporte la paix.

Cela est clair, et il ne s’en cache pas. « Écrasez, dit-il au roi, les esprits insensés qui cherchent la calamité publique. Tonnez, foudroyez ; affermissez par votre victoire la tranquillité du pays. Bannissez les dissensions ; effacez de nos annales ces funestes souvenirs des guerres civiles, alors que

La campagne était allumée,
L’air gros de bruit et de fumée,
Le ciel confus de nos débats !

Effacez à jamais ces jours odieux ;

Ces jours, tristes de notre gloire,
Où le sang fit rougir la Loire
De la honte de nos combats !

Ici l’expression de Théophile a autant de fermeté que de verve, et l’on voit que Saint-Évremont pouvait sans injustice reprocher à ses contemporains l’oubli de cet écrivain énergique. Quant à la pensée qui a dicté ces derniers vers, elle contraste avec son dithyrambe en faveur de la liberté hollandaise. Il désirait pour la Hollande un Maurice de Nassau, pour la France un Richelieu. Avait-il tort ? C’est une question politique dans laquelle nous n’entrerons pas. Ce qui apparaît dans tous ses ouvrages, c’est une sorte de respect antique pour la loi :

Il n’est rien de tel que de suivre
La sainte majesté des lois.

Mairet, son confident, remarque avec raison le penchant secret de Théophile pour les héros de l’antiquité païenne, et son éloignement des mœurs modernes. Cependant il rimait, avec une facilité agréable, des vers pour les ballets du roi ; il commençait aussi à grouper autour de lui les voluptueux et les sceptiques de la cour. Après avoir fait chanter les reines et les nautonniers du Louvre, il se délassait à table avec Lhuillier, père de Chapelle, Desbarreaux, Saint-Pavin et le baron de Panat ; il oubliait la contrainte que lui imposait ce métier de poète par ordre :

Autrefois (disait-il plus tard), quand mes vers ont animé la Seine

L’ordre où j’étais contraint m’a bien fait de la peine.
Ce travail importun m’a long temps martyré,
Mais enfin, grace aux dieux, je m’en suis retiré.
Peu, sans faire naufrage et sans perdre leur Ourse[9],
Se sont aventurés à cette longue course.
Il y faut par miracle être fou sagement,
Confondre la mémoire avec le jugement,
Imaginer beaucoup, et d’une source pleine
Puiser toujours des vers dans une même veine.

La Biographie universelle attribue à cette époque de sa vie une détestable tragédie de Pasiphaë, que le libraire Oudot fit paraître à Troyes, en 1631, cinq ans après la mort de Théophile. « Plusieurs, dit le libraire, estiment que ce poème a été fait du style de feu sieur Théophile. » Assurément il n’en est rien. Cette Pasiphaë, que nous avons eu le courage de lire, est plus monstrueuse que le Minotaure ; Théophile n’a jamais écrit des vers semblables à ceux que Phèdre prononce dans cette incroyable tragédie :

Amour n’est qu’un tourment de chatouilleuse braise
Que bien peu de liqueur facilement appaise.
Je le dis pour l’avoir tant seulement oui.
Ce feu perd son désir quand il en a joui.
Pourquoi ne tentez-vous que cette rage allente
D’un réfrigère doux son ardeur violente ?

Et Ariadne répond :

La parque tient captif le remède bénin
Qui seul peut adoucir mon amoureux venin.

Théophile n’aurait pas écrit ces ridicules sottises ; et même pour la cour, en s’efforçant de mignarder son style naturellement ferme, il trouvait des choses charmantes. Plusieurs gentilshommes, habillés en matelots, venaient vanter les délices de leur vie, les amours se jouant autour de leurs rames, la caresse des vents, la lueur douce des étoiles, et la splendeur magique de l’océan des cours :

Notre océan est doux comme les eaux d’Euphrate ;
Le Pactole ou le Tage est moins riche que luy :
Ici jamais nocher ne craignit le pirate,
Ny d’un calme trop long n’a ressenti l’ennuy.

Sous un climat heureux, loin du bruit du tonnerre,
Nous passons à loisir nos jours délicieux.

Ici, jamais notre œil ne désira la terre,
Ny sans quelque dédain ne regarda les cieux.

Agréables beautés pour qui l’amour soupire,
Esprouvez avec nous un si joyeux destin ;
Et nous dirons partout que plus rare navire
Ne fut jamais chargé d’un plus riche butin.

Tout souriait à l’auteur de ces jolis vers. Les plus spirituels le recherchaient ; les plus nobles et les plus puissans le comptaient ; le duc de Montmorency l’avait admis à son intimité ; ses saillies faisaient valoir la dignité ferme avec laquelle il soutenait à la cour le rôle difficile de poète gentilhomme ; il avait renom de bravoure, de génie et de délicatesse dans les procédés ; il ne souffrait pas une injure et n’en faisait pas.

Dans cette prospérité et cette considération générales, Théophile, abusant d’une fortune qu’il aurait dû ménager, s’avisa de vouloir établir le règne de la liberté de l’esprit. Non content de pratiquer un épicuréisme modéré, il le réduisit en système ; là commençait le péril. La société qui se débrouillait à grand’peine ne manquait pas de gens incertains et inquiets. Théophile avait la réputation d’être libertin, c’est-à-dire « libre penseur ; » il passa bientôt pour le chef des impies. Ses dogmes, s’il en avait, se réduisaient à la pratique d’une vie commode et habile, autrefois prêchée par Montaigne ; ils n’étaient assurément pas très coupables ; et ses actions valaient celles de Cinq Mars, de Bassompierre ou de Luynes. Il avait, de plus que ces mauvais sujets, une force de raisonnement et de jugement très rares, et le talent d’écrire en prose avec chaleur et fermeté, en vers avec énergie et concision. Les passions catholiques et populaires, qui avaient déjà signalé Théophile comme un ennemi public, redoublèrent de vigilance. On savait que les voluptueux, dans leurs festins nocturnes, agitaient des questions de philosophie et de théologie. Le maître y soutenait ses théories favorites, résumées en vers un peu durs :

Je crois que les destins ne font naître personne,
En l’état des mortels, qui n’ait l’ame assez bonne,
Mais on veut la corrompre ; et le céleste feu,
Qui luit dans la raison ne nous dure que peu.
Car l’imitation rompt notre bonne trame,
Et toujours chez autruy fait demeurer nostre ame.
Je pense que chacun aurait assez d’esprit,

Suivant le libre train que nature prescrit.
...............
Qui suivra son génie et gardera sa foy,
Pour vivre bien-heureux il vivra comme moy.

Ici le péché originel est évidemment nié ; la bonté native de l’homme est affirmée. Helvétius et Lamétrie pensaient de même. Chez Théophile, ce n’était pas fantaisie de poète, mais système. Il se moque amèrement des théologiens et des casuistes, ardens à blâmer nos penchans et à extirper les passions, que Théophile juge bonnes :

Ils veulent arracher nos passions humaines
Que leur malade esprit ne juge pas bien saines.
Soit par rebellion, ou bien par mon erreur,
Ces repreneurs fâcheux me sont tous en horreur.
J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature ;
Son empire est plaisant et sa loy n’est pas dure ;
Mesme dans les malheurs on passe heureusement.
Jamais mon jugement ne trouvera blâmable
Celuy-là qui s’attache à ce qu’il trouve aimable,
Qui, dans l’état mortel, tient tout indifférent :
Aussi bien, même fin à l’Achéron nous rend
La barque de Caron, à tous inévitable,
Non plus que le méchant n’épargne l’équitable,
Injuste nautonnier, hélas ! pourquoi sers-tu,
Avec même aviron, le vice et la vertu ?

Pour la pratique de la vie, une telle doctrine n’a pas d’autre résultat que l’indifférence, la quiétude et la volupté. Horace et Théophile essayaient d’en corriger l’excès par la modération, la prévoyance et le bon sens ; c’est toute la philosophie du Mondain de Voltaire :

Heureux, tandis qu’il est vivant,
Celui qui va toujours suivant
Le grand maître de la nature !
...........
Il n’enviera jamais autrui,
Quand tous, bien plus heureux que lui,
Se moqueraient de sa misère !
Le rire est toute sa colère.
La sottise d’un courtisan,
La fatigue d’un artisan,
La peine qu’un amant soupire,
Lui donne également à rire :

Il n’a jamais trop affecté
Ni les biens, ni la pauvreté.
Il n’est ni serviteur, ni maître,
Il n’est rien que ce qu’il veut être.

Ainsi l’on retrouve, nette et précise, cette filiation de l’épicuréisme en France : de Lucile Vanini à Geoffroy Vallée, brûlé en place de Grève, de ce dernier à Vallée Desbarreaux (son petit-neveu), puis à Théophile Viaud ; de Théophile à Lhuillier, père de Chapelle, et de là jusqu’à Molière, Ninon, Gassendi, Locke, Saint-Évremont, puis jusqu’à Fontenelle, Voltaire et aux philosophes du XVIIIe siècle ? Cette généalogie est évidente, les noms qui la composent font toujours partie de la même société, et traversent l’histoire comme un seul bataillon. Panat reçoit les leçons de Vanini et protége ensuite Théophile. Le neveu de Vallée devient disciple de Viaud. Le philosophe Gassendi est l’ami de l’enfant bâtard de Lhuillier. Ces filons d’opinions qui se propagent et se transmettent à travers l’histoire, en sont pour ainsi dire les fibres secrètes ; on ne les a pas encore analysées.

Voltaire a donc eu tort de présenter Théophile comme un gentilhomme étourdi, ami de la bonne chère. Voltaire n’avait pas lu celui dont il parlait. Une douzaine de libres esprits formaient le corps d’armée des libertins, et Théophile se constituait, comme l’a dit Balzac, leur législateur. Le jeune Desbarreaux, imagination incertaine et fougueuse, se révoltait de temps à autre contre le maître, et Théophile s’en plaint dans une lettre éloquente, adressée à Lhuillier : il accuse « l’imprudent jeune homme de lui opposer encore de vieux dictons philosophiques, » qu’il soutient avec une arrogance insupportable. « Que m’importent (s’écrie-t-il en très bon latin) les opinions de tous les anciens ? Ils ont pu s’enquérir de la nature des choses et de la création du monde ; mais jamais on n’eut aucune certitude à cet égard. Ce sont des amusettes d’école et des impostures de pédagogues mercenaires. Les hommes n’en deviendront jamais ni plus courageux, ni meilleurs… Dites donc à Vallée qu’il se débarrasse tout-à-fait des langes d’une science adultère ; qu’il ne songe qu’à vivre en paix (quod quietem spectat, id solum curet); qu’il prenne soin de son corps et de son ame, et qu’il ne vienne plus me rompre les oreilles de ses argumens répétés dans l’ivresse et d’une voix chevrotante[10]. » C’est bien là le ton d’un chef de secte ; je ne doute pas que cette renommée et ce titre ne flattassent l’oreille du hardi Gascon.

