LES
VICTIMES DE BOILEAU.[1]

Bâille-moi donc de ce nectar vermeil !
Car c’est mon feu, mon sang et mon soleil !
Oh ! qu’il est doux ! j’en ai l’ame ravie !
..............
Verse, garçon ! verse jusques aux bords !
— À la santé des vivans et des morts !

(Sainct-Amant.)

I.
Les Goinfres. — Marc-Antoine de Gérard de Saint-Amant.

Ce fut un poète, hélas ! et un poète perdu pour l’avenir. Il avait de l’esprit, un esprit ardent et fin ; il rimait d’une manière merveilleuse. La langue poétique se pliait et se roulait sous sa plume comme la matière fusible se tord et s’arrondit au souffle du verrier ; il savait beaucoup sur les hommes et les choses. Faire la guerre et l’amour, mener la plus fringante vie d’aventure, amuser la romanesque princesse de Gonzague, plaire à la grande Christine, deviner l’italien et l’espagnol, être un peu Falstaff et un peu don Quichotte ; paraître à la cour, hanter le cabaret, vivre dans un grenier, visiter les quatre parties du monde, et finir par expirer sans feu et sans lumière, sur le grabat de son taudis, rue de Seine, ne laissant après lui que son feutre, son épée, sa bouteille vide et deux volumes mal imprimés, voilà tout Saint-Amant. Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas une des bonnes figures de ce temps semi-héroïque dont Gallot est le représentant ?

Les Christine, les Marie de Gonzague, les Mlle de Montpensier, conviennent à Saint-Amant. Il les flatte, il les loue, il vit pour elles. Il dédie à Christine son principal ouvrage, une idylle héroïque. Toute la société du coadjuteur et de la fronde roule autour de lui. Pour amis, il a ces mauvais garçons du XVIIe siècle, qui ne peuvent ployer leur indiscipline à la règle nouvelle ; sensuels, bachiques, aventureux, amusans, facilement amusés ; pour lesquels Mme de Sévigné n’est pas sans faiblesse, et qui se détachent en arabesques d’or sur le fonds sévère de la société naissante à la voix de Louis XIV. Malherbe, inquisiteur de la grammaire, les avait fort gênés. Boileau, le grand-prévôt littéraire, aiguisait sa hache et mesurait ses forces pour les tuer. Malherbe et Boileau, esprits secs et rigoureux, vinrent demander compte de leur liberté aux Théophile Viaud, aux Sigogne, aux Saint-Amant, aux Voiture, aux Faret, aux Boisrobert, et leur dirent : « Où sont vos chefs-d’œuvre ? Avec votre mignardise italienne, votre rodomontade espagnole, vos saillies bizarres, vos boutades éperdues, votre facilité folle, qu’avez-vous produit ? » — Ceux-là, doués de tant de verve, de force, d’élan, bons rimeurs, spirituels, plaisans, quelques-uns poètes, n’avaient rien à répondre. Ainsi le cardinal de Retz, interrogé par l’histoire, ne peut lui apporter comme trophée un seul résultat politique. Il ne lui reste que son nom et ses Mémoires ; il a tout brouillé sans rien conquérir. Sa fertilité d’expédiens l’a conduit à la banqueroute de sa fortune.

On aimerait à réhabiliter complètement les vaincus de l’histoire, Retz, Saint-Amant, Concini, Théophile ; attendre le succès pour formuler son jugement, c’est bassesse d’esprit. Barbouillées de ridicule par la lie de deux siècles, vous avez pitié des victimes de Boileau ; elles sont assez punies ; qui oserait outrager de nouveau les pauvres cadavres de tant de gloire délabrée ? Mais, cette pitié une fois accordée, le bon sens s’arrête et se tait. Le mauvais emploi de riches facultés offre une leçon grave. Elle mérite attention. J’ai relevé ces cadavres, et consulté les annales des vaincus ; je rechercherai les motifs de leur défaite, le pourquoi de leur obscurité, quelquefois le mode de leur suicide. J’essaierai l’autopsie ; je dirai comment cette vigueur s’est consumée, comment a péri cette génération ardente ; j’examinerai ce qu’elle garde encore, sous la tombe, d’étincelles et de lueurs ; ce que Dieu avait fait pour elle, et combien de génie ou d’esprit elle a jeté au caprice du vent ; prodigue génération, génération de prodigues.

Sans l’étude curieuse des groupes littéraires qui ont précédé l’époque de Louis XIV, l’histoire de cette dernière resterait incomplète et insuffisante. Évoquons donc ces groupes, vieux ennemis, curieux à ressusciter. Suivons leur procession folle : bergers, Amadis, amazones, poètes crottés, petits pages, vieilles femmes philosophes, matelots poètes, beaux-esprits de ruelles, athées, fous de cour, grimauds en guenilles, spadassins espagnols, buveurs et goinfres intrépides ; tout cela était littérateur comme vous et moi, n’écrivait pas de journaux, faisait des triolets, amusait les dames et avait du génie ; écrivains sans jugement, qui préparaient le triomphe des intelligences sérieuses. La vieille mobilité gauloise éclata dans toute sa violence de réaction ; les sages furent excessivement sages, afin de compenser la furieuse extravagance qu’ils détrônaient. L’histoire des sages et des vainqueurs est écrite partout, et très bien écrite ; l’histoire des fous et des vaincus ne l’est pas : je la tente. Je redirai cette vive émeute de l’esprit français, entre l’époque de Henri IV et celle de Louis XIV ; intervalle remarquable par sa verve diffuse, sa fantaisie originale, son attitude puérile et dégingandée, son talent et son néant. Qu’il me soit permis de repousser d’avance toute imputation de critique allusive, adressée au temps actuel. J’aime à raconter cette ancienne lutte littéraire, mais je n’ai point de penchant à rabaisser les talens contemporains. Mon but unique est de poser des principes raisonnables et de faire valoir des considérations élevées ; il résultera de ce travail une vérité éternelle dans l’art : la nécessité de l’harmonie, et l’avortement qui suit l’effort isolé d’une seule faculté mise en jeu. On verra aussi que Boileau eut raison contre le passé littéraire, comme Louis XIV eut raison contre la fronde et la ligue. Louis XIV et Boileau eurent trop raison.

Le bataillon sacré des poètes capricieux va se mettre en marche, guidé par quelques grands seigneurs, escorté d’une ou deux aventurières ; il n’a pas de plus charmant personnage que le fumeur, priseur, buveur, paillard, vagabond, brave et rodomont personnage, le bon gros Sainct-Amant ; car il avait la panse de Falstaff, comme il en avait l’esprit. Payen, Mégrin, Butte, Gilot, Desgranges, Dufour, Châsteaupers, illustres pour avoir trinqué avec ce gros homme, viennent après lui, et tiennent place dans ses hymnes. Les viveurs de bonne compagnie, le comte d’Harcourt, Retz-le-Bonhomme, de Gêvres, de Tilly, du Maurier, de Nervèze, Puylaurens, forment le gros de l’armée ; puis les aventureuses princesses, Christine de Suède et Marie de Gonzague, astres errants dont la lueur éclaire cette troupe de voluptueux. Elle emporte à sa suite l’abbé de Marolles et le chansonnier Faret ; tous frères de débauche, chefs ou soldats de la société tapageuse, qui, de 1630 à 1650, effraya et ennuya Louis XIV. Eux-mêmes se sont nommés : ils sont les goinfres, c’est leur mot ; leur étendard bachique roule et se déploie dans la fumée de la poudre et le bruit de l’orgie. Ne les confondez pas avec les libertins, je vous prie ; autre groupe de la même époque, à la tête duquel marche le grand Viaud. Les libertins professent l’athéisme ; au culte des jouissances, ils joignent un système philosophique dont ils vous entretiendront si vous voulez, et qui coûtera la prison à quelques-uns d’entre eux, à d’autres la patrie ou la vie. Mais les gastronomes, ceux qui se sont baptisés les goinfres, s’occupent peu de ces hautes matières ; le fracas politique leur fait peur ; ils aiment mieux le bruit des mousquetades et le choc des bouteilles que celui des disputes ; il se sont dit, comme certains viveurs qui déployèrent la nappe et ouvrirent leur caveau joyeux après la révolution française : « La guerre civile est une orgie de sang ; qu’une orgie de vin nous console. Nous ne reconnaissons pour idole que le ventre, et nous narguons la folie qui gronde autour de nous. Si la pauvreté arrive, nous avons notre épée ; le monde est grand ; nous courrons le monde, chantant et nous battant après boire. Il y aura toujours place pour nous à la table et au feu des bons vivans que nos vers réjouissent ; vieux, nous trinquerons encore ; les femmes ne dédaigneront même pas ces amusans débris du plaisir d’autrefois, et nos cheveux blancs sur des visages enluminés, et nos panses rebondies armées du baudrier de guerre, et nos hexamètres bien tournés qui se dévoueront à leurs charmes. »

Ainsi parla, ainsi vécut Marc-Antoine de Gérard, né près de Saint-Amant, dans les environs de Rouen. Il s’était un peu trompé dans ses calculs ; et lorsque, dans son réduit de la rue de Seine, méprisé du jeune Louis XIV, oublié des grands, sifflé par une génération plus sévère, « ramenant, dit-il, sur ses jambes nues sa couverture insuffisante, » il rêvait à sa vie passée et au sort des goinfres, ses amis, il exhalait, en se reprochant cette folle dépense du temps et du talent, des accens lugubres et grotesques :

Coucher trois dans un drap, sans feu ny sans chandelle,
Au profond de l’hiver, dans la sale aux fagots,
Où les chats ruminans le langage des Gots,
Nous éclairent sans cesse en roulant la prunelle ;

Hausser notre chevet avec une escabelle,
Estre deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimassant ainsi que les magots,
Qui, bâillans au soleil, se grattent sous l’aisselle ;

Mettre, au lieu de bonnet, la coiffe d’un chapeau ;
Prendre pour se couvrir, la frise d’un manteau,
Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;

Puis souffrir cent brocards d’un vieux hoste irrité,
Qui peut fournir à peine à la moindre dépense ;
C’est ce qu’engendre enfin la prodigalité.