Cependant Louis XIII régnait, le plus méticuleux des hommes et le plus incapable de comprendre Théophile ou de lui pardonner. Les pères de la compagnie de Jésus avaient reconquis leur ascendant sur la cour. Le confessional du palais était à eux. Signalé comme le porte-drapeau des libertins, Théophile fut la victime nécessaire. Le confesseur du roi, Caussin, jette l’alarme dans cette misérable et faible conscience. Il faut voir, dans les mémoires de Richelieu, ce que c’était que « ce petit père Caussin, plus plein de lui-même que de l’esprit de Dieu, et le plus malicieux des moines ; » le cardinal se débarrasse de lui, en 1637, par l’exil. Caussin avait (dit Monglat) mis Richelieu à deux doigts de sa perte. Théophile, dont le protecteur Luynes était mort, et que le roi abandonnait, était une proie bien plus facile. On le traita « de chef des athées secrets, de fléau et de peste[11]. » Louis XIII, ne reconnaissant pas contre lui de véritables griefs, se contenta de lui faire mauvais accueil ; mais Théophile vit bien qu’il était perdu dans l’esprit du roi. Ses amis lui conseillèrent de s’absenter et d’aller voir l’Angleterre, où trônait alors le pédant Jacques Ier, roi de la théologie et du calembour. Théophile partit. Retenu quelques semaines à Calais, par le mauvais temps, il adressa d’assez beaux vers à cet Océan, « vuide de rage et de pitié, »

Et qui nous montre, à l’aventure,
Ou sa haine ou son amitié.

Cet « esclave du vent et de l’air, » comme il le nomme avec son énergie accoutumée, lui inspire une belle strophe :

Parmi ces promenoirs sauvages
J’oy bruire les vents et les flots ;
Attendant que les matelots
M’emportent loin de ces rivages.
Ici les rochers blanchissans,
Du choc des vagues gémissans,
Hérissent leurs masses cornues
Contre la colère des airs,
Et présentent leurs têtes nues
À la menace des éclairs.

De tels vers ne sont pas à dédaigner. La correction leur manque, mais non la force. Il s’embarqua enfin, et du pont du navire il écrivit à Desbarreaux une lettre latine, singulière par sa concision « Notre demeure, dit-il, est l’Océan ; demeure flottante, périlleuse ; rochers, vents, ondes, sables ; ici la société des hommes est dure ou nulle. Endormi, éveillé, ivre, à jeun, il faut chanceler et vomir. Toi, dors paisible, soigne-toi, jouis de toi-même, et jouis de Paris entier. Adieu. » On l’avait sans doute recommandé à la cour de Jacques ; l’accès du palais lui fut fermé, et une épigramme le vengea :

Si Jacques, le roy du sçavoir,
N’a pas trouvé bon de me voir,
En voici la cause infaillible :
C’est que ravy de mon escrit,
Il crut que j’étais tout esprit,
Et par conséquent invisible.

Mais pourquoi la persécution suit-elle Théophile de Viau en pays étranger ? On ne peut s’empêcher de soupçonner quelque cause plus réelle et plus secrète de sa disgrace. Il avoue que le roi Louis XIII était fort courroucé contre lui. « Que faire, s’écrie-t-il,

Aujourd’hui que Dieu m’abandonne,
Que le roi ne me veut pas voir,
Que le jour me luit en colère,
Que tout mon bien est mon savoir ?

On ne l’a point exilé ; mais il a compris la nécessité d’une absence volontaire. — « Tu me reprends, écrit-il à un ami, d’avoir pris l’épouvante mal à propos, et de m’estre banny moi-même. Je devais cette obéissance à la colère du roy, et ne pouvais me plaindre de ma disgrace sans m’en rendre digne, ni appeler de mon bannissement sans mériter la mort. » — Ce ton est bien grave dans une telle circonstance. On comptait d’autres libertins que Théophile à la cour de Louis XIII, et il semblerait que quelque particularité de sa vie ait échappé à ses biographes. Ce « courroux du roi, » cette « menace qui fait pâlir, » et dont il parle fréquemment, ne sont pas suffisamment motivés par les délations du père Voisin et du père Caussin. Le poète était hardi, avantageux et galant ; on a trouvé dans ses papiers, après sa mort, une singulière épître, adressée à une grande dame, sous le titre d’Actéon à Diane, et que le duc de Montmorency confia mystérieusement à Mairet, qui la fit imprimer. Actéon, dans cette lettre amoureuse, ressemble on ne peut davantage à Théophile lui-même. Il parle de ses malheurs, de son absence soudaine, de son huguenotisme, de ses ennemis, « qui, trop instruits du mépris sacrilége que Penthée, mon cousin-germain, a fait depuis peu du dieu Bacchus, lorsqu’il institua ses premières festes dans Thèbes, n’eussent pas oublié de m’accuser de l’impiété de ma race. » Il y a même dans la déclaration amoureuse d’Actéon un ton de vérité qui ne s’accorde guère avec les personnages mythologiques mis en scène. C’est en son propre nom que Théophile a l’air de dire à la grande dame « Ne vous imaginez pas, s’il vous plaît, que, pour estre indigne de la moindre de vos faveurs, je ne sois capable de la recevoir, quand au-delà de mon espérance et de mon mérite il vous arriverait de m’en vouloir gratifier. Je ne suis pas de ceux à qui l’excessive joye oste le jugement, et la familiarité le respect ; plus je reçois de bénéfices d’un autel, et plus j’y fay brusler d’encens. Je n’ai jamais ignoré que le secret est l’ame de l’amour, et que les bienfaits qui viennent de sa main sont d’une nature tellement différente de tous les autres, que c’est beaucoup d’ingratitude et peu de courage à quiconque les a reçus, de les publier… » — « Je n’auray pas moins de discrétion à recevoir les présens du ciel que de patience à les attendre ; et ayant résolu d’accommoder toutes mes volontés aux vostres (pourvu que vous ne veuillez point la ruine de mon affection), je vous rendrai toujours une si parfaite et si respectueuse obéissance, que vous n’aurez point sujet de vous repentir d’avoir sauvé la vie au misérable Actéon. » Théophile ajoute que la lettre fut remise à Diane, et qu’il n’a pas besoin de dire le sort de celui qui l’écrivit. « Tout le monde le sait. » — Cette épître renferme-t-elle le mot caché des premiers malheurs de Théophile ? Le temps a respecté ce mystère. Mais une telle époque et un tel homme permettent toutes les hypothèses. C’était alors que Buckingham serrait de si près Anne d’Autriche, que Richelieu jouait le rôle d’amant transi, que Marie de Gonzague courait les aventures comme la princesse de Trébizonde. Bayle a reconnu le singulier caractère de ce règne : « Vraiment, dit-il, je me demande, en lisant l’histoire de Louis XIII, si ce sont là des faits réels ou des actions chimériques. » On ne trouverait point extraordinaire que Théophile eût égaré dans les plus hautes régions de la cour son romanesque hommage, et que la rancune silencieuse du roi, sans divulguer le crime, eût puni l’insolence.

Il est certain que le Louvre ne le revit plus. À son retour en France, il reprit son train de vie, et fit les délices de quelques seigneurs, de M. de Montmorency entre autres. Son exil de la cour s’était ébruité, ses vers circulaient, ses épigrammes se répétaient ; elles n’étaient pas toutes décentes, crime qui lui était commun avec les poètes ses contemporains, Sigongne, Berthelot, Motin, Bergeron, Du Rosset, Régnier, et tous les autres. Mais les aventures de sa vie, son intimité avec les grands, son récent exil, sa renommée d’audace et d’impiété, le plaçaient au-dessus d’eux ; et un libraire conçut l’idée lucrative de recueillir et de publier, sous un nom si brillant, les plus graveleuses des obscénités qui couraient manuscrites. En 1622 parut ce recueil, le Parnasse satirique du sieur Théophile, qui eut plus de dix éditions en France et en Hollande, et qui contient fort peu de pièces de cet écrivain. Mais, à son apparition, tout s’ébranla dans le camp des jésuites ; Théophile n’allait plus à la cour, on le savait ; le roi refusait de le voir ; l’armure de l’impie se détachait et l’exposait aux attaques ; un effroyable cri s’éleva contre le malheureux. Tous les bourgeois qui avaient eu quelques rapports avec Théophile, et qui peut-être l’avaient entendu parler librement, vinrent déposer contre lui. « Il avait médit, raillé, chanté des chansons obscènes, engagé les jeunes gens à boire ; on l’avait entendu rire à la messe, et comparer sa belle à la Divinité. Il avait soutenu des thèses à table, et on le croyait chef de secte. » Pendant que le vulgaire commentait ces niaiseries, les dévots fulminaient, le Parnasse satirique à la main ; et les gens graves raisonnaient sur le danger des doctrines professées par Théophile. Balzac, déjà célèbre et brouillé avec lui, n’était pas le dernier à répandre ces rumeurs et à leur prêter l’autorité d’une parole pompeusement perfide. Lui aussi (et c’est une des grandes lâchetés de sa vie), il exagéra les torts du poète, le représenta comme un « Mahomet nouveau, troublant la paix des consciences, renversant les faibles esprits et menaçant l’église. » C’était le pousser au bûcher. Théophile n’attendit pas qu’on l’y jetât. Il se cacha, tantôt chez Lhuillier, tantôt chez Vallée ou Saint-Pavin. « Je suis une chouette, dit-il ; je ne vis et ne marche plus le jour. Me voici maintenant chez Lhuillier ; j’y attends le retour de la nuit qui me conduira chez un autre[12] ! » Bientôt l’accusation fut régulièrement formulée et portée devant le parlement : « De Viau corrompait la jeunesse, publiait des vers obscènes, renversait la religion, et ses mœurs étaient impures. » Il y avait trop de lumières chez les membres du parlement pour qu’ils ajoutassent une foi aveugle à ces discours ; ils reculèrent long-temps devant ce procès ridicule, et le jésuite Raynauld, pour se moquer de leurs lenteurs, les appela en ricanant : serò sapientes Phryges. Mais le bruit populaire grossissait ; il fallut commencer les poursuites. Alors les amis de Viau l’abandonnèrent ; ce n’étaient pas des héros, les idées de volupté et de bien-être personnel qu’il avait répandues n’encouragent guère l’héroïsme ; Vallée lui-même, son cher Desbarreaux, le reniaient, et il s’en plaint amèrement : « Deseruisti exulem et advers$ae « fortunæ meæ ludibrio absentiam quoque tuam adjecisti, neque pateris injuriam meam modo, sed auges vehementer. » Le duc de Liancourt et Lhuillier le protégèrent quelque temps ; à la fin, ils eurent peur. Lui-même s’ennuya de sa vie nocturne ; les archers étaient à ses trousses, et il craignait que l’on n’introduisit des espions auprès de lui : — « Vous prétendez me voir, écrivait-il à une personne qui désirait le connaître, en un temps où le soleil même n’a pas cette liberté. Une réputation de bon esprit, qui fait aujourd’hui tant promener mon nom par les rues, contraint ma personne de se cacher, et ce qui devrait me donner de la seureté ne me laisse jamais sans péril. » Il crut alors se sauver en abjurant le calvinisme entre les mains du père Séguirand ; il demanda la suppression juridique du livre obscène qu’on lui attribuait. Vaines précautions ! L’apostolat dont Balzac avait accusé son ancien ami était une charge bien autrement grave que la publication du Parnasse ; elle écrasait Viau de ce poids vague et redoutable qui tue un homme.

Personne ne le protégeait. Le courroux du roi, quelle qu’en fût la cause, n’était pas éteint ; la jalousie des uns, la sottise des autres, les passions bourgeoises, le fanatisme ligueur, l’intérêt des jésuites, concouraient à sa perte. Le peuple, dont la haine a toujours besoin d’un lieu-commun, demandait sa mort ; les prédicateurs hurlaient contre l’athée : « Maudit sois-tu, Théophile ! s’écriait Jean Guérin dans sa chaire, maudit sois-tu, Théophile ! maudit soit l’esprit qui t’a dicté tes pensées ! maudite soit la main qui les a écrites ! Malheureux le libraire qui les a imprimées ! malheureux ceux qui les ont lues ! malheureux ceux qui t’ont jamais conçu ! Et bénit soit M. le président, et bénit soit M. le procureur-général, qui vont purger Paris de cette peste ! C’est toy qui es cause que la peste est dans Paris je diray : après le révérend père Garassus, que tu es un bélistre, que tu es un veau ; que dis-je, un veau ? d’un veau, la chair en est bonne bouillie, la chair en est bonne rostie : mais la tienne, méchant, n’est bonne qu’à estre grillée ; aussi le seras-tu demain. Tu t’es mocqué des moynes, et les moynes se mocqueront de toy. » — « Ô beau torrent d’éloquence ! ô belle saillie de Jean Guérin ! » s’écrie Théophile. Sans doute ; mais pour être ridicule, elle n’en était pas moins redoutable ; et le pauvre Théophile, voyant les éditeurs et les imprimeurs du Parnasse arrêtés, le peuple ameuté, le cardinal de La Rochefoucault et le confesseur du roi ligués contre lui, les seigneurs effrayés, Louis XIII irrité, ses amis froids, la maréchaussée en campagne, quitta Paris, ne sachant où il allait.

Ici commence une effroyable vie qui nous pénétrerait de pitié, si Théophile s’était donné la peine de l’écrire. Partout il trouvait armés le catholicisme et la bourgeoisie, ses ennemis acharnés. Pour échapper à ce réseau qui couvrait la France, l’esprit-fort se cacha dans les bois, se fit des retraites sauvages, déguisa son nom, souffrit la faim et la soif, et chercha au bout du Languedoc un toit qui voulût bien l’abriter. Hors la loi de la société chrétienne, banni, et plus que cela, frappé d’interdiction et d’anathème, tête maudite, il éprouva la haine de tous, l’ingratitude de ses amis les plus chers, et l’horrible mélange des douleurs physiques et des douleurs morales. Balzac, plus haïssable que Garasse, raconte avec une certaine joie que Théophile « ne vit plus en seureté parmi les hommes, mais qu’il est poursuivi à outrance comme la plus farouche de toutes les bestes. » Quant à Théophile, il opposa un front intrépide à cette extrême infortune. « Ceux, dit-il :

Avec qui je vis, sont étonnés souvent
Que je sois en mes maux aussi gai que devant,
Et le destin fâché de ne me voir point triste
Ignore d’où me vient l’humeur qui lui résiste.
C’est l’arme dont le ciel a voulu me munir
Contre tant d’accidens qui devaient me punir ;
Autrement un tissu de tant de longues peines
M’eût gelé mille fois le sang dedans les veines.

Fermeté digne de l’homme qui professait la philosophie et se posait en chef de secte. Sa première retraite, dont nous ignorons le lieu et la durée, fut employée à traduire en vers, mêlés de prose, le Phédon de Platon. Découvert, et se croyant trop rapproché de Paris, il se dirigea vers Toulouse, où demeurait le baron de Panat, élève de Vanini, ami de Vallée et lié avec Théophile. Panat commence par accueillir le fugitif ; mais bientôt il se rappelle qu’autrefois on a voulu le brûler avec Vanini ; il s’effraie, et lui ordonne de quitter le logis. Où aller ? Théophile résiste. Le baron, accompagné de deux valets, se présente l’épée à la main et réitère son ordre ; le poète tire aussi son épée. Il paraît que le baron, touché de la bravoure et du malheur de son hôte, devint plus traitable. Mais Théophile quitta bientôt, pendant une nuit d’orage, cette retraite inhospitalière, et, s’acheminant dans les ténèbres, il fut en butte à deux accidens fort opposés : il tomba dans une rivière et vit la foudre frapper le sol près de lui :

Lorsque Panat me fit sa brutale saillie,
Que, les armes au poing, accompagné de deux,
Il me fit voir la mort en son teint plus hideux,
Je croyais bien mourir. Il le croyait de même.
Mais, pour cela, le front ne me devint point blême ;
Ma voix ne changea point, et son fer inhumain,
À me voir si constant, lui trembla dans la main.
Encore un accident, aussi mauvais ou pire,
Me plongea dans le sein du poissonneux empire,
Au milieu de la nuit où le front du croissant
D’un petit bout de corne à peine apparaissant,
Semblait se retirer et chasser les ténèbres
Pour jeter plus d’effroi dans des lieux si funèbres.

Lune ! romps ton silence, et pour me démentir
Reproche-moi la peur que tu me vis sentir !
Que dus-je devenir, ce soir où le tonnerre
Presque dessous mes pieds vint balayer la terre ?
Il brûla mes voisins, il me couvrit de feu.
Eh bien ! pour tout cela, je le craignis bien peu !

Pour ce dernier trait, c’est une bonne gasconnade ; mais elle ne détruit ni le souvenir de son courage, ni la pitié qu’on éprouve pour cet homme auquel un autre siècle eût donné gloire et fortune. Il ne faut pas naître avant son temps. Chassé de Toulouse, il alla du côté des Landes et poussa jusqu’aux Pyrénées :

Je viens, dans un désert, mes larmes épancher,
Où la terre languit, où le soleil s’ennuye ;
Où ce torrent de pleurs qu’on ne peut estancher,
Couvre l’air de vapeurs et la terre de pluye.
Parmi ces tristes lieux, traînant mes longs regrets,
Je me promène seul dans l’horreur des forêts,
Où la funeste orfraye et le hibou se perchent :
........Ce sont des lieux
Où rien de plus courtois qu’un loup ne m’avoisine,
Où des arbres puans fourmillent d’écurieux[13],
Où tout le revenu n’est qu’un peu de résine,
Où les maisons n’ont rien plus froid que la cuisine,
Où le plus fortuné craint de devenir vieux,
Où la stérilité fait mourir la lésine,
Où tous les élémens sont mal voulus des cieux.
Là le soleil, contraint de plaire aux destinées,
Pour étendre mes maux allonge ses journées,
Et me fait plus durer le temps de la moitié.
Mais il peut bien changer le cours de sa lumière,
Puisque le roy, perdant sa bonté coutumière,
A détourné de moy le cours de sa pitié.

Tous ces maux n’abaissent pas le ton de Théophile ; tapi dans quelque cabane des Landes et éclairé d’un flambeau de résine, il écrit à Louis XIII :

J’ai choisi loin de votre empire
Un vieux désert où les serpens
Boivent les pleurs que je répands,
Et soufflent l’air que je respire

Dans l’effroi de mes longs ennuis.
Dans l’horreur de mes longues nuits !
Éloigné des bords de la Seine,
Et du doux climat de la cour ;
Il me semble que l’œil du jour
Ne me luit plus qu’avecque peine !
..........
Exilé parmi des sauvages,
Où je ne trouve à qui parler,
Ma triste voix se perd en l’air
Et dans l’écho de ces rivages !
..........
Ici, les accens des corbeaux,
Et les foudres dans les nuages
Ne me parlent que de tombeaux !

« Arrachez-moi à cet exil, vengez-moi, je suis innocent ; et vous, qui êtes roi mortel, songez que vous serez jugé par le roi des cieux. » Les deux strophes suivantes sont à placer parmi les plus belles de la langue française ; plus hardiment jetées que celles de Malherbe, elles marchent avec une rapidité et une majesté que tout le monde admirera :

Celui qui lance le tonnerre,
Qui gouverne les élémens,
Et meut avec des tremblemens
La grande masse de la terre :
Dieu qui vous mit le sceptre en main,
Qui vous le peut ôter demain ;
Lui qui vous prête sa lumière,
Et qui, malgré vos fleurs de lys,
Un jour fera de la poussière
De vos membres ensevelis, —

Ce grand Dieu qui fit les abîmes
Dans le centre de l’univers,
Et qui les tient toujours ouverts
À la punition des crimes,
Veut aussi que les innocens
À l’ombre de ses bras puissans
Trouvent un assuré refuge ;
Et ne sera point irrité
Que vous tarissiez le déluge
Des maux où vous m’avez jeté !