C’est à peu près la moitié de sa vie. Mais ce triste et joyeux sonnet qu’il intitule les Goinfres, date d’une époque de contrition tardive. Il fut écrit peu de temps avant sa mort, dans le taudis de la rue de Seine. Revenons aux premiers temps du prodigue.

En 1615, lorsque Saint-Amant avait dix-huit ans[2], vivait un cadet de la maison de Lorraine, d’une bravoure extrême, d’une audace qui méprisait le danger, et d’un esprit borné qui ne le voyait pas ; il se nommait le comte d’Harcourt. Ses amis les hôteliers, les baigneurs, et les courtisanes l’appelaient Cadet-la-Perle, parce qu’il portait une grosse perle à l’oreille, à l’instar du voluptueux Henri III. La nature l’avait fait petit, gros et niais ; le sort l’avait fait pauvre. Il se mit à jouer, à faire des dettes et à boire, tellement que les hommes graves l’eurent en mépris, et les gens du monde le délaissèrent. Un nom comme le sien valait de l’or ; il l’exploita pour ses plaisirs, puis il en doubla le prix en provoquant le fameux duelliste Bouteville qu’il battit. Ce duel racheta tout et fit sa fortune, c’est-à-dire qu’il augmenta ses dettes, et réunit autour de lui les joyeux compères, roturiers ou nobles, poètes ou valets, qu’il rencontra sur son passage. Richelieu commençait à marcher sur les têtes de la noblesse, et trouvait bon qu’elle se déshonorât toute seule. Avec Henri d’Harcourt buvaient souvent un poète crotté du nom de Faret, qui avait le malheur de rimer à cabaret, et le bouffon du cardinal, ce Boisrobert si célèbre pour avoir été l’amuseur du ministre. Lorsque le comte, à bout de voie, ne trouva plus d’argent dans aucune bourse, Faret lui proposa un expédient ; il s’agissait de se donner au cardinal corps et ame, et d’épouser une de ses parentes, la première venue. Boisrobert approuve, saisit le moment et fait cette ouverture à Richelieu. Se vendre n’est pas assez : il faut un acheteur. Le cardinal s’étonne, fait des difficultés, et dans un accès de bonne humeur, il invente ce distique, pour débouter Boisrobert de sa requête :

« Le comte d’Harcourt,
Lebois[3], a l’esprit un peu court ! »

Quelques jours après, Faret presse son ami ; Boisrobert revient à la charge ; le ministre l’écoute et lui dit :

« Est-ce tout de bon ? Parlez-vous sérieusement ?

— Oui, monseigneur, il sera entièrement à vous : c’est un homme d’un grand cœur. Il a battu Bouteville, et vous pouvez vous fier à sa parole. »

Le cardinal y avait pensé. La bravoure de d’Harcourt, éprouvée en Allemagne, ne laissait pas de doute. Humilier l’orgueil des princes lorrains en élevant leur cadet était d’une bonne politique. Il fait venir le comte, et s’amuse d’abord à ses dépens :

« Monsieur le comte, le roi veut que vous sortiez du royaume !

— Je suis prêt à obéir, répond l’autre, qui pense qu’on va le punir de ses débauches et de ses dettes.

— Mais c’est pour commander l’armée navale. »

Voilà ce mauvais sujet de comte devenu marin et bon marin, qui traîne après lui sa petite troupe de buveurs, se distingue devant La Rochelle, reprend les îles de Saint-Honorat et de Sainte-Marguerite et fait trembler l’Espagnol. Il a trouvé sa veine ; cette valeur fougueuse, excellente pour le coup de main, aimée du soldat, frayant avec lui, bachique et rieuse, se moquant du sort et de l’avenir, distribue les coups d’estramaçon avec autant de plaisir que les rasades. Richelieu vient de faire un héros, car le comte l’est devenu. Deviner un personnage, c’est le mérite des hommes politiques qu’on appelle leur bonheur.

Le comte d’Harcourt se met en route ; il va se battre. Toute la colonie des goinfres part avec lui. Un jeune gentilhomme de Normandie, huguenot sans fortune, bon enfant, fils d’un officier de marine qui avait servi sous la reine Élisabeth, ne demandait pas mieux que de courir les chances de cette vie gaillarde et guerrière. C’était Saint-Amant, ou plutôt Marc-Antoine de Gérard, qui venait de prendre le nom de son lieu natal. Son père, aventurier comme lui, s’était battu contre l’Armada, et les Turcs l’avaient enfermé deux ans dans la Tour Noire de Constantinople. Marc-Antoine, qui ne possédait rien que de la verve, de la jeunesse et toutes les soifs de volupté possibles, plut beaucoup à Henri d’Harcourt et à Faret, son compagnon de table. L’association entre ces trois personnages, partis de points si différens, devint intime ; ils se débaptisèrent : Faret s’appela le Vieux, Saint-Amant le Gros, et d’Harcourt le Rond. Ils voyagèrent de compagnie, Faret composant de mauvaises chansons, d’Harcourt commandant admirablement ses troupes, Saint-Amant essayant les deux métiers de poète et d’homme de guerre. Sa première œuvre poétique n’annonce pas beaucoup de génie ; c’est une chanson à boire en l’honneur du comte d’Harcourt et de ses goinfres.

Payen, Maigrin, Butte, Gilot,
Desgranges, Chasteau-Pers, et Dufour le bon falot,
Qu’un chacun élise son parrain
Pour trinquer à ce prince Lorrain !

Il nous permet qu’en liberté,
Sans aucun compliment, on lui porte une santé.
Beuvons donc, il nous fera raison,
Car il est l’honneur de la maison.

Estant parmi les Allemans,
Où son bras a plus fait que n’ont dit tous les romans,
Il apprit à suivre les hasards
De Bacchus aussi bien que de Mars.

Pour moi, disant ce qui m’en plaist,
C’est de le voir seigneur de Briosne comme il est ;

Ce lieu vaut l’estat des plus grands roys,
Puisqu’un pot y tient autant que trois.

Aussi je veux faire un serment
De vivre désormais pour le servir seulement,
Et verser, pour ce prince divin,
Plus de sang que je n’ai bu de vin.

Ainsi chantaient au cabaret
Le bon gros Saint-Amant et le vieux père Faret,
Célébrans l’un et l’autre à son tour
La santé du comte de Harcour !

Vivat !

Assez pauvre poésie comme vous voyez ; mais Saint-Amant grandira. À cette époque il n’avait rien vu et ne savait rien. Sous les drapeaux du comte, on ne devait pas craindre qu’il tombât dans le pédantisme ; mais sa muse, s’il en avait une, pouvait bien devenir spadassine, scabreuse, écervelée, soldatesque, insolente, triviale et étourdie. C’est ce qui arriva.

Les lettres étaient alors en république. Ronsard charmait toujours les ames, non par son imitation trop assidue des anciens, mais par l’énergie de son rhythme et de son expression téméraire. Régnier, Sigogne et Du Laurens flattaient plus vivement les goûts régnans, la gaillardise, la violence, l’amour du hasard, de la satire et de la sensualité. On laissait Malherbe peser dans un coin ses syllabes et éplucher ses diphthongues, et l’on avait pour lui beaucoup plus d’estime que de penchant. Il recommandait un difficile et puissant travail, terreur des esprits capricieux et volontaires que l’époque nourrissait en foule. Tout le monde faisait des vers, et tout le monde se battait. Chacun avait son duel, son complot, son sonnet et son ode. On ne s’embarrassait guère de l’art et de l’avenir ; on suivait, comme dans tous les temps d’aventure et de trouble, l’inspiration du jour et la fantaisie.

La flotte du comte, emportant les deux poètes et le héros, s’élance voiles déployées. Il s’agit d’aller chasser les Espagnols des îles Sainte-Marguerite. À peine le jeune de Gérard est-il sur le pont du vaisseau, sa soif de vin s’éveille et sa verve s’allume. Il entonne le dithyrambe :

Matelots ! taillons de l’avant !
 Notre navire est bon de voile !
Ça ! du vin ! pour boire à l’étoile

Qui va nous conduire au levant !
À toi, la belle et petite Ourse !
À toi, lampe de notre course,
Quand le grand fallot est gisté !
Il n’est point d’humeur si rebourse
Qui ne se crève à ta santé !

Ce n’est pas si mal ; malgré la trivialité du dernier vers et sa nullité grossière, l’élan est rapide, le rhythme vigoureux, la mesure heureuse, la rime opulente, le mouvement naïf. Il a conservé la tradition de Ronsard, qui, le premier, enseigna la bonne forme lyrique ; il mêle à cette forme savante une facilité plus naïve. Cet homme sera poète ; il en a toute l’étoffe, si le grotesque, le bizarre, le ton soldatesque, ne le dominent et ne l’entraînent pas. Il saisit l’aspect poétique des objets ; il peint de couleurs animées le vaisseau amiral et ses banderolles flottantes :

Au gré de maint doux tourbillon
Je vois cent flammes secouées ;
Cent banderolles enjouées
Y font la cour au pavillon ;
Ici, l’or brillant sur la soye
En une grande enseigne ondoye,
Superbe de couleur et d’art ;
Et là, richement se déploye
Le grave et royal estendard.