Saluons pour la première fois un rare talent, et cette terrible puissance de l’adversité qui épure ce qu’elle touche. Les morceaux écrits par Théophile, après sa persécution, surtout en prose, sont d’une supériorité incontestable. Il trouve au pied des Pyrénées un seigneur qui le recueille, le protège et lui donne de bons dînés ; l’épicurien n’oublie pas ce dernier point, et son estomac est plein de reconnaissance :

Mon exil ne savait où trouver sûreté ;
Partout mille accidens touchaient ma liberté.
Quelques déserts affreux, dont les forêts suantes,
Rendaient de tant d’humeurs les campagnes puantes,
Ont été le séjour où le plus doucement
J’ai passé quelques jours de mon bannissement ;
Là, vraiment l’amitié d’un marquis favorable,
Qui n’eut jamais horreur de mon sort déplorable,
Divertit mes soucis ; et dans son entretien
Je trouvai du bon sens qui consola le mien.
Autrement, dans l’ennui d’un lieu si solitaire,
Où l’esprit et le corps ne trouvent rien à faire,
Où le plus philosophe, avecque son discours[14],
Ne saurait, sans languir, laisser passer deux jours ;
Le chagrin m’eût saisi. Mais une grande chère
Vint deux fois chaque jour enchanter ma misère.

L’épicurien que rien ne corrigeait, comme vous voyez, alla visiter Clérac, où il admira la Garonne débordée :

Le débord insolent de ses rapides eaux,
Couvrant avec orgueil le faîte des roseaux,
Fait taire nos moulins ; et sa grandeur farouche
Ne saurait plus souffrir qu’un aviron la touche
................
Je disais en voyant comme son flot se pousse :
« Ainsi va la fureur d’un roi qui se courrouce ;
Ainsi mes ennemis, contre moi furieux,
M’ont rendu sans sujet le sort injurieux. »

Il ne reste pas long-temps dans cet endroit : on instruit son procès à Paris, et rien ne serait plus facile que de venir le saisir, si près de son manoir héréditaire. Le duc de Montmorency lui écrit, lui offrant Chantilly pour asile ; il arrive à grandes journées et trouve sous ces beaux feuillages un accueil bienveillant, mêlé d’admiration et de pitié. Toute la cour penchait vers Théophile, qui n’était en définitive que le représentant des plaisirs, des talens et des torts des gentilshommes. Comment le protéger cependant ? Il fallait se taire devant le silence royal, la fureur des dévots et le préjugé du peuple. On était si bien disposé pour lui à la cour, que, pendant son séjour forcé chez le duc, il écrivit sa tragédie de Pyrame, et la fit représenter au Louvre, où elle fut très applaudie. « On me reprocha seulement, dit-il, l’énergie de ma poésie et la tristesse sépulcrale du sujet. » Il pense que le roi va lui devenir favorable, et s’étonne que le duc de Montmorency sollicite pour lui faiblement ; dans une lettre confidentielle, il attribue cette froideur au désir que le duc a de le garder chez lui. Il se trompe ; il ne comprend pas lui-même les causes secrètes de son malheur ; il ne voit pas la fatalité de cette situation suspendue entre la cour et les dévots ; l’arrêt du parlement se charge de l’en instruire. On satisfait au cri populaire en le condamnant par contumace. Déclaré coupable de lèse-majesté divine et humaine, il fera donc amende honorable devant Notre-Dame et sera brûlé vif ou en effigie. Personne n’élève plus la voix en faveur de ce paria. Le duc lui-même lui conseille la fuite. Il se dirige vers la Picardie, puis vers la Flandre, et va s’embarquer pour l’Angleterre. — J’attends votre carrosse ;… on me force de fuir… et je vais des flammes à la mer ! — « Opperior vos hic, aut carpentum tuum, quò ad vos devehar. Asseverabat heri maris præfectus nos intra triduum tandem abituros. Sic ab ignibus ad undas vocor. »

Mais ses ennemis le poursuivaient. On jugera bientôt si cette poursuite était sérieuse et acharnée. Le père Voisin, ami de Garasse, le fait suivre et épier ; Leblanc, lieutenant du prévost de la connétablie, se met à ses trousses, ne quitte point sa piste, et finit par l’arrêter au Catelet. Le gouverneur de la citadelle donne ordre qu’on le saisisse. « D’abord que je fus pris, on me tint pour condamné ; ma détention fut un supplice, et les prévosts des exécuteurs. J’en eus deux sur chacun de mes bras, et autour de moi autant que le lieu par où je passais en pouvait contenir. On m’enleva dans la chambre du sieur de Meulier pour y faire mon procès-verbal, qui ne fut autre chose que l’inventaire de mes hardes et de mon argent, qui me fut tout saisi. Après mon interrogatoire, qui ne contenait aucune accusation, M. de Caumartin m’assura que j’étais mort. Je lui répondis que le roi était juste et moi innocent. De là, il ordonna que je fusse conduit à Saint-Quentin. On m’attache de grosses cordes partout, sur un cheval faible et boiteux qui me fait courir plus de risques que tous les témoins de mes confrontations. L’exécution de quelque criminel bien célèbre n’a jamais eu plus de foule à son spectacle, que je n’en eus à mon emprisonnement. Soudain que je fus écroué, on me dévala dans un cachot, dont le toit même était sous terre. Je couchais tout vêtu, et chargé de fers si rudes et si pesans, que les marques et la douleur en demeurent encore en mes jambes. Les murailles y suaient d’humidité, et moi de peur. »

Contre ses persécuteurs il a de violentes et justes invectives. Il fait une bonne caricature de ceux qui,

Priant Dieu comme des apostres,
Mirent la main sur son collet
Et marmottant leurs patenostres,
Pillèrent jusqu’à son valet.

Si j’estois (ajoute-t-il) du plus vil mestier
Qui s’exerce parmi les rues,
Si j’estois fils de savetier
Ou de vendeuse de morue,
Ils craindroient qu’un peuple irrité
Ne punît leur témérité.

La compagnie de Defunctis vient le prendre à Saint-Quentin ; on le mène à Paris « attaché tout le long du voyage avec des chaînes, sans avoir la liberté du sommeil ni du repos, et sans quitter les fers ni nuit ni jour. On ne suivit jamais le grand chemin ; et, comme s’il y eût eu dessein de m’enlever, les troupeaux ou les arbres un peu éloignés donnaient à ces gens des alarmes assez ridicules. Arrivé à la Conciergerie, la presse du peuple m’en empêcha l’entrée. Je fus enlevé dans la grosse tour avec deux gardes. » — Enfin on le jette dans le cachot de Ravaillac. Il y reste dix-huit mois au secret, l’esprit net et sain, l’ame courageuse, mais abandonné de tous ses amis.

Pour passer mes nuits sans sommeil,
Sans feu, sans air et sans soleil,
Et pour mordre ici les murailles
N’ay-je encore souffert qu’en vain,
Me dois-je arracher les entrailles
Pour souller une dernière faim ?

« Mes ennemis, s’écrie-t-il, ont répandu :

Que j’enseignois la magie,
Dedans les cabarets d’honneur.

Ils disent que, pour me perdre,

On a bandé tous les ressorts
De la noire et forte machine,
Dont le souple et le vaste corps
Estend ses bras jusqu’à la Chine.

Dans ces lieux voués au malheur,
Le soleil, contre sa nature,
A moins de jour et de chaleur
Que l’on en fait à sa peinture.
On n’y voit le ciel que bien peu,
On n’y voit ni terre ni feu,
On meurt de l’air qu’on y respire ;
Tous les objets y sont glacés,
Si bien que c’est ici l’empire
Où les vivans sont trépassés.

Point de feu, point de lumière, une nourriture abjecte. C’est là qu’il forme son talent ; de cette voûte obscure datent ceux de ses écrits qui doivent le classer parmi nos bons prosateurs, et justifier le rang élevé que je réclame pour lui. La fermeté de son courage soutient la vigueur de sa plume. Il repousse en vers et en prose les accusations qui l’ont perdu, traîne Garasse sur la claie, argumente puissamment, mêle l’ironie à la discussion, flétrit la lâcheté de Balzac, et, vainqueur de ses ennemis, si puissans, dit Malherbe, arrache enfin aux magistrats la révocation de leur première sentence. Je ne crains pas de conseiller aux hommes qui étudient l’art de convaincre et celui de raisonner les cinquante pages qu’il a écrites dans sa prison ; style nerveux, précision, convenance, disposition des preuves, vigueur de logique, ardeur soutenue et contenue ; tout y est. Patru écrit moins énergiquement ; Pélisson est plus lent ; d’Aubigné est plus incorrect ; il faut descendre ou plutôt s’élever jusqu’à Pascal pour retrouver cette forte et amère empreinte de la raison passionnée et de la diatribe impitoyable.

« M’ayant promis autrefois, dit-il à Balzac, une amitié que j’avois si bien méritée, il faut que vostre tempérament soit bien mauvais, de m’estre venu quereller dans un cachot, et vous joindre à l’armée de mes ennemis, pour braver mon affliction ! Dans la vanité que vous avez d’exceller aux lettres humaines, vous avez fait des inhumanitez qui ont quelque chose de la fièvre chaude ; mais je recognois qu’en disant mal de moy, vous en avez souffert beaucoup. Vos missives diffamatoires sont composées avec tant de peine que vous vous chastiez vous-même, en mal faisant ; et vostre supplice est si conjoinct à vostre crime, que vous attirez tout ensemble et la colère et la pitié, et qu’on ne se peut fascher contre vous sans vous plaindre. Cet exercice de calomnies, vous l’appelez le divertissement d’un malade. Il est vray que si vous estiez bien sain, vous feriez tout autre chose. Soyez plus modéré en ce travail ; il entretient vostre indisposition ; et si vous continuez d’escrire, vous ne vivrez pas long-temps. Je sais que vostre esprit n’est pas fertile, cela vous picque injustement contre moy. Si la nature vous a mal traicté, je n’en suis pas cause ; elle vous vend chèrement ce qu’elle donne à d’autres. Vous sçavez la grammaire française, et le peuple, pour le moins, croit que vous avez fait un livre ; les sçavans disent que vous pillez aux particuliers ce que vous donnez au public, et que vous n’escrivez que ce que vous avez leu. Ce n’est pas estre sçavant que de savoir lire. S’il y a de bonnes choses dans vos escrits, ceux qui ne les cognoissent pas ne vous en peuvent point louer, et ceux qui les cognoissent sçavent qu’elles ne sont pas à vous. Vostre stile a des flatteries d’esclave pour quelques grands, et des invectives de bouffon pour autres. Vous traictez d’égal avec les cardinaux et les mareschaux de France ; en cela vous oubliez d’où vous êtes nay. Faute de mémoire qui a besoin d’un peu de jugement, corrigez et guérissez-vous, s’il est possible. Quand vous tenez quelque pensée de Sénèque ou de César, il vous semble que vous estes censeur ou empereur romain. Dans les vanitez que vous faictes de vos maisons et de vos valets, qui feroit l’éloge de vos prédécesseurs vous rendroit un mauvais office ; vostre visage et vostre mauvais naturel retiennent quelque chose de la première pauvreté et du vice qui lui est ordinaire. Je ne parle point du pillage des autheurs. Le gendre du docteur Baudius vous accuse d’un autre larcin : en cet endroict j’aime mieux paroître obscur que vindicatif ; s’il se fust trouvé quelque chose de semblable en mon procès, j’en fusse mort, et vous n’eussiez jamais eu la peur que vous faict ma délivrance. — J’attendois en ma captivité quelque ressentiment de l’obligation que vous m’avez depuis ce voyage. Mais je trouve que vous m’avez voulu nuire, d’autant que vous me deviez servir, et que vous me haïssez à cause que vous m’avez offensé. Si vous eussiez esté assez houneste pour vous en excuser, j’estois assez généreux pour vous pardonner. Je suis bon et obligeant ; vous estes lâche et malin ; je croy que vous suivrez toujours vos inclinations et non les miennes. Je ne me repends pas d’avoir pris autrefois l’espée pour vous vanger du baston ; il ne tint pas à moi que vostre affront ne fuct effacé ; c’est peut-estre alors que vous ne me crûtes pas assez bon poète, parce que vous me vîtes trop bon soldat. Je n’allègue cecy pour aucune gloire militaire, ny pour aucun reprosche de vostre poltronnerie : mais pour vous montrer que vous deviez vous taire de mes défauts, puisque j’avois toujours caché les vostres. — Je vous advoue que je ne suis ny poète, ny orateur. Je ne vous dispute point l’éloquence de vostre pays : vous estes né plus proche de Paris que moy. Je suis Gascon, et vous d’Angoulême. Je n’ay eu pour régent que des escoliers escossais, et vous des docteurs jésuites ; je suis sans art, je parle simplement et ne sçay que bien vivre. Ce qui m’acquiert des amis et des envieux, ce n’est que la facilité de mes mœurs, une fidélité incorruptible et une profession ouverte que je fais d’aymer parfaitement ceux qui sont sans fraude et sans lascheté. C’est par où nous avons esté incompatibles vous et moy, et d’où naissent les accusations orgueilleuses dont vous avez inconsidérément persécuté mon innocence sur les fausses conjectures de ma ruine, et sur la foy du père Voisin. Soyez plus discret en vostre inimitié. Vous ne deviez point faire gloire de ma disgrace ; c’est peut-estre une marque de mon mérite. Vous n’avez esté ny prisonnier, ny banny ; vous n’avez pas assez de vertu pour estre recherché ; vostre bassesse est vostre seureté. Je ne tire point vanité de mon malheur et n’accuse point la cour d’injustice ; je me console seulement de voir que ma personne est encore bien chère à ceux qui m’ont condamné. J’ai esté malheureux, et vous estes coupable. Mais quoi ! la fortune s’irrite continuellement de quelques graces qu’il a plu à Dieu me despartir ! Si, suis-je satisfaict de ma condition, et je trouveray toujours parmi les bons assez d’honneur et d’amitié pour ne me picquer jamais de mespris et de la haine de vos semblables. Si je voulais verser quelques gouttes d’encre sur vos actions, je noircirois toute ma vie. »

En vain Balzac répondit-il que « la bouche de Théophile était moins sobre que celle d’un Suisse… qu’il était sorti de Paris par une brèche, et que la vérité ne pouvait se placer sur des lèvres impures. » La lettre de Théophile reste, et condamne le lâche et disert personnage, qui choisit un tel moment pour se venger d’un malheureux.

Les Apologies de Théophile, qui ramenèrent le parlement et le roi au courage de la justice, en face d’une population exaspérée, sont plus remarquables encore que cette lettre, et plus voisines de la force oblique, acérée, pénétrante de Pascal. La plus dédaigneuse modération les élève et les soutient bien au-dessus des déclamations que dicterait la colère. Il y raconte sans emphase ses tribulations, intéresse le lecteur par la simplicité du ton, démêle toute la trame de ses ennemis, montre les témoins Sajot, Anisé, Bonnet, bourgeois ou écoliers, tous à la dévotion du père Voisin ; la bourgeoise Mercie et le boucher Guibert entrant dans la conspiration sainte ; Garasse se faisant le héraut d’armes de l’entreprise ; les magistrats fort embarrassés, recommençant leurs interrogatoires, prolongeant sa détention, et ne sachant comment se tirer du mauvais pas où les jetaient l’innocence de Théophile d’une part, et de l’autre, la haine publique. Il dit tout cela sans blesser le roi, sans offenser la cour, sans irrévérence pour l’église ; isolant de la cause de Garasse la religion elle-même avec une adresse et une naïveté très éloquentes. Il n’élucide pas seulement les faits, il ne débrouille pas seulement cette intrigue, il traite avec une extrême supériorité le côté moral de la cause, prend le père Garasse à partie, et ne le quitte que lorsqu’il l’a fustigé dans tous les sens.

Voilà Théophile. C’est là ce qui doit protéger ou plutôt ressusciter ce nom perdu. Boileau avait besoin d’une rime, lorsqu’il a écrit ces deux vers malheureux :

À Malherbe, à Racan préférer Théophile,
Et le clinquant du Tasse à tout l’or de Virgile.

La supériorité de Théophile n’était point dans ses vers : si vous le comparez à Malherbe ou à Racan, vous lui faites tort ; comparez-le à Coeffeteau et à Balzac. Il n’était pas seulement bon prosateur par instinct et dans l’intérêt de sa défense ; il avait raisonné l’art du style, n’admettant ni l’originalité prétentieuse de Cyrano, ni la frivolité de Voiture, ni le ronsardisme du langage ; ses théories sur cette matière sont justes et originales ; on croit écouter la spirituelle et forte voix de Michel Montaigne : « Il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et fertile, le langage exprès et signifiant. Les afféteries ne sont que mollesse et qu’artifice, qui ne se trouvent jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins, qu’on appelle imitation des auteurs anciens, ne sont point à notre mode. Il faut escrire à la moderne ; Démosthènes et Virgile n’ont point escrit en nostre temps, et nous ne sçaurions escrire en leur siècle. Leurs livres, quand ils les firent, estoient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux. L’invocation des muses (à l’exemple de ces païens) est profane et ridicule. Ronsard, pour la vigueur de l’esprit et la vive imagination, a mille choses comparables à la magnificence des anciens Grecs et Latins, mais il a mieux réussi à leur ressembler, qu’alors qu’il les a voulu traduire, et qu’il a pris plaisir à les contrefaire, comme en ces mots :

Cythérean, Pataréan
Par qui le Trepied Tymbrean.

« Il semble qu’il se veuille rendre inconnu pour paraître docte, et qu’il affecte une fausse réputation de nouveau et hardy escrivain. Dans ces termes estrangers, il n’est point intelligible pour les François. Ces extravagances ne font que desgouter les sçavans, et estourdir les foibles. On appelle cette façon d’usurper des termes obscurs et impropres, les uns barbarie et rudesse d’esprit, les autres pédanterie et suffisance. Pour moy, je crois que c’est un respect et une passion que Ronsard avoit pour ces anciens, à trouver excellent tout ce qui venoit d’eux, et chercher de la gloire à les imiter partout. Un prélat homme de bien est imitable à tout le monde ; il faut estre chaste, comme luy charitable, et sçavant qui peut ; mais un courtisan, pour imiter sa vertu, n’a que faire de prendre ny le vivre, ny les habillemens à sa sorte ; il faut, comme Homère, faire bien une description, mais non point dans ses termes ny avec ses épithètes. Il faut escrire comme il a escrit. C’est une dévotion louable et digne d’une belle ame, que d’invoquer au commencement d’une œuvre des puissances souveraines ; mais les chrestiens n’ont que faire d’Appollon ny des Muses ; et nos vers d’aujourd’huy, qui ne se chantent point sur la lyre, ne se doivent point nommer lyriques, non plus que les autres héroyques, puisque nous ne sommes plus au temps des héros ; toutes ces singeries ne font ny le plaisir, ny le profit d’un bon entendement. Il est vray que le desgout de ces superfluitez nous a fait naistre un autre vice ; car les esprits foibles que l’amorce du pillage avoit jetez dans le mestier des poëtes, n’estant pas d’eux-mesmes assez vigoureux ou assez adroits pour se servir des objets qui se présentent à l’imagination, ont cru qu’il n’y avoit plus rien dans la poésie, et se sont persuadez que les figures n’en estoient point, et qu’une métaphore estoit une extravagance. » Il admet donc la richesse et la fécondité du style ; il veut la simplicité, la fermeté ; il blâme l’imitation servile et l’afféterie ridicule ; il s’élève contre la sécheresse et la fausse élégance. « L’élégance ordinaire de nos escrivains (dit-il) est à peu près selon ces termes : — L’aurore tout d’or et d’azur, brodée de perles et de rubis, parroissoit aux portes de l’Orient ; les estoilles esblouyes d’une plus riche clarté, laissoient effacer leur blancheur, et devenoient peu à peu de la couleur du ciel ; les bestes, de la queste, revenoient aux bois, et les hommes à leur travail ; le silence faisoit place au bruit, et les ténèbres à la lumière. — Et tout le reste, que la vanité des faiseurs de livres fait esclater à la faveur de l’ignorance publique. » Critique excellente. Théophile attaquait à la fois les interminables descriptions de l’Astrée et la copie des formes grecques, recommandée par Ronsard. Cette intelligence nette et précise avait deviné le grand style de Pascal, le style rapide et nu de Voltaire, cette excellente prose française, à la marche vive, souple, et nerveuse.