Ne reconnaissez-vous pas ici beaucoup de mouvement et de facilité ? Le chapeau du cardinal-roi brille sur la bannière, et « le feu de sa pourpre éclatante, » astre rouge qui guide l’armée, réjouit le cœur du poète. La flotte s’engage dans le détroit de Gibraltar. Voici d’Harcourt le Rond, qui paraît sur la poupe, un verre à la main, trinquant à l’équipage :

Déjà sur le haut de la poupe,
Pour me pléger[4], il prend sa coupe,
Où pétille et rit le nectar,
Et s’écriant : Masse ! à la troupe,
Sa voix étonne Gibraltar !

Même richesse de rime, même chaleur d’exécution. Vous avez admiré ce vers, bien trouvé, souvent répété :

 « La coupe,
« Où pétille et rit le nectar. »

Il y en a mille semblables chez Saint-Amant. L’expression hardie et poétique jaillit sans peine de sa verve. Rhythme, facilité, fertilité, audace, il a tout, excepté le goût qui dispose, modère et harmonise. Ce goût régulateur, il l’obtiendrait peut-être, s’il laissait se développer en lui la sensibilité, la méditation, la passion. Mais quoi ! il n’a de passion que celle du vin, la plus commode et la plus brutale ; il vit et vivra toujours en soldat parasite. Il veut rire et faire rire. Devant les crêtes nuageuses de Gibraltar, sa mythologie lui revient en mémoire. Il parle ainsi au vieil Atlas : — « Relève-toi, vieux crocheteur ! nous ne t’en voulons pas ; nous te laissons ton titre de monarque des portefaix ! Quant à vous, divinités marines, prenez garde, s’il vous plaît. Un boulet de nos sabords pourrait tomber sur la table de votre festin, briser vos salières, renverser vos sauces, et s’il heurte par hasard

« Une baleine au court-bouillon ;
« Neptune en aura sur les chausses,
« Et Vénus sur le cotillon. »

Poésie sans dignité, sans élévation, sans enseignement, vouée à l’ivresse des sens ou à l’amusement d’une troupe d’ivrognes. Les tritons dansent aux yeux de Gérard ; les néréides se pressent autour du navire. « Elles font caresse et honneur à la flotte ; les unes s’exhaussent en souriant, d’autres ne laissent paraître que leurs tresses noires au-dessus de l’onde bleue. On entrevoit mille formes nues, qui se dévoilent pour s’évanouir. » C’est Rubens même, un tableau sensuel, la séduction de l’homme physique, l’attrait commun de la forme et de la couleur. Chaleur inutile, verve perdue, esprit stérile, coloris sans valeur ! Les arts de la peinture et du dessin peuvent se contenter de ces mérites ; la beauté de l’exécution les relève. Callot, la vigueur de son trait, la précision de ses contours, la vérité fine, folle et naïve de ses portraits, offrent l’idéal grotesque que Saint-Amant et ses contemporains ont vainement essayé d’importer dans le domaine littéraire. Bannir de l’œuvre poétique le type du beau, le choix, l’exquis, l’harmonie, la chasteté, c’est blesser l’éternelle morale de l’art, qui a ses règles spéciales. Ils ont anéanti leur gloire ; ils ont frappé de stérilité leurs mérites naturels, ce mouvement de l’esprit, cette verve prompte, qui brillaient chez plusieurs d’entre eux.

Hommes de caprice, qui sentaient encore la ligue, la Menippée et le meurtre de Concini, pouvaient-ils faire mieux ? J’en doute. Ils vont bientôt se précipiter dans la fronde, pour se désennuyer tout simplement. Leur poésie n’est pas une poésie de gens sérieux. Sous Ronsard, du moins, l’effort du pédantisme, voulant régénérer la littérature, avait la gravité de la science et la noblesse du labeur. Mais lorsque Viaud, Faret, Théophile, Sigogne, Saint-Amant, profitant des tentatives rhythmiques de leurs pères, n’exprimèrent, en définitive, que la débauche, la fantaisie, la licence et l’incurie, ils préparèrent la réaction de 1660, le triomphe d’une raison trop timide sur une audace trop libertine, la répulsion et le dégoût qui devaient suivre l’excès du caprice et placer la couronne sur le front sévère de Boileau.

Un mépris sans mélange serait injuste. Ces libertins et ces gastronomes poétiques ont contribué au progrès intellectuel de la France. Par eux, la poésie s’est mêlée enfin au mouvement des choses humaines ; leur muse a vu la guerre ailleurs que chez Virgile ; elle a fait l’amour pour son compte, Pascal, Molière et Racine s’en souviendront. Épouvantés d’un exemple si frappant et d’une décadence si complète, les écrivains de Louis XIV ne hasarderont rien ; mais ils puiseront aussi dans l’observation et la passion ces pensées vivantes que Ronsard et Baïf n’avaient pu demander au calque des formes grecques et à l’étude obstinée d’une littérature sublime et morte. Les plus grands entre les successeurs de Théophile et Saint-Amant se renfermeront dans une convenance sévère et dans une dignité grave. La liberté perdra quelque chose, étouffée par la rigoureuse majesté de la monarchie. Peu d’écrivains cueilleront les palmes suprêmes de l’art, la spontanéité dans la pureté, l’indépendance et l’audace tempérées d’harmonie, l’intime sympathie avec tous les intérêts de l’humanité, jointe au sentiment de l’ordre, qui est la beauté divine. Il était dans les destinées intellectuelles de la France, comme dans ses destinées politiques, de quitter l’anarchie pour la servitude.

Je reviens à ce bon gros Saint-Amant, qui « l’épée d’une main et le rebec de l’autre » se met à courir la terre et les mers, entre le rond et le vieux, entre un pilier de cabaret et un héros. Cazal est secouru. Saint-Amant se trouve là, se bat bien, comme son maître ; puis il chante encore, il essaie une forme plus grave et plus parée ; c’est le sonnet, perle lyrique dont nos aïeux étaient épris ; perle rare, mais qui n’est rien, si elle n’étincelle transparente et pure :

Jusqu’aux cieux, ô Cazal, pousse des cris de joye ;
Te voilà garanti d’un éternel affront.

Le brave et grand Harcourt, aux combats fier et prompt,
Contre tes oppresseurs sa vaillance déploye.

Tel qu’un aigle irrité qui fond dessus sa proye,
Il fond sur l’Espagnol, il le heurte, il le rompt,
Et d’un bras glorieux, se couronnant le front,
Du superbe ennemi les lauriers il foudroye.

Les isles du Levant avaient connu son cœur,
Quand il s’en vint chercher, sous un astre vainqueur,
En un plus ample champ une plus noble guerre ;

Mais à voir les exploits qu’il a faits aujourd’huy,
Je pense avec raison qu’enfin toute la terre
Sera, comme la mer, trop étroite pour luy.

Le sonnet est mauvais. Saint-Amant aura trop bu avec d’Harcourt. Il se repose un moment sur ses lauriers, passe l’hiver auprès des Alpes, et se met à lire quelques poèmes italiens. Vous avez vu qu’il se rattachait originairement à Ronsard et à Dubartas ; il va bientôt subir l’influence italienne, qui prêtait alors à l’Europe ses concetti, ses pointes, ses couleurs crues et vives plutôt que chaudes, tous les raffinemens d’une imagination abâtardie. L’Hiver des Alpes, sonnet plein de talent et de belles images, offre la première trace de cette nouvelle et brillante manière : Saint-Amant se déploie et se développe dans la direction de sa force spéciale ; il ajoute des défauts à ses défauts :

Ces atomes de feu, qui sur la neige brillent,
Ces estincelles d’or, d’azur et de cristal,
Dont l’hyver, au soleil, d’un lustre oriental,
Pare ses cheveux blancs que les vents esparpillent.

Ce beau coton du ciel de qui les monts s’habillent,
Ce pavé transparent, fait du second métal[5],
Et cet air net et sain, propre à l’esprit vital,
Sont si doux à mes yeux, que d’aise ils en pétillent.

Cette saison me plaist, j’en aime la froideur ;
Sa robbe d’innocence et de pure splendeur
Couvre, en quelque façon, les crimes de la terre.

S’il s’en était tenu là, on trouverait beaucoup à louer et peu de chose à blâmer dans ce sonnet, si ce n’est le « beau coton du ciel. » Les trois derniers vers que je viens de citer sont magnifiques ; mais voici la conclusion, d’un goût abominable, digne du Marini :

Au prix du dernier chaud, ce temps m’est gracieux,
Et si la mort m’attrappe en ce chemin de verre,
Je ne sçaurais avoir qu’un tombeau précieux !

Plus tard il lui vint des scrupules sur la légitimité de cette dernière pointe, qu’il remplaça par trois vers ridiculement communs. Il n’avait qu’une fraction de génie, brillante, incomplète, et pas de bon sens.

Suivons-le dans son odyssée. Il court toujours sur les pas de son ami et de son maître, toujours buvant et riant, des côtes de Sardaigne à l’île Saint-Honorat, de Saint-Honorat à Lerins, de Lerins à Cazal, de Cazal à Turin, de Turin à Ivrée, et d’Ivrée au fond de la Picardie ; il est à regretter vraiment qu’il n’ait pas recueilli les particularités de ses voyages ; le monde était en feu, et brûlait d’une flamme étrange et vacillante. Il se passait sur tous les théâtres des comédies burlesques. Rien ne se trouvait à sa place. Ces gens étaient bien fous ; mais comme ils s’amusaient ! Le talent du soudart se formait peu à peu. Fidèle à sa tradition de rime franche et puissante, l’imagination tenue en éveil par la nouveauté des aspects et la variété des spectacles, il rimait en vers de dix pieds, souvent d’une excellente facture, presque tout ce qui lui passait sous les yeux. Le genre de l’épître familière convenait à son esprit goguenard ; ses œuvres en contiennent plusieurs, non exemptes de fautes, mais supérieures à tout ce qu’a fait Jean-Baptiste Rousseau dans ce genre ; les beautés y sont plus nombreuses que les taches. C’est Saint-Amant qui, parmi les écrivains de son époque, a décrit de la manière la plus exactement pittoresque les modes françaises sous la régence d’Anne d’Autriche :

L’œil peut-il voir rien de plus ridicule
Qu’un de nos preux à la taille d’Hercule,
Avec sa teste, autrefois non à luy,
Teste qu’on oste, et serre en un estuy,
Teste de poil, qui de poudre couverte,
Assez souvent cache une teste verte,
Teste qui couvre et laine, et soye et lin,
De plus de fleur[6] qu’il n’en entre au moulin ?
...............