Si ce talent n’a pas obtenu sa gloire méritée, il a remporté un autre triomphe. La dignité, la franchise et l’adresse de ses défenses rendirent à Théophile la vie et la liberté. Le parlement n’osa toutefois ni le justifier complètement, ni lui donner raison contre les pères Guérin, Voisin, Garasse et le cardinal de la Rochefoucault. On lui ouvrit les portes de la Conciergerie en lui assignant quinze jours pour quitter Paris. — « Vous m’avez retiré de la mort, écrivait-il à un de ses juges, mais non pas encore de la prison. Depuis les quinze jours que M. le président me donna, je suis contraint de me cacher, et n’ay différé mon partement que par la nécessité de pourvoir à mon voyage. Je suis sorti du cachot avec des incommodités et de corps et de fortune, que je ne puis pas réparer aisément, ni en peu de temps. Ce que j’avois d’argent en ma capture ne m’a point été rendu. » — À un seigneur de la cour, il écrivait : — « Je vous supplie de disposer M. le procureur général à se relascher un peu de la sévérité de sa charge, et de me laisser un peu de liberté pour solliciter mes affaires ; je ne demande point la promenade du Cours ou des Tuileries, ny la fréquentation des lieux publics, mais seulement quelque cachette où mes ennemis ne puissent avoir droit de visite. »

Le duc de Montmorency fut encore son dieu tutélaire. Il l’emmena avec lui à l’île de Rhé. Louis XIII, qui ne pardonnait guère et qui apparemment lui en voulait beaucoup, refusa de voir le poète. « Comme nous approchions de la ville de ***, dit-il dans une de ses lettres latines, un messager vint au-devant de nous, avertir M. le duc que le roi ne voulait pas que j’entrasse dans la ville avec lui, à cause des… (sans doute les jésuites), qui sont dans son intimité. Le duc se présenta seul devant le roi, et laissa toute sa suite avec moi, pour prouver le cas qu’il faisait de ma personne. Invité à dîner par le roi, il m’envoya son chef et dit tout haut : Qu’on le serve comme moi-même. » Mais Théophile ne pouvait plus voyager ; ses forces étaient épuisées. Les ombrages de Chantilly abritèrent de nouveau le pauvre poète, perclus des rhumatismes que la Conciergerie lui avait légués, dévoré de fièvre, et qui traîna jusqu’en 1626 une existence languissante. Il mourut le 25 septembre de cette année, dans l’hôtel de son protecteur, au milieu de ses amis, Mairet, Boissat, Desbarreaux, et fort regretté d’eux, mais ne laissant aucun monument complet du talent qui l’avait exposé à tant de traverses. Son nom, couronné d’une gloire passagère et d’une infamie traditionnelle, est parvenu jusqu’à nous, sans que personne ait encore essayé de le juger. Les mœurs révoltantes que ses ennemis lui avaient attribuées n’ont laissé leur marque sur aucune des œuvres avouées par lui, et la Biographie Universelle a tort de lui reprocher « les prétendues expressions passionnées qu’il adresse à Desbarreaux dans ses lettres. » Elles n’offrent pas le plus léger indice de cette infamie ; on y trouve, au contraire, un portrait fort passionné d’une dame nommée Caliste, dont il était épris, et plusieurs traits relatifs à des amours moins déshonnêtes. Victime de son talent, de son imprudence, de son temps, de sa situation, il disparut ; on ne prononça plus ce nom flétri. Le duc de Montmorency, son généreux protecteur, porta sa tête sur l’échafaud ; Desbarreaux se convertit, Bayle et Saint-Évremont allèrent jouir en Angleterre et en Hollande de leur libre et curieuse pensée. La philosophie épicurienne se transforma, se modifia, se cacha sous l’adresse ingénieuse, la prudence habile et le bon sens social de Molière et de Gassendi. Philosophes et dévots ne s’occupèrent plus de Théophile, ceux-ci par prudence, ceux-là par exécration.

Seulement, hardiesse ou générosité, deux ou trois écrivains qui l’avaient connu, osèrent, presque immédiatement après sa mort, demander un peu de justice pour lui. En vain Mairet, Scudéry et Saint-Évremont prirent la parole en sa faveur : Mairet le nomme « continuateur de Montaigne ; un des premiers esprits de notre âge, non moins fameux par ses malheurs que par ses écrits ; amoureux des héros de l’antiquité. — L’oubly qui suit les longues années, ajoute-t-il, et qui destruit insensiblement la mémoire des plus grands hommes, a si fort affaibli celle de ce divin esprit (qu’à la honte de notre siècle), on diroit quasy qu’elle est aussi morte que luy. » — Scudéry va plus loin ; il le réhabilite en prose et en vers. Il érige, dans une mauvaise ode, le tombeau de Théophile ; au pied du monument, il enchaîne le père Voisin ;

Garasse,
Et le gaillard père Guérin,

Dont les trois diverses folies,
Aux plus noires mélancolies,
Dérideront le front hideux :
Et, certes, je commence à craindre
Qu’un passant, au lieu de te plaindre,
Ne s’amuse à se moquer d’eux.

Ce fidèle Scudéry réimprime très correctement et avec un grand soin les œuvres de son maître, provoque au combat tous ceux qui ne seraient pas contens, et indiquant du doigt le seigneur de Balzac, lui envoie, dans sa préface, son nom et son adresse[15].

On peut rire du cartel et se moquer du Gascon ; mais l’expression de son courroux, de son indignation, de sa pitié pour ce divin grand Théophile est assurément généreuse et noble. C’était une estime exagérée, mais non imméritée. L’essai de Théophile, que nous blâmons sous le rapport de la philosophie, et qui avait surtout le malheur de ne pas venir à propos, n’appartenait point à une vulgaire intelligence ; certes il y avait de l’audace à vouloir convertir en système la liberté inquiète dont ses contemporains jouissaient orageusement. Épicurien raisonneur, dialecticien habile, plus pur et plus vif dans sa prose que dans ses vers, bien moins entaché de vieilles locutions et de vieux mots que Saint-Amant ; emporté comme ce dernier et broyé, mais avec plus de souffrances, par l’évolution qui transformait la France féodale en monarchie sans contrepoids, Théophile occupe, au commencement du règne de Louis XIII, le centre du groupe des libertins, destinés à se tapir et se dissimuler sous Louis XIV, pour régner enfin sous Louis XV. Comme poète, il contribue à prêter de la fermeté aux strophes et de la noblesse à la facture des vers : bien inférieur à Malherbe, il voudrait tendre au même but ; il avoue généreusement pour modèle et pour maître ce Malherbe qui le méprise ; Malherbe, « qui nous a appris le français, dit-il, et dans les écrits duquel je lis avec admiration :

L’immortalité de sa vie.

Il a de l’énergie et de la suite dans les idées ; son expression est souvent belle, quelquefois profonde, trouvée, même admirable, comme lorsqu’il dit de Henri IV :

Son courage riait !…

Si Corneille eût écrit cet hémistiche, on l’eût jugé sublime. Toutefois, dans sa poésie, ce ne sont que des lueurs ; il n’a rien de complet ; c’est une haleine courte, qui se soutient peu, et un esprit trop vif à la fois et trop rigoureux pour inventer des fictions brillantes, ou s’élever jusqu’aux régions de la rêverie et de l’enthousiasme. Il aimerait, s’il en avait le temps et la patience, la recherche de pureté et de correction qui distingue Malherbe ; ce qui lui plaît avant tout, « c’est le poids, le sens, la liaison, » il en convient. Il est si peu poète dans le vrai sens du mot, que toute la mythologie grecque lui paraît absurde : Cupidon, dit-il,

Cette divinité, des dieux même adorée,
Ces traicts d’or et de plomb, cette trousse dorée,
Ces aisles, ces brandons, ces carquois, ces appas,
Sont vraiment un mystère où je ne pense pas.
La sotte antiquité nous a laissé des fables
Qu’un homme de bon sens ne croit point recevables,
Et jamais mon esprit ne trouvera bien sain
Celuy-là qui se plaist d’un fantosme si vain,

Qui se laisse emporter à de confus mensonges,
Et vient, même en veillant, l’embarrasser de songes.

Ni Virgile, ni le pieux Énée ne lui conviennent. Énée

Fut un vagabond, et quoy qu’on le renomme,
Je ne sçay s’il posa les fondemens de Rome.
Le conte de sa vie est fort vieux et divers,
Virgile par luy mesme a démenti ses vers :
Il le dépeint dévot et le confesse traistre.
...............
Mais mon dessein n’est pas d’examiner icy
Les défauts du Troyen ny du poète aussy.
Plaise à Dieu que des miens nos écrivains se taisent !

Cette imagination désenchantée, jointe à cette philosophie courte et sèche dont nous avons vu Théophile s’armer, ne pouvait faire éclore un véritable poète. Un sentiment de volupté amoureuse, aussi vif que bien exprimé, le ramène de temps à autre dans la véritable sphère poétique ; ce souffle, plus ardent que délicat, respire particulièrement dans la tragédie de Pyrame, dont Boileau a relevé un méchant vers, mais où se trouvent de beaux passages, et surtout cette invocation de Pyrame venant au rendez-vous que lui a donné Thisbé :

Belle nuict, qui me tends tes ombrageuses toiles,
Ha ! vrayment le soleil vaut moins que tes estoiles !
Douce et paisible nuict tu me vaux désormais
Mieux que le plus beau jour ne me valut jamais.
Je voy que tous mes sens se vont combler de joye,
Sans qu’icy nul des dieux ny des mortels me voye !
— Mais me voicy desja proche de ce tombeau,
J’apperçoy le meurier, j’entends le bruit de l’eau,
Voicy le lieu qu’Amour destinoit à Diane ;
Icy ne vint jamais rien que moy de prophane :
Solitude, silence, obscurité, sommeil,
N’avez-vous point icy veu luire mon soleil ?
Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ?
L’impatient désir de le sçavoir me presse ;
Tant de difficultés m’ont tenu prisonnier,
Que je mourois de peur d’estre icy le dernier.
...............
Le murmure de l’eau, les fleurs de la prairie,
Cependant flatteront un peu ma resverie
...............

Ô nuict (s’écrie ensuite Thisbé), je me remets enfin sous ton ombrage,
Pour avoir tant d’amour, j’ay bien peu de courage !

Une de ses odes, à une maîtresse endormie, serait parfaite, si une teinte plus délicate eût adouci, sans la voiler, la passion qui l’a dictée[16]. Plus à l’aise dans l’épître et la satire que dans l’ode, il rédige souvent en hexamètres fort vigoureux ses observations sur la cour, les poètes et la vie humaine. À la cour, dit-il,

La coutume et le nombre autorise les sots ;
Il faut aimer la cour, rire des mauvais mots,
Acoster un brutal, lui plaire, en faire estime ;
Lorsque cela m’advient, je pense faire un crime :
Je suis tout transporté, le cœur me bat au sein,
Et pour m’être souillé de cet abord funeste,
Je crois long-temps après que mon ame a la peste :
Cependant il faut vivre en ce commun malheur,
Laisser à part esprit, et franchise et valeur,
Rompre son naturel, emprisonner son ame,
Et perdre tout plaisir .......

Les vers qu’il consacre à la théorie de l’art poétique n’ont pas moins de franchise et de fermeté :

Imite qui voudra les merveilles d’autrui.

Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui :
Mille petits voleurs l’écorchent tout en vie ;
Quant à moi, ces larcins ne me font point d’envie ;
J’approuve que chacun écrive à sa façon ;
J’aime sa renommée, et non pas sa leçon.
Ces esprits mendians, d’une veine infertile,
Prennent à tous propos ou sa rime ou son style ;
Et de tant d’ornemens, qu’on trouve en lui si beaux,
Joignent l’or et la soie à de vilains lambeaux.
................
Ils travaillent un mois à chercher comme à fils
Pourra s’apparier la rime de Memphis :
Ce Liban, ce turban, et ces rivières mornes
Ont souvent de la peine à retrouver leurs bornes :
................
Ils grattent le français et le déchirent tout,
Blâment tout ce qui n’est facile qu’à leur goût,
Sont un mois à connaître en talent la parole,
Lorsque l’accent est rude, ou que la rime est molle,
Veulent persuader que ce qu’ils font est beau,
Et que leur renommée est franche du tombeau,
Sans autre fondement sinon que tout leur âge
S’est laissé consommer en un petit ouvrage ;
Que leurs vers dureront au monde précieux,
Parce qu’en les faisant, ils sont devenus vieux :
De même l’araignée en filant son ordure,
Use toute sa vie et ne fait rien qui dure.

Sa Solitude, son Ode à son frère, ses Élégies, qui ne sont en général que des causeries agréables, offrent des beautés du même genre, de l’esprit, de l’incorrection, toujours du bon sens, et cette verve forte, un peu dure, quelquefois farouche, que l’on pourrait nommer la verve du prosateur.

C’est à sa prose en effet qu’il faut revenir ; c’est elle qu’il faut lire avec soin pour savoir ce dont ce malheureux jeune homme, enlevé par une mort prématurée, aurait pu être capable. Sa prose latine est une heureuse étude faite d’après Pétrone et Tacite. Il aimait le tour incisif et la concentration ardente que la langue des Romains favorise. Larissa, Theophilus in carcere, ses Lettres latines, se rapprochent de Juste-Lipse et de Strada. Le mérite de ses apologies françaises est déjà connu du lecteur ; il faut y joindre une préface également apologétique. J’ai donné des fragmens curieux de ses lettres posthumes. Enfin il s’est amusé, en un jour de verve, à esquisser tous les caractères principaux de son époque, non dans des cadres séparés, œuvre trop facile, mais dans un petit roman dont nous ne possédons que la première partie. Le pédant, l’Allemand, l’Italien, le débauché, l’homme du monde, le voluptueux, se jouent dans cette œuvre charmante avec une facilité et une vérité dignes de Lesage. Au moment même, où ses contemporains admiraient le travestissement burlesque et l’idéalisation extravagante, il dessinait les originaux d’après nature et copiait la réalité.

On a donc été très injuste en oubliant son rare mérite. C’est que, parmi nous, il ne suffit pas de prouver son talent, ni même de le rendre utile. Le caractère français veut des œuvres achevées ; il les exige sous une certaine forme, qui produise illusion et qui paraisse complète ; il aime mieux beaucoup d’alliage, avec une apparence d’ensemble, de poids et de gravité. Sa légèreté se contente de cette soumission à la règle. Faire jaillir de sa pensée, comme d’un fer brûlant, des étincelles éblouissantes, ne laisser après soi que des parcelles d’or pur, c’est perdre sa gloire, s’exposer à n’avoir point de juges, et blesser l’humeur nationale. Théophile semble n’avoir rien produit, parce qu’il n’a rien concentré, rien coordonné. Ce roman dont j’ai parlé tout à l’heure est sans titre et n’est pas achevé ; aussi ne le lit-on pas.

Il y a, dans ce charmant récit, un certain pédant, Sidias, peint de main de maître. Il en vient aux coups de poing avec Clitiphon, sur la question si odor in pomo est la même chose que ex pomo. Comme le pédant a été impertinent dans la dispute, on veut qu’il se batte en duel : — « Il nia que ce fust un desmenty, et dit qu’il sçavoit mieux le respect qu’il devoit à Pallas pour traicter si outrageusement son nourrisson ; qu’il n’avoit dit rien sinon qu’il estoit faux, que odor in pomo fust autre chose qu’accident, et qu’il estoit résolu de mourir sur cette opinion. — On nous avoit appresté à desjeuner en une salle basse, où il y avoit desjà des Allemands et des Italiens, qui mangeoient à divers écots ; les Allemands estoient à la main droite, et les Italiens à la gauche. Nostre table estoit au milieu. Sidias, qui n’y pensoit plus, s’approche de la table de ces Allemands ; et, comme il estoit fort étourdi, et toujours curieux sans dessein, ayant considéré tous les visages et leurs habillemens, il leur fait un petit sourire, en les saluant de la teste sans oster son chapeau : Quantum, dit-il, ex vultu et ex amictu licet conjicere, ego vos exoticos puto ! Ces messieurs du septentrion qui, d’une gravité froidement nonchalante, rebutent d’abord les plus eschauffez, ne daignèrent pas seulement répondre le moindre signe à la demande du pédant, qui, n’imputant ce silence qu’à la stupidité de la nation, continua à leur dite : Nuper ni fallor appulistis ad nostrum littus, adhuc enim vobis vestes sunt indigenæ. À cette seconde attaque, ils regardèrent leurs habits les uns les autres ; et, se parlant en leur langue, ils jetèrent quelques regards de travers sur nostre pédant, qui voyant bien que ce n’estoit pas là sa conversation, se détourna à la main gauche, un peu roidi de ce premier rebut. Comme il estoit à contempler ces Italiens, à peine eut-il loisir d’ouvrir la bouche pour les saluer, que ces messieurs se lèvent et d’une civilité extraordinaire, avec des révérences profondes le convièrent de prendre part à leur petit repas. Deus bone (s’écria Sidias), quam varia sunt hominum ingenia ! tot capita, tot sensus, tot populi, tot mores, tot civitates, tot jura. — Noi altri, lui dirent-ils, reverendissimo signore, non parliamo latino, basta a noi di saper il volgare ; ma vossignoria piglia un seggio et fara colazione coi suoi servitori. Sidias à qui la connoissance du latin et du françois donnoit assez d’intelligence pour l’italien : — Messieurs, leur dit-il, vous estes bien plus honnestes gens que ces gros messieurs-là, mais vous ne faites pas si bonne chère. Comment pouvez-vous manger des salades de si bon matin ? Herbæ enim nisi post rorem frigidiores sunt et plane sub meridiem apponendæ ; il faudrait que le soleil eût passé par-dessus. — Nous le faisions, dirent-ils, pour nous remettre l’appétit, car nous fîmes hier la débauche, et la teste nous fait un peu de mal. — Optime, dit Sidias, contraria contrariis curantur. Et cum dicto, il s’en revient à nous qui estions, dis-je, en train de déjeuner. Clitiphon se fait donner un verre à moitié plein, et porte à Sidias la santé de son antagoniste. Je vous feray raison, dit-il, et sur-le-champ se fait donner le plus grand verre, et le boit plein jusqu’aux bords. Les Allemands, ayant vu cette action si franche, se repentirent de la mauvaise opinion qu’ils avoient eu de son esprit, et avec des regards plus familiers luy voulurent faire entendre qu’ils eussent esté bien aises de faire cognoissance avecque luy. L’un d’eux, le verre à la main, les yeux fixés sur Sidias, pour prendre occasion d’estre veu de luy, et, toussant pour se faire appercevoir, comme Sidias se fust un peu détourné, se lève et boit à ses bonnes graces. Le pédant, qui n’estoit pas irréconciliable, le reçeut de bon cœur, et par là, s’introduisant en leur société, nous voulut persuader, Clitiphon et moy, de joindre nostre escot au leur. C’étoit un fort buveur ; mais Clitiphon qui a le cerveau délicat au possible, n’en sçavoit porter une pinte sans être incommodé, non plus que le jeune escolier.

« J’estois entre les deux, et ne suis pas des plus foibles à la desbauche ; mais je n’aime que celle où je ne suis pas contraint. Tous ces messieurs des Pays-Bas ont tant de règles et de cérémonies pour s’ennuyer, que la discipline m’en rebute autant que l’excès : je me laisse facilement aller à mon appétit ; mais les semonces d’autruy ne me persuadent guères, et le mal est qu’une fois engagé à la table, le vin pipe insensiblement, et ces altérations du corps vous mettent l’esprit hors de gamme, si bien que les résolutions qu’on faisoit de se retenir de boire s’oublient en buvant, et chacun se pique d’abattre son compagnon. Ces débordemens font un grand changement et un grand tumulte en nostre disposition, bien qu’ils ne soient pas si dangereux à la santé qu’on le croit. »

L’orgie de la taverne, et les diverses humeurs des Allemands, des Italiens, des Français, sont assurément fort bien saisies. Théophile continue de même. L’intérieur d’une maison bourgeoise, une rue que le saint-sacrement traverse, l’attitude du peuple, celle des dévots, celle des prêtres, sont exprimées avec une remarquable précision. Les amis de Sidias l’ayant laissé occupé à boire avec les Allemands, vont dîner en ville : ils sont à table quand on leur apporte « une lettre de lui, datée du cabaret, moitié latin, moitié françois, comme tous ses discours, et voici ce que c’estoit : « A quo me vobis, socii charissimi, misera mea, sors eripuit, ingressus sum periculosissimum mare atque ideo quæso vos… messieurs, mes bons amis, je vous prie de prier Dieu qu’il luy plaise avoir pitié de mon ame ; car je vois bien que nous sommes tous perdus ; jam mihi cernuntur trepidis delubra moveri sedibus, adeo una Eurusque Notusque ruunt, et jam exonerata navis, et quidquid vestium et mercium fuit in mare projectum, vix nudos nos fere sustinet. — Il me souvint que nous l’avions laissé en train de boire, et je demandai au laquais en quelle posture il l’avoit trouvé ; se retenant par respect de nous le dire, il nous fit assez connoistre que ce pédant estoit en désordre. Clitiphon le presse ; le garçon nous apprend ingénuement qu’ils étoient quatre ou cinq qui croyoient aller faire naufrage, comme s’ils eussent été dans un navire bien en péril : ils jetoient les meubles de la maison par la fenêtre, croyant que c’estoit de la marchandise du vaisseau qu’il falloit jeter dans la mer ; et, parmy cette épouvante, ils ne laissoient pas de boire par intervalle, de se coucher. »