Après avoir fait poser ce gentilhomme, il le met en scène, son petit miroir à la main, peignant ses longs cheveux, et arpentant le terrain de ses vastes bottes évasées :

Est-il aussi quelque objet plus estrange
Que de le voir mandier la louange
De la beauté, des grâces, des appas ?
Que de le voir, mesme dans le repas,
Pour contempler et ses lys, et ses roses,
Faire partout miroir de toutes choses :
Et sans respect ni des roys, ni des dieux,
Insolemment se peigner en tous lieux ?
Que de le voir, dis-je, mettre en usage
La mousche feinte, en son fade visage ?
Que de le voir traisner ses beaux canons,
Ses point-coupez à cent sortes de noms,
Qui, sous l’amas de six rangs d’esguillettes,
Dont les fers d’or brillent comme paillettes,
À cent replis bouffent en s’élevant
Sur le beau cuir apporté du Levant ;
Et pour marcher, font qu’à jambe qui fauche,
Il meut en cercle et la droite et la gauche ?

Un versificateur mérite de n’être pas tout-à-fait oublié quand il a su dessiner aussi nettement et peindre de couleurs aussi vives les costumes de son temps. Plus tard, dit-il, nul ne voudra croire que nous ayons porté

Nos manteaux courts ; nos bottes aux pieds lons,
Aux bouts lunez, aux grotesques talons ;
Nos fins castors, qui, du divers Protée
Semblent avoir l’inconstance empruntée ;
Tantost pointus, tantost hauts, tantost bas ;
Le souple tour de nos souples rabas ;
Nostre façon d’estaler sur les hanches
L’exquise toile, ainsi qu’au bout des manches ;
D’ouvrir en foux, par devant, en hyver,
L’habit qui vient du mouton et du ver,
Pour faire voir, ô molle bagatelle !
Le vain éclat d’une large dentelle
Riche à merveille, et dressée à ravir
(Ce sont les mots dont il faut se servir) ;
Nos sots pourpoints, nos brimbalantes chausses,
Nos beaux rubans que salissent nos sausses ;
Et tout le reste, en ce genre compris,
Flattant les yeux et dupant les esprits.

Tout cela est presque aussi bien versifié et rimé que les meilleurs vers de Gresset. Saint-Amant retrace avec talent ce qui frappe ses regards ; il fait de la poésie pour les yeux. Voici comment il peint les galères de Barcelone : c’est un gouffre, dit-il,

Où la misère abonde,
Où dans l’horreur d’un devoir inhumain
On voit agir et la corde et la main ;
Où le plus faible abat le plus robuste ;
Où la justice enfin devient injuste,
Et par l’excès d’un sévère tourment,
En crime affreux tourne le châtiment.

La rime est toujours riche, et la pensée énergique. Qu’est-ce qu’une galère ? demande-t-il.

Un enfer de vivans :
Une prison qui flotte au gré des vents,
Qui marche et vole et rampe et nage et glisse ;
Qui sous maint bois, des bras l’aspre supplice,
Déhache, rompt, fend le dos de la mer,
La pousse au loin, blanchit l’azur amer ;
Le fait frémir à l’entour de la prouë.
L’onde en murmure, et le timon qui joue,
Voit cent bouillons tournoyer après soy,
Comme enragez qu’il donne aux flots la loy.
À l’arriver, les antennes aislées,
Par mille mains sont aussitôt calées :
L’ancre s’abisme, et le salut naval
Tonne et s’enfuit au creux d’un sombre val ;
D’un mesme ton nostre bronze le paye ;
L’écho repart, et mugit, et s’effraye ;
Et tous ces bruits ensemble confondus
Rendent au loin les tritons esperdus.
................
De tous costez les membres se remuent ;
L’argouzin siffle : et les forçats qui suent
Des durs travaux, et futurs et soufferts,
Font, à ce bruit, sonner leurs tristes fers.
Leur sourde voix, encore qu’effroyable,
Tasche à nous faire un bonjour agréable,
Et, selon l’ordre, en accent de hibou,
Frappe l’oreille avec un triple hou !
L’airain creusé de la claire trompette

En mesme temps un autre son répète ;
Le canon tire, et des mousquets amis
Les feux sans plomb dans les airs sont vomis.

On a certes admiré chez Saint-Lambert, Roucher, Delille, Esmenard, des traces de talent beaucoup moins vives, des tours d’expression qui n’ont pas autant de vivacité et d’énergie. Saint-Amand s’étonne que l’on puisse vivre en un tel supplice.

Un homme sous les chaisnes
Semble en ce lieu triompher de ses gesnes ;
.....Il souffre sans gémir,
Vit sans manger, travaille sans dormir,
Rit, chante, joue, et dans son banc endure
Le vent, le chaut, la pluye et la froidure,
Sans que la honte ou la rigueur du sort
Excite en luy le souhait de la mort
..............
Ô merveilleuse, ô puissante habitude,
De la nature ou la fille, ou la sœur,
Tu convertis l’amertume en douceur !

Si ce n’est pas là du talent, à quelles marques le reconnaîtra-t-on ? Le sonnet, aimé de Ronsard et de Raïf, était souvent la forme préférée du poète. Sa gazette guerrière y perdait de la franchise ; et l’habitude qu’il avait prise d’aiguiser, en guise de queue, une pointe italienne, pour terminer ses quatorze vers, produisait un effet très ridicule. Nous aurons soin de ne pas nous arrêter sur cette portion officielle de son talent, qui lui fait peu d’honneur. Il a bien plus de force et de simplicité, quand il se met à son aise, le goinfre, et chante son vin, ses maîtresses, ses fromages, le melon dont il adore la saveur, ou le désespoir de l’ivrogne qui aperçoit d’un coup d’œil le fond de sa bourse et celui de sa bouteille.

Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l’ame mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.

L’espoir qui me remet du jour au lendemain
Essaye à gaigner temps sur ma peine obstinée,
Et me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu’un empereur romain.


Mais à peine cette herbe[7] est-elle mise en cendre,
Qu’en mon premier état il me convient descendre
Et passer mes ennuis à redire souvent :

« Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d’espérance,
Car l’un n’est que fumée et l’autre n’est que vent ! »

Cette vie de mauvais sujet ne l’empêchait pas de se distinguer comme homme de guerre et comme versificateur. Après avoir aidé Cadet-la-Perle à battre le marquis de Léganès et le prince Thomas de Savoie, il voyage en Angleterre avec son maître, que la France envoie pour apaiser les querelles du parlement et de Charles Ier. Saint-Amant adresse à ce malheureux roi une ode détestable, qui, cependant, commence par deux agréables strophes :

Dieux, en quel aimable séjour,
En quel lieu de gloire et d’amour
M’ont conduit Zéphire et Neptune ?
Suis-je en ce doux climat des astres adoré,
Où bien loin de toute infortune,
Les cieux ont refleurir le beau siècle doré ?

Ce plaisant fleuve que je voy,
Se couler si bien après soy,
Fent-il les champs de l’Angleterre ?
Pressai-je ce terroir aux herbages épais,
Qui voit toute l’Europe en guerre,
Cependant qu’il jouit d’une éternelle paix ?

Fantaisie poétique, bonne pour obtenir quelques écus. Ce pays adoré et paisible, qui allait couper la tête à Charles Ier, joua d’assez mauvais tours au poète. On lui fit mal la barbe, on lui vola sa bourse pendant qu’il cuvait son vin ; crimes dont il se plaignit amèrement à Bacchus :

Dieux, qui voyez qu’on m’escroque en dormant,
Auquel de vous faudra-t-il qu’on se fie,
Puisque Bacchus a trahi Saint-Amant !

Le reste de la complainte fait pitié, sur ma parole :

Je perds tout en Angleterre,
Poil, nippes et liberté.

J’y perds et temps et santé
Qui vaut tout l’or de la terre.
J’y perdis mon cœur que prit
Un bel œil dont il s’éprit
Sans espoir d’aucun remède ;
Et je crois, si Dieu ne m’aide,
Qu’enfin j’y perdrai l’esprit.

Brave prince dont la gloire
Vole dans tout l’univers,
Vois de mes malheurs divers
L’étrange et fallotte histoire.
Je n’ai pas un quart d’écu,
La tristesse m’a vaincu ;
Je ne fais plus rien que geindre
Et pour m’achever de peindre —
Un froncle .......

Je ne puis, quelle que soit la liberté permise à l’historien littéraire, vous dire le dernier vers de ces deux strophes, vers irréprochable pour la rime et non pour la décence. Le ton a de la facilité ; on reconnaît le poète rompu aux artifices de son art. Notre ami l’était devenu, personne n’en doute, et nous le prouverons bientôt par de nouveaux exemples. Les folies et le décousu de sa vie errante avaient seuls dépravé, en la déshonorant, cette verve et cet instinct. Il suit encore Henri d’Harcourt, qui n’est plus le gourmand débauché dont Tallemant a redit l’histoire, mais un grand capitaine. Saint-Amant ne profite guère de la marche ascendante qui entraîne son héros. Il rime mieux et boit davantage, deux mérites dont le progrès ne rapporte pas un bénéfice proportionnel à la dépense qu’ils exigent. Son ami Faret, mauvais sujet par habileté et par calcul, était revenu à Paris faire sa fortune. Tout à coup Saint-Amant, dégoûté de « mettre le feu à la mèche du serpentin, » et voyant qu’à ce métier de bouffon et de soldat, de poète et d’ivrogne, il ne gagnait rien que de l’âge et du ventre, laissa d’Harcourt se faire battre à Lérida, et, pris d’un accès d’ambition littéraire, revint à Paris. On l’aimait. On aime toujours ces bonnes gens dont les vices sont gais, et qui, livrés à l’égoïsme de leurs sens, oublient celui de leur fortune. L’Académie venait d’éclore ; on l’y plaça. L’assiduité des séances, exigée de ses membres par la jeune assemblée, ne lui convenait guère ; on l’en exempta, sous condition qu’il rédigerait la partie comique du dictionnaire et recueillerait les mots burlesques et grotesques ; c’était concilier le respect de l’Académie pour elle-même et le talent réel de Saint-Amant. Il ne remplit pas un de ses engagemens, ne vint point aux séances, et persifla l’Académie :

Adieu, vous qui me faites rire,
Vous, gladiateurs du bien-dire,
Qui, sur un pré de papier blanc,
Versant de l’encre au lieu de sang,
Quand la guerre entre vous s’allume ;
Vous entre-bourrez de la plume,
D’un cœur doctement martial,
Pour le sceptre éloquential.

Il aimait bien mieux, disait-il, et préférait aux gladiateurs du bien dire (le vers est charmant)

Les honnêtes yvrongnes
Aux cœurs sans fard, aux nobles trongnes,
Tous les gosiers voluptueux,
Tous les débauchez vertueux,
Qui parmi leurs propos de table,
Joignent l’utile au délectable.

À force de sacrifier l’utile au délectable, Saint-Amant se trouvait sans le sou. Il ne se contentait pas de boire avec les grands seigneurs ; homme logique, débauché par nature et par habitude, il préférait le cabaret et la tabagie aux plaisirs des gentilshommes. S’il vous est agréable de pénétrer dans une tabagie parisienne sous Louis XIV, un sonnet de Saint-Amant va vous y introduire :

Voici le rendez-vous des enfans sans soucy,
Que pour me divertir quelquefois je fréquente ;
Le maître a bien raison de se nommer La Plante,
Car il gaigne son bien par une plante aussi.

Vous y voyez Belot, pasle, morne et transy,
Vomir par les nazeaux une vapeur errante ;
Vous y voyez Jallard chatouiller la servante,
Qui rit du bout du nez, en portrait racourcy.

Que ce borgne[8] a bien plus Fortune pour amie
Qu’un de ces curieux qui, soufflant l’alchimie,
De sage devient fol, et de riche indigent !

Cestuy-la sent enfin sa vigueur consumée,
Et voit tout son argent se résoudre en fumée ;
Mais lui, de la fumée il tire de l’argent.

La Plante, vous le voyez, était un cafetier borgne qui tenait un café borgne, et chez lequel on fumait. Qui n’a pas remarqué la ferme souplesse de ce sonnet, son air déluré, sa tournure spirituelle et sa bonne facture ? Notre poète est dans son centre. Il s’est moqué de la vie ; cette moquerie sans portée et sans avenir est devenue pour lui la source de l’inspiration.

Il y avait alors de par le monde une princesse aventureuse, belle, spirituelle, romanesque, hardie, qui avait commencé par inspirer une passion vive à Monsieur, que la reine-mère avait enfermée à Vincennes pour empêcher ce mariage ; qui, dans sa première jeunesse, avait conspiré avec Cinq-Mars contre Richelieu, et marchait de conspirations en intrigues, d’intrigues en retraites forcées, de retraites en aventures, le plus innocemment du monde, comme cela se faisait alors. Fille du duc de Nevers et de Mantoue, Marie de Gonzague, dans un des soubresauts ordinaires de sa destinée, plut au roi de Pologne Ladislas Sigismond. Ladislas résolut d’abord de l’épouser, se décida pour une princesse autrichienne, perdit sa femme, et revint à Marie de Gonzague. Le chroniqueur le plus amusant de l’époque appelle cela des hausses qui baissent et des baisses qui haussent. Le mauvais traducteur Marolles, grand ami du poète, et qui buvait sec aussi, avait crédit près des familiers de la princesse. Il leur recommande son compère Saint-Amant, devenu parfaitement gueux ; on l’accepte. Il reçoit trois mille francs de pension, le titre de gentilhomme ordinaire de la chambre, celui de conseiller d’état, et part gaiement pour le pays des Sarmates, s’apprêtant, dit-il, à devenir « le gros Saint-Amantski. » Je ne sais si le gros avait oublié le rond ; mais d’Harcourt, qui s’en allait battre les Espagnols à Valenciennes, paraît ne s’être guère occupé du vieux et du gros, de Faret et de Saint-Amant, ses bardes acolytes. Faret, dont nous nous occuperons quelque jour, avait renoncé à la débauche en publiant l’Honnête Homme. Saint-Amant, épris aussi d’une fantaisie de gloire sérieuse, avait esquissé à plusieurs reprises un poème sur lequel il fondait ses espérances, et dont nous parlerons bientôt. La grande œuvre était dans ses malles, en 1649, lorsque le conseiller d’état de la reine de Pologne, traversant Saint-Omer, fut pris pour un espion politique, et retenu captif quelques jours par la garnison. « M’en allant en Pologne, dit-il à la nouvelle reine, pour rendre mes très humbles et très fidèles devoirs à votre majesté, et pour lui porter ce que j’avais déjà fait de cette pièce (son poème), je fus pris par la garnison de Saint-Omer. Sans doute que si je n’eusse dit aussitôt que j’avais l’honneur d’être un des gentilshommes de sa chambre, et que je ne me fusse comme revêtu de si belles et de si fortes armes, je n’aurais jamais pu parer ce coup d’infortune. Je courais risque de perdre la vie, et le Moïse sauvé était le Moïse perdu. Mais ceux qui me prirent, quelque farouches et quelque insolens qu’ils fussent, respectèrent en la personne du domestique la grandeur de la maîtresse : l’éclat d’un nom si fameux et si considérable leur fit suspendre la foudre qu’ils étaient tout prêts de faire tomber sur moi, et leurs yeux, la voyant luire comme un bel astre au premier des cahiers de mon ouvrage, en furent tellement éblouis, qu’ils n’osèrent plus les regarder. »

Cette préface n’est pas d’un courtisan malhabile, et Saint-Amant savait son monde. Après avoir vidé bien des brocs avec les Polonais, il s’acclimate à Varsovie. Marie de Gonzague l’accueille bien ; c’est lui qu’elle charge d’assister au couronnement de la reine de Suède, Christine. De Henri d’Harcourt à cette princesse aventureuse, de cette dernière à Christine, esprit plus singulier encore, Saint-Amant, toujours favori, toujours aimé, toujours nonchalant, laisse couler sa vie, sans souci des jours futurs ; les protecteurs sont dignes du protégé. Le médisant des Réaux prétend qu’il eut peu de succès auprès de Christine ; rien ne le prouve. D’autres contemporains affirment « qu’elle fit grand cas de lui, » et lui-même célébra dans son épopée la « fameuse Christine, » qui, dit-il :

Allant voir des vaisseaux qu’en guerre elle destine,
Tomba dans le Meller, et par cet accident
Pensa faire du Nord un funeste Occident.

Les voyages n’épuraient pas son goût et n’assuraient pas sa fortune. Lui qui comptait toujours sur son génie, et qui ne s’arrangeait pas des convenances imposées à un conseiller d’état et à un ambassadeur, s’ennuya bientôt de la Pologne et revint en France, avec la promesse que Marie de Gonzague prendrait soin de lui. Ses cheveux blanchissaient, sa verve de débauche expirait, la fantaisie écervelée de sa parole commençait à déplaire, et sa pauvreté tranchait avec ses prétentions. Les beaux-esprits le reçurent froidement, les grands seigneurs le délaissèrent ; on haussa les épaules lorsqu’à la table du coadjuteur il s’écria : « J’ai cinquante ans de liberté sur la tête ! » Cette liberté des voyages, des camps, des navires, des cabarets, des cours barbares, n’allait plus à la société française, qui changeait de face. Homme d’un autre monde, orgueilleux sans réticence, prétendant au sublime, et bravache de renommée, il ne se gênait pas et s’intitulait le gros Virgile. « Vous avez écrit de jolis vers, lui dit Esprit, son confrère de l’Académie, assis près de lui à la table de Chapelain. — Nargue de votre joli ! s’écria-t-il avec colère, » et il fut près de s’en aller. — « Fermez les portes ! disait-il ailleurs ; qu’on ne laisse entrer personne ; point de valets ! J’ai assez de peine à réciter devant des maîtres. » — Ces rodomontades n’excitaient que la pitié. Sa pension était mal payée ; un goinfre pauvre et vieux a peu d’amis ; les mauvais jours commencèrent pour lui. Il s’avisa d’une spéculation, demanda le brevet d’une fabrique de verre à établir, et l’obtint, car il obtenait tout et ne tirait parti de rien. L’entreprise manqua ; il fit quelques vers heureux sur la transformation du sable en cristal, et n’en retira pas d’autre bénéfice ; les poètes furent jaloux d’un homme qui se conduisait en prince, parlait de ses campagnes, se comparait à Virgile, visait à l’opulence, et n’avait pas le nécessaire. Maynard, dans une jolie épigramme, le nomma gentilhomme de verre :

« Si vous tombez par terre, adieu vos qualités ! »

Tout lui manquait donc à la fois, jeunesse, gloire, fortune. L’instant était venu de penser au grand ouvrage. Saint-Amant se retira dans un petit logement de la rue de Seine, et mit la dernière main à son poème. Dix ou quinze fois, comme il l’assure, il en avait remanié le plan, changé les détails et recomposé l’ensemble. Mais que peut-il produire ? Quoi de sérieux dans sa pensée ? Quelle passion l’animait ? Quels souvenirs peuplaient ce cerveau ? Après avoir tant vécu et si bien vécu, que lui restait-il ? Des images accessoires, l’habileté du mètre, l’amour des ornemens ingénieux, le tour du vers, la facilité descriptive. Sans goût pour la sévérité des anciens, sans profondeur, sans force d’observation, sans expérience des passions nobles ou tendres, il fut, comme les derniers poètes italiens, sérieusement frivole.

Il avait vu le poète Desportes conquérir des bénéfices à la pointe de sa plume érotique ; l’église, dernier refuge des muses souffreteuses, lui parut un port commode ; il espéra s’y reposer enfin. Une abbaye (un contemporain dit un évêché) le séduisit. Le sujet de son grand poème fut donc religieux ; il s’empara de Moïse, le prit au berceau, détailla d’une façon romanesque l’aventure de ce berceau porté par les ondes et recueilli par la princesse égyptienne, orna ce récit d’arabesques de toutes sortes, et crut avoir fait une épopée, — une épopée chrétienne. Elle parut, après dix ans de préparations et de remaniemens. Il postula aussitôt son bénéfice ecclésiastique ; on ne l’écouta pas, et il se fâcha gaiement, car c’était un homme d’excellente humeur, malgré ses ridicules :

« Un vers sacré semblerait inférer
Qu’au bien d’église on eût droit d’aspirer.
Mais, ô bon Dieu ! combien en voit-on d’autres,
Pourvus de mitre et d’amples patenôtres,
Vivre entre nous avec autorité,
Qui ne l’ont pas aussi bien mérité !
À tout le moins chacun dit, à ma mine,
Qu’un long habit de serge ou d’étamine
Ne siérait pas tant mal dessus mon corps.
...............
Ce que j’en dis n’est pas que je caymande.
J’ai trop de cœur. Je ne gueuzay jamais ! »

Il se recommande aux vieux seigneurs, à ses camarades, au duc d’Orléans. Il rappelle à ce dernier un service que le duc lui avait déjà rendu.

Lorsqu’un matin, en prenant sa chemise,
Il avait dit : « Expédiez le Gros ! (Saint-Amant.)
« Je l’aime bien, car il aime les brocs ! »

On n’expédia pas le Gros, dont le temps était fini. C’était en 1660. La société, lasse et battue des vents, faisait voile vers le havre magnifique que la volonté de Louis XIV allait lui ouvrir. Molière venait d’exterminer les précieuses. Tout se calmait, se rangeait et s’ordonnait sous la main impérieuse du maître. Que fera-t-on de cette relique d’un siècle qui s’en va, de Saint-Amant, type de l’anarchie littéraire, ami des seigneurs qui courent les aventures, chef de la société des goinfres, bouffon des princesses romanesques, capitan prétentieux, libertin et farouche, ivrogne et huguenot ? Il réunissait toutes les conditions imaginables pour mourir de faim dans son grenier, et il y mourut. Comme il n’avait pas (on le sait) le moindre bon sens, il crut relever ses affaires en flattant Louis XIV, et dans un poème intitulé la Lune parlante, il se mit en frais de panégyrique. Pauvre vieux Falstaff, qui s’adressait au jeune monarque, à ce roi des convenances, de l’élégance et de la dignité, comme il se fût adressé à Cadet-la-Perle, au coadjuteur de Corinthe, ou à son cher ami Faret ! Louis XIV écouta quelques vers, fronça le sourcil, et défendit qu’on lui reparlât jamais de cet homme. C’était un arrêt de mort pour Saint-Amant. Il mourut sur le coup.

Le cercueil du bon gros, mort rue de Seine, sur sa paillasse, après avoir trinqué avec tant de princes et réjoui deux reines, était descendu dans la terre depuis six années, quand Boileau déterra le cadavre et se mit à le honnir. Il n’avait recueilli sur cette vie étrange que des bruits vagues et traditionnels, qu’il consigna dans des vers mensongers :

« Saint-Amant n’eut du ciel que sa veine en partage :
L’habit qu’il eut sur lui fut son seul héritage ;
Un lit et deux placets composaient tout son bien.
Ou, pour en mieux parler, Saint-Amant n’avait rien.
Mais, quoi ! las de traîner une vie importune,
Il engagea ce rien pour chercher la fortune ;
Et tout chargé de vers qu’il devait mettre au jour,
Conduit d’un vain espoir il parut à la cour. »

Peinture inexacte. Saint-Amant appartient à la race des Cinq-Mars, des Luynes, des Guises, tous aventuriers brillans. Il tient aussi, par sa vie nonchalante, aux Marot, aux Voiture et aux Benserade, gens de cour et de plaisir. Né de parens honorables, commensal des grands seigneurs, admis dans l’intimité d’un prince illustre, c’était un gentilhomme bon vivant, mais non un mendiant de bas étage. Il n’avait pas attendu son dernier voyage à Paris pour se produire à la cour, et surtout pour publier ses œuvres, qui, depuis l’an 1627, c’est-à-dire depuis trente-quatre ans, étaient imprimées. Il avait vécu dans plusieurs, aimé de la reine de Pologne et de Christine de Suède. Quand cette princesse vint à Paris, et que l’Académie française lui fut présentée, elle reconnut avec plaisir Saint-Amant.

Boileau voulait plaire à la cour nouvelle, en calomniant la cour ancienne. Le public était son complice. Déjà pâlissaient les étoiles de Balzac, le rhéteur égoïste ; de Viaud, l’extravagant. On était injuste envers eux. Enfans vigoureux et débauchés d’un temps irrégulier, génies sans harmonie et sans tenue, imaginations sans raison, vivacités sans style et sans art ! À tous, il leur avait manqué le sérieux. Sous la gravité ou la grâce de leur allure, on apercevait toujours la légèreté puérile et le défaut de bon sens. Nous verrons bientôt le pompeux Balzac bouffonner voluptueusement à propos des choses les plus graves, décrire en périodes alambiquées ses longues siestes de Rome caressées par la douce tempête des éventails, l’air de sa chambre renouvelé sans cesse par des parfums différens, ses molles rêveries, sous des bosquets d’orangers, au murmure de douze fontaines, surtout ses repas délicats faits d’oiseaux engraissés avec du sucre. Voilà ce que le philosophe a observé dans la capitale de la chrétienté. Ces moralistes prétentieux, ces artistes qui cherchaient la forme minutieuse ou la saillie extravagante, — bouffons poètes, peintres ambassadeurs, prêtres histrions, ecclésiastiques émeutiers, femmes qui signaient Gradafilée et qui écrivaient la Carte de Tendre, gens graves qui, à l’instar de Balzac, s’intitulaient grands maîtres dicendi et cœnandi, seigneurs absorbés dans l’huile de jasmin, les rubans d’Angleterre et les gants de frangipane, personnages remuans d’ailleurs et qui jouaient leur rôle dans des intrigues hasardeuses, — devaient s’évanouir comme des ombres à l’apparition du monde sérieux et noble dans lequel se dessinèrent les figures de Pascal, de Bossuet et de Racine. Le grotesque et la débauche n’eurent plus qu’un seul représentant, Scarron ; Scarron, homme d’esprit, épousa Mlle d’Aubigné, la décence et la réserve même. On consentit à peine à reconnaître le génie comique de Molière dans ses admirables farces ; Scapin ne trouva pas grâce aux yeux de Boileau. Voici venir la suprême régularité, l’abus de l’ordre dans la littérature, quelque chose de semblable à un despotisme bien organisé. Certains retardataires essaient une opposition impuissante ; les admirateurs de l’Italie et de Marini, de l’Astrée et de l’Espagne, de Ronsard et de l’ancienne école, derniers partisans des coups d’épée de Clélie et des badinages de Voiture, débris de coteries anciennes, Benserade, Scudéry, Boursault, Pradon, Cotin, Perrault, soutenus par Mme Deshoulières, Mme de Lafayette et Mme de Sévigné, soulevèrent leur étendard contre l’école savante, réglée, majestueuse, que Louis XIV ne se contente pas de protéger ; il la mène au combat ; Racine et Boileau sont ses capitaines.

Ne croyez pas que Boileau fût aveugle sur le talent naturel de Saint-Amant : il dit, dans sa sixième réflexion sur Longin : « Ce poète avait assez de génie pour les ouvrages de débauche et de satire outrée : il a même quelquefois des boutades assez heureuses dans le sérieux ; mais il gâte tout par les basses circonstances qu’il y mêle. C’est ce qu’on peut voir dans son ode intitulée la Solitude, qui est son meilleur ouvrage, où, parmi un fort grand nombre d’images agréables, il vient présenter mal à propos aux yeux les choses du monde les plus affreuses, des crapauds, des limaçons qui bavent, le squelette d’un pendu, etc.

« Là branle le squelette horrible
« D’un pauvre amant qui se pendit. »

Chez Boileau, la manière de concevoir l’art et la poésie a tout-à-fait changé ; c’est pour lui chose sérieuse et mesurée, métier bourgeois ; Saint-Amant l’aimait comme caprice, mouvement de l’esprit, fantaisie de soldat. Cherchez la poésie en dehors de ces deux erreurs. La forme pure ne lui suffit pas, ni la violence effrénée d’une libre saillie. Dans les vers de Boileau, l’harmonie de l’ensemble et des détails est obtenue, mais l’inspiration est faible ; dans les caprices de la poésie sous Louis XIII, le désaccord est effroyable, mais l’instrument est puissant. Si cette jouissance suprême que donne la Muse vous est chère et sacrée, fermez donc Boileau et Saint-Amant ; demandez à d’autres poètes une harmonie complète, un instrument énergique, vaste et divin. Combien d’intelligences distinguées sont cependant incapables de comprendre le différent caractère des génies, la succession des générations et les diversités des esprits, d’apprécier la valeur imprimée à la raison froide par le sévère travail de Boileau, et de découvrir sous la cendre et les décombres de Saint-Amant la trace de ce vif génie qui s’est inutilement consumé ! Grâce à la concentration de la forme et à l’habileté puissante d’un labeur dirigé par le goût, Boileau restera : Saint-Amant n’est pas même une ombre. La faculté qui discerne, classe, ordonne, polit, s’impose des sacrifices, manquait à sa vie comme à ses œuvres.

Que de talent cependant, de verve, de facilité, de bonnes rimes ! Comme on sent, à travers ses fautes, l’haleine du poète-né ! Les vers les plus audacieux de notre langue appartiennent à ce gentilhomme nomade :

Je considère au firmament
L’aspect des flambeaux taciturnes ;
Et voyant qu’en ces doux déserts,
Les orgueilleux tyrans des airs
Ont apaisé leur insolence,
J’écoute à demi transporté
Le bruit des ailes du Silence
Qui vole dans l’obscurité.

Ces deux vers sont plus poétiques et plus raisonnables que le vers célèbre de l’abbé Delille :

Il ne voit que la nuit, n’entend que le silence !

La personnification du Silence, chez Saint-Amant, est d’une admirable puissance. Boileau ne rend d’ailleurs à Saint-Amant qu’une incomplète justice. Un sentiment vif et profond règne dans toute cette pièce de la Solitude, qui prouve ce dont le poète eût été capable s’il eût écouté son ame et modéré le cours extravagant de ses plaisirs :

Ah ! que j’aime la solitude !
Que ces lieux sacrez à la nuit,
Esloignez du monde et du bruit,
Plaisent à mon inquiétude !
Mon Dieu ! que mes yeux sont contens
De voir ces bois (qui se trouvèrent
À la nativité des temps,
Et que tous les siècles révèrent),
Estre encore aussi beaux et vers
Qu’aux premiers jours de l’univers !
.............
Un gay zéphyre les caresse
D’un mouvement doux et flatteur !
.............
Que sur cette espine fleurie,
Dont le Printemps est amoureux,
Philomèle, au chant langoureux,
Entretient bien ma rêverie !
Que je prends de plaisir à voir
Ces monts pendans en précipices !
.............
Que je trouve doux le ravage
De ces fiers torrens vagabonds,
Qui se précipitent par bonds
Dans ce vallon vert et sauvage ;
Puis glissant sous des arbrisseaux,
Ainsi que des serpens sur l’herbe,
Se changent en plaisans ruisseaux !
.............
Que j’ayme ce marais paisible !
Il est tout bordé d’aliziers,
D’aulnes, de saules et d’oziers,
À qui le fer n’est point nuisible :
Les nymphes y cherchent le frais,
S’y viennent fournir de quenouilles,
De pipeaux, de joncs et de glais ;
.............
Que j’ayme à voir la décadence
De ces vieux chasteaux ruinez,

Contre qui les ans mutinez
Ont déployé leur insolence !
Les sorciers y font leur sabat,
Les démons follets s’y retirent ;
.............
L’orfraye, avec ses cris funèbres,
Mortel augure des destins,
Fait rire et danser les lutins,
Dans ces lieux remplis de ténèbres !

Peu de poètes descriptifs ont aussi heureusement animé la peinture des objets naturels par l’expression du sentiment intime. Il a raison de dire que sa poésie est inspirée, vacillante,

Pleine de licence et d’ardeur.
Mon esprit changeant de projet
Saute de pensée en pensée :
La diversité plaist aux yeux,
Et la vue enfin est lassée
De ne regarder que les cieux.
.............
Tantost chagrin, tantost joyeux,
Selon que la fureur m’enflâme,
Et que l’objet s’offre à mes yeux,
Les propos[9] me naissent en l’âme,
Sans contraindre la liberté
Du démon qui m’a transporté.

Il eût fait assurément de grandes œuvres, s’il eût vécu jeune et long-temps dans cette solitude qu’il appelle l’élément des bons esprits. Il a des émotions naïves pour tous les bruits et tous les spectacles de la nature :

Que l’eau fait un bruit agréable,
Tombant sur ces feuillages verds !
Et que je charmerois l’oreille,
Si cette douceur nompareille
Se pouvoit trouver en mes vers.

Peu de romances françaises sont aussi délicatement harmonieuses que les deux strophes suivantes :

Paisible et solitaire nuit,
Sans lune et sans estoilles,

Renferme le jour qui me nuit
Dans tes plus sombres voilles ;
Haste tes pas, déesse exauce-moy,
J’ayme une brune comme toy
...............
Tous ces vens qui souffloient si fort
Retiennent leurs haleines,
Il ne pleut plus, la foudre dort,
Et je n’entends que les fontaines,
Et le doux son de quelques luts charmans
Qui disent les vœux des amans.

La même sensibilité, la même mélancolie, respirent dans ce passage où il reproduit l’effet de l’adagio :

Mes doigts suivant l’humeur de mon triste génie,
Font languir les accens et plaindre l’harmonie ;
Mille tons délicats, lamentables et clairs,
S’en vont à longs soupirs se perdre dans les airs,
Et tremblans au sortir de la corde animée
Qui s’est dessous ma main au deuil accoustumée :
Il semble qu’à leur mort, d’une voix de douleur,
Ils chantent en pleurant ma vie et mon malheur.

Ces jolis vers attestent l’organisation la plus musicale. En voici d’autres qui prouvent la vivacité du sentiment pittoresque :

Que c’est une chose agréable
D’estre sur le bord de la mer,
Quand elle vient à se calmer !
...........
Tantost, l’onde brouillant l’arène,
Murmure et frémit de courroux,
Se roullant dessus les cailloux
Qu’elle remporte et qu’elle entraîne.
...........
Tantost, la plus claire du monde,
Elle semble un miroir flottant,
Et nous représente à l’instant
Encore d’autres cieux sous l’onde.
Le soleil s’y fait si bien voir,
Y contemplant son beau visage,
Qu’on est quelque temps à sçavoir
Si c’est luy-mesme ou son image.

Les passages remarquables que j’ai cités ne composent jamais une pièce tout entière. Ils s’entremêlent burlesquement de calembours, de pointes, de concetti, de misérables inventions ou d’exagérations qui sonnent faux. C’est un vase de porcelaine dont la matière précieuse est comme fondue avec toutes les matières communes, ignobles et repoussantes. À la verve la plus naïve se joignent des affectations incroyables. Dans l’épître familière et la satire grotesque il excelle. Vous retrouverez, chez lui, Callot presque tout entier. Un beau jour, il se courrouce contre la vieille Rome, qui jouit cependant d’une autorité considérable dans le monde. — « Attendez, Rome, dit-il, attendez, je vais vous donner un coup de peigne !

Vous en tâterez, je le veux !
Mais aussi que nul ne se plaigne
Si, vous donnant un tour de peigne,
Je vous arrache des cheveux. »

Sa Rome ridicule, folie bernesque[10] de plus de trois cents vers, est entièrement écrite dans ce style. Liberté plénière à ce diseur de riens, à ce gracioso espagnol, à ce clown anglais, à ce fou privilégié ! Qu’il débite les mille folies qui se présenteront à sa cervelle fêlée. Ses stances baroques regorgent de détails caractéristiques, dont un Walter Scott s’emparerait. Vous reconnaîtrez dans ces pages la peinture extérieure de Rome en 1630 ; ruines, abbés, courtisanes, peintres, jusqu’aux vastes chapeaux des Baziles romains de ce temps-là :

Le bord flottant et rabattu
Du feutre mince et sans vertu
Qui couvre leur vaine cervelle,
Pour être, ainsi qu’eux, lâche et mol,
Ondoyé, fuit et bat de l’aile,
Comme un choucas qui prend son vol !

Les cardinaux romains passent devant vous : salut à « la pourpre éminentissime ! »

Ô quel régiment d’estafiers !
Que ces chevaux sont gais et fiers
D’avoir des houppes cramoisies !
Rome étincelle sous leurs pas ;
Et devant eux les jalousies
Font éclater tous leurs appas.
 

Saint-Amant échappe à la trivialité des admirations convenues ; il ne tombe pas dans ce lieu-commun d’enthousiasme dont l’Italie a été le texte éternel :

Colonnes en vain magnifiques,
Sots prodiges des anciens,
Fastes pointus des Égyptiens
Griffonnés d’hiéroglyphiques[11] ;
Amusoirs de fous curieux ;
Travaux qu’on croit victorieux
D’un si puissant nombre de lustres ;
Faut-il que nous voyions partout
Trébucher tant d’hommes illustres,
Et que vous demeuriez debout !

C’est là, certes, une vigoureuse strophe ; celle qui suit est plus belle encore :

Piètre et barbare Colysée ;
Exécrable reste des Gots !
Nids de lézards et d’escargots.
Dignes d’une amère risée !…
Pourquoi ne vous rase-t-on pas ?
Peut-on trouver quelques appas
Dans vos ruines criminelles ?
Et veut-on à l’éternité
Laisser des marques solennelles
D’horreur et d’inhumanité !

Cette puissance d’amertume, soutenue ici par la raison, et mêlée à la caricature, est d’un effet admirable. Avec un grain de bon sens, quel poète !

Mais aussi quelles chutes ! Mille folles puérilités flétrissent cette pièce, tantôt goguenarde, tantôt obscène :

Il vous sied bien, monsieur le Tibre,
De faire ainsi tant de façon ;
Vous en qui le moindre poisson
À peine a le mouvement libre !
Il vous sied bien de vous vanter
D’avoir de quoi le disputer
À tous les fleuves de la terre ;
Vous, qui comblé de trois moulins,

N’oseriez défier en guerre
La rivière des Gobelins !

C’est la caricature du Tibre, faite par Callot. Selon Saint-Amant, le fleuve romain n’est qu’un gueux, un voleur, un plat-pied ; on ne peut le regarder comme un corps de fleuve, mais comme un bras seulement :

C’est bien à vous d’avoir un pont,
À vous qu’avecque ma bedaine
À cloche-pied je sauterais ;
À vous, que d’un trait je boirais
Si je prenais la vie en haine !
À vous qui, sur notre élément,
Représentez tant seulement
Un ver liquide en une pomme !

Parodie sans conséquence, gros rire devenu dithyrambe, brio facétieux des Capitoli du Berni.

Il faut chercher Saint-Amant tout entier dans celles de ses poésies qui sont à la fois burlesques et personnelles, dans la Jouyssance, le Cantal, la Crevaille, le Cabaret, la Desbauche, le Melon. C’est là qu’il se montre sensuel à outrance, qu’il ose tout dire et tout décrire, qu’il a des expressions trouvées et des vers inouis, que le gros mot et l’obscénité lui échappent comme les ornemens naturels de son discours. Il nous est impossible de citer ces burlesques et indécentes preuves d’un talent mal employé. Occupons-nous enfin de son espoir ecclésiastique, de son grand poème, le Moyse sauvé.

Il y mettait la dernière main à la même époque où Milton transformait la Bible en épopée. Mais quelle différence d’inspiration ! Saint-Amant n’a vu dans son sujet qu’un prétexte, un canevas sur lequel il a brodé des descriptions piquantes et des détails agréables ; il le dit lui-même : « La description des moindres choses est de mon appanage particulier ; c’est où j’emploie le plus souvent ma petite industrie… Je fais une description d’une nuit, dans laquelle je m’arrête à parler, entre autres choses, de certains vers-luisans qui volent comme des mouches, et dont toute l’Italie et tous les autres pays du Levant sont remplis. Il n’y a rien de si agréable au monde que de les voir, car ils jettent de dessous les ailes, à chaque mouvement, deux brandons de feu gros comme le pouce, et j’en ai vu quelquefois tous les crins de nos chevaux tout couverts, et tous nos propres cheveux même. Ils volent en troupe comme des essaims d’abeilles, et l’air en est si plein, et rendu si éclatant, qu’on verrait à se conduire aisément sans autre lumière, n’était qu’on est ébloui de leur nombre et de leur agitation. »

C’est là ce qu’il a vu, observé, compris dans ses voyages. Il sait bien que ces minuties sont peu de chose ; il avoue que le luth éclate dans son œuvre plus que la trompette, mais il affirme que l’on doit lui savoir meilleur gré de cette originalité personnelle que d’une imitation servile des anciens : « Ceux qui n’aiment, dit-il, que les imitations des anciens, qui en font leurs idoles, et qui voudraient que l’on fût servilement attaché à ne rien dire que ce qu’ils ont dit, comme si l’esprit humain n’avait pas la liberté de produire rien de nouveau, diront qu’ils estimeraient plus un larcin que j’aurais fait sur autrui, que tout ce que je pourrais leur donner de mon propre bien. Et je serais de leur goût, s’il en était comme d’un certain homme qui, traitant un jour quelques-uns de ses amis et les pressant de boire d’un vin qui était assez médiocre, leur disait à chaque coup : « Messieurs, il est petit, mais au moins il est de mon cru ; » quand un de la troupe, ne pouvant en avaler sans grimace, ne put s’empêcher de lui dire brusquement et presque en colère : « Plut à Dieu qu’il fût de celui d’un autre et qu’il fût meilleur ! » Saint-Amant revient de lui-même à son vieux métier d’ivrogne. Il frappe dans sa préface l’école de Malherbe qui sera celle de Boileau. « Je ne me plais pas beaucoup, dit-il, à me parer des plumes d’autruy, comme la corneille d’Horace. » Quelques idées fort justes se trouvent heureusement exprimées dans cette même préface. « Il faut quelques fois rompre la mesure afin de la diversifier, autrement cela cause comme un certain ennuy à l’oreille, qui ne peut provenir que de la continuelle uniformité ; je dirais qu’en user de la sorte, c’est ce qu’en termes de musique on appelle la cadence, ou sortir du mode pour y rentrer plus agréablement… Je dirais encore qu’il est presque impossible de faire d’excellens vers, à cause de l’harmonie et de la représentation, sans avoir quelque particulière connaissance de la musique et de la peinture, tant il y a de rapport entre la poésie et ces deux autres sciences, qui sont comme ses cousines germaines. » Il ne veut point renoncer aux mots anciens que Boileau et Racine ont proscrits plus tard. Il emploie faux dans le sens de mauvais, rancœur, maint, lors, diffamer son bonheur pour déshonorer, crestre pour croître, tantôt pour bientôt, fléau d’une seule syllabe, et tandis pour cependant.

L’idylle héroïque de Saint-Amant correspond à l’Astrée, et convient bien à cette époque, qui fit Caton galant et Brutus dameret. Ici c’est pis encore : Moïse berger et la Bible enrubannée ! On voit qu’il veut plaire aux Pisani de l’hôtel Rambouillet. Il calque ses formes sur celles de Sannazar, cite Castelvetro et Piccolomini, ne tient, comme Marini, qu’à prouver la fécondité de ses inventions et la facilité de sa plume ; et, après avoir prodigué les traits brillans et les ingénieux détails, nous offre, en dernière analyse, une arabesque immense, chargée d’enroulemens inutilement légers. Les vers heureux abondent ; l’ensemble est puéril. S’il eût possédé un génie plus puissant et plus profond, quel parti n’aurait-il pas tiré de ses voyages et de cette connaissance intime qu’il avait formée avec les singularités de la nature ! Se jouer à la surface des images et des idées avec une ingénieuse adresse, voilà tout ce qu’il ose. Jamais son talent ne paraît sourdre des profondeurs de l’ame. Il a de l’harmonie et du nombre. Son trait est plein de finesse, mais aussi de manière. Il ennoblit les petits objets, il enjolive les objets vulgaires avec une coquetterie que l’école de Delille et de Legouvé a de nouveau mise en honneur parmi nous. Cette école descriptive n’a pas de meilleurs vers que ceux-ci :

On voit le dur marteau rebondir sur l’enclume,
Dans le poing qui l’étreint en bruyant retourner,
Et du cyclope noir le bras même étonner.

L’huile

Dégorge l’or liquide à filets onctueux.

C’est la manière d’Ovide, de Delille, de Darwin ; beaucoup d’invention dans les mots, d’esprit dans l’imagination, point de passion, un luxe de détails infinis, aucun sérieux dans l’ame du poète, une multitude de petits faits agréablement reproduits. Ici il dépeint une étoile qui file :

Un trait de feu qui comme une fusée,
Commençant sur le toit une ligne embrasée,
Avec sa pointe d’or les ténèbres perça,
D’un cours bruyant et prompt vers le Nil se glissa,
Fit loin estinceler sa flâme pétillante, etc.

Plus loin, c’est l’aurore naissante :

… Dès que par le temps la belle aube argentée
Fut du sein de la nuit comme ressuscitée ;
Sitost que sa lueur reblanchit l’horison,
Que le jour s’eschappa de sa noire prison ;

Que le bruit resveillé vint de sa violence
Effrayer le repos, la paix et le silence,
Et que le roy des feux, d’un rayon vif et pur,
Eut refait le matin, d’or, de pourpre et d’azur, etc.

C’est encore

L’esmail tremblant et vert de deux faisceaux de joncs.

Une biche qui veut se désaltérer dans une source prochaine quitte un moment son jeune faon :

On la voit s’avancer à jambes suspendues,
Faire un pas, et puis deux, et soudain revenir,
Et de l’objet aimé gardant le souvenir,
Montrer en mesme temps, par ses timides gestes,
Le soupçon et l’effroi…

Le tonnerre

Roule de mur en mur, bondit de coin en coin,
Eslargit et restreint sa flâme tortueuse,
S’eslance coup sur coup d’une ire impétueuse,
Piroüette, mugit…

Un serpent

De son dos escaillé les plis diversifie,
Se glisse sur l’esmail des herbes et des fleurs,
Adjouste un nouveau lustre à leurs vives couleurs,
Revient sur soy, se cherche, en maint nœud s’entortille,
Darde sa langue double, et dans l’or dont il brille,
Entre-semé d’argent, de cinabre et d’azur,
Se mire, s’esjoüit de n’avoir rien d’impur,
Offre je ne sais quoi d’horrible et d’agréable.

Vers fort beau par parenthèse, et que Boileau n’a pas dédaigné d’imiter. Le passage de la mer Rouge, que le satirique a immortalisé par sa raillerie[12], abonde en détails charmans et stériles. Beaucoup de chaleur, de vivacité, d’invention, mais aussi de puérilité.

L’Abisme, au coup donné, s’ouvre jusqu’aux entrailles ;
De liquides rubis il se fait deux murailles,
Dont l’espace nouveau se remplit à l’instant
Par le peuple qui suit le pilier éclatant ;
D’un et d’autre costé, ravy d’aise il se mire ;
De ce fond découvert le sentier il admire ;
Sentier que la nature a d’un soin libéral
Paré de sablon d’or, et d’arbres de coral,
Qui plantez tout de rang, forment comme une allée
Estendue au travers d’une riche vallée,
Et d’où l’ambre découle ainsi qu’on vit le miel
Distiller des sapins sous