C’est une invention gaie et vraie, fidèle aux mœurs du temps, et très agréablement mise en scène, que la lettre bariolée du savant en us, qui, retenu au cabaret, croit périr dans un naufrage, et qui, ne se tenant plus sur ses jambes avinées, écrit à ses amis, en latin et en français, qu’ils viennent le tirer d’affaire. On invite le pédant à dîner ; il fait beaucoup de cérémonies. Ici Théophile n’est pas moins comique ; Molière aurait copié la scène sans se déshonorer. — « Allons donc, monsieur. Monsieur, je n’ay garde, ce sera après vous. Jésus, monsieur, que dites-vous ? J’aimerois mieux mourir ! Monsieur, je ne saurois pas vous répartir, mais je sçaurois bien me tenir icy tout aujourd’huy. Monsieur, je ne saix pas beaucoup de civilité, mais je ne l’ignore pas jusqu’à ce point-là. Monsieur, en un mot, je veux être obéi céant ; le charbonnier fut maistre de son logis ! » — J’estois un peu à part baissant de veue de honte, et haussant les espaules en me mocquant et en souffrant beaucoup de leurs honnestetés fort à contre temps ; à la fin, voyant que cela tiroit de long et que les viandes se gastoient, je fis signe à l’autre qu’il se laissât vaincre ; il defféra cela à mon impatience, et passant le premier, ne se peut empescher de dire encore : « Monsieur, j’aime mieux estre sot qu’importun, puisqu’il vous plaist que je faille, je mérite que vous me pardonniez. » Je passai aussi à la faveur de ses complimens, et d’abord que je fus dans la chambre, je quittay mon manteau, et me fis donner à laver auprès du buffet pour éviter la cérémonie et par là les obliger à n’en point faire ; ce qui réussit. »

Boileau, qui professait une si juste horreur pour les fausses peintures et le coloris fade des romans alors à la mode, aurait dû traiter moins durement le bon sens fin et l’excellent goût dont Théophile fait preuve. Je multiplierais les citations d’une manière fastidieuse, si je voulais rapporter tous les passages à la fois pittoresques, sensés, plaisans, qui animent ce peu de pages ; tableau complet, vrai tableau de mœurs vivantes, bien écrit, bien composé, sobrement coloré, plein de détails sans prodigalité, et de piquante ironie sans excès satirique ; si, tout auprès de ce cadre flamand je montrais l’argumentation serrée et puissante de ses Apologies, et plus loin la forte verve de logique, d’ironie, d’indignation et de pitié que déploie sa vigoureuse défense contre Garasse.


Je ne veux pas, comme M. de Scudéry, relever l’autel de Théophile. Son influence de penseur et de philosophe a été passagère, et je la crois nuisible. Son action sur la poésie n’a pas eu de durée ; elle n’a pas laissé de monument. Son talent d’écrivain en prose s’est enseveli dans la lutte oubliée qu’il a soutenue si ardemment contre l’église et le peuple. Ne dédaignons pas trop cette dépense d’une force réelle, dans laquelle il a consumé sa vie plus noblement que beaucoup d’autres. Elle marque un mouvement curieux dans l’histoire des opinions et des idées en France. Prosateur excellent, poète incomplet, victime de Garasse, flétri deux fois par le parlement, et deux fois marqué du fer rouge de Boileau, il était de l’équité morale de réduire à leur valeur réelle les fautes d’un homme qui a eu pour ennemis toutes les puissances à la fois : la populace, le roi, l’église, l’envie, Balzac pendant sa vie, et Boileau après sa mort. Il était de l’équité littéraire de relever comme prosateur, en le rabaissant comme poète, un écrivain qui, sur les limites du grand règne, osa recueillir la tradition et l’héritage de Montaigne et de d’Aubigné. Il était de l’équité historique d’assigner son rang dans les annales philosophiques à ce spirituel et hardi prédécesseur de Gassendi, à ce précurseur imprudent de Voltaire et de Lamétrie.

Supposez que le hasard eût reculé de cent cinquante ans la naissance de Théophile. Il eût occupé près de Diderot, Jean-Jacques et d’Alembert, je ne sais quelle place brillante et remarquée. Diderot n’avait pas plus de verve, ni Jean-Jacques plus d’orgueilleux courage, ni d’Alembert plus de netteté et de trait.

La fatalité d’une date, au lieu de ranger Théophile de Viau parmi les vainqueurs, le rejeta parmi les martyrs.


Philarète Chasles.
  1. Voir la livraison du 15 juin 1839.
  2. Carrosse était alors du féminin.
  3. Theotimus, de tollendis malis libris ; 1549.
  4. Recueil des pièces les plus curieuses qui ont été faites pendant le règne de M. le connétable de Luynes, 1625, pag. 125.
  5. Doctrine curieuse.
  6. Théophilus in carcere.
  7. Lettres posthumes.
  8. Pièces sur Luynes, pag. 189.
  9. Étoile polaire.
  10. « Vallæus noster (qui fuit olim meus) plus quam par est sibi licere putat, et intempestivam ni fallor superbiam captat… insurgit nonnunquam in verba et vultus mens, adeò petulanter, ut impudentem se fateri aut inimicum profiteri necesse sit. Nescio an heri adverteris quantâ ferociâ philosophicas illas nugas adversura me tutari se significaverit : incautus adolescens ob hujusmodi deliria, mentis bonæ securam libertatem pro inscitia ducit, et quidquid garrire docet, scientiæ opus existimat. Miratur et magni facit personatum illum libellum quem novus auctor de veterum philosophorum scrinio tamquam centonem suffuratus est. Quid meâ refert, quid aut isti prisci omnes de mundi causâ investigaverint, cum plane constet nihil illos de tantâ re compertum unquam habuisse ? Scholarum sunt ista ludicra et mercenariæ pædagogorum fraudes. Ego homines his artibus eruditos, aut meliores aut fortiores evadere nunquam crediderim ; atque inter temulentorum loquacitatem et argutatorum strepitum parum interesse reor… Id te obsecro Vallæum nostrum qui meus fuit olim iterum atque iterum mone, seque omnibus adulterinæ scienthiæ involucris totum expediat. Id solum meditetur quod quietem spectat. Corpus et animum curet assiduè, sibi studeat, mihi ne ulterius obstrepat. Tinniunt etiamnunc aures mihi, hesternis aliquot conviciis quæ, licet ore mussitante et fractis vocibus, intima cordis tamen perruperant. Acriore hac sævitiâ mihi sibique consulit ; namque illius odium et iras, neque meus amor unquam ferre, nec mea virtus mitigare unquam sustinebit. » — On voit que Théophile écrivait aussi bien en latin qu’en français.
  11. « Theophilus Viaud (dit le jésuite Raynauld), libertinorum ævi nostri, et atheorum clanculariorum signifer, omnium turpitudinum reus factus est : et quod est negationis Dei vestibulum de negata animæ immortalitate est insimulatus. Credi vix potest quanta mala spurciloquus iste juventuti intulerit : quà infamatis scriptionibus, quà colloquiis, et consuetudine familiari. Audire memini in arcano tribunali, serò sapientes Phryges, deplorantes sortem suam quod a Theophilo Viaudo, nequitiæ mystagogo, impietatem didicissent ; et ad omnia propudia, ipsumque atheismum, essent condocefacti. » (De Theophilis, 229.)
  12. « Nunc latitare cogor, noctua sum ; hodiè apud Lulerium expecto noctem quæ me ducat ad alium. »
  13. Écureuils.
  14. Méditation.
  15. Cette préface n’est pas seulement fanfaronne, elle est courageuse. Garasse vivait encore : « Je ne saurais approuver cette lasche espèce d’hommes qui mesurent la durée de leur affection à celle de la durée de leurs amis. Et pour moi, bien loin d’être d’une humeur si basse, je me pique d’aimer jusques en la prison et dans le sépulchre. J’en ai rendu des témoignages publics durant la plus chaude persécution de ce grand divin Théophile, et j’ai fait voir que parmi l’infidélité du siècle où nous sommes, il se trouve encore des amitiés assez généreuses pour mespriser tout ce que les autres craignent : mais puisque sa mort m’a ravy le moyen de le servir, je veux donner à sa mémoire les soins que j’avais destinez à sa personne, et faire voir à la postérité que, pourveu que l’ignorance des imprimeurs ne mette point de fautes à des ouvrages qui d’eux-mesmes n’en ont pas une, elle ne saurait rien avoir qui puisse esgaler ce qu’ils valent. Or, de ce grand nombre d’impressions qu’on a faites par toute la France, de ces excellentes pièces, je n’en ay point remarqué qui ne doive faire rougir ceux qui s’en sont voulu mesler. Et certes je commençais à désespérer de les voir jamais dans leur pureté naturelle, lorsqu’un imprimeur de cette ville, plus désireux d’acquérir de l’honneur que du bien, sans considérer le temps, la peine et la despence, s’est offert d’y apporter tout ce que peut un homme de sa profession. J’ai pris cette occasion au poil, et me servant des manuscrits que la bienveillance de cet incomparable autheur a mis jadis entre mes mains, j’en ay corrigé les espreuves si exactement, que quiconque achètera ce digne livre, sans doute sera contraint d’avouer que c’est la première fois qu’il a bien leu Théophile, — de sorte que je ne fais pas difficulté de publier hautement que tous les morts, ni tous les vivans, n’ont rien qui puisse approcher des forces de ce vigoureux génie. Et si parmy les derniers il se rencontre quelque extravagant qui juge que j’offense sa gloire imaginaire, pour luy montrer que je le crains autant comme je l’estime, je veux qu’il sçache que je m’appelle Descudery. »
  16. .............
    À genoux auprès de ta couche,
    Pressé de mille ardens désirs,
    Je laisse, sans ouvrir ma bouche,
    Avec toi dormir mes plaisirs.

    Le sommeil charmé de t’avoir,
    Empêche tes yeux de me voir,
    Et te retient dans son empire
    Avec si peu de liberté,
    Que ton esprit tout arrêté
    Ne murmure, ni ne respire.

    La rose, en donnant son odeur,
    Le soleil lancant son ardeur,
    Diane et le char qui la traîne ;
    Une Nayade dedans l’eau,
    Et les Grâces dans un tableau,
    Font plus de bruit que ton haleine.

    Là, je soupire auprès de toi,
    Et considère comme quoi
    Ton œil si doucement repose, etc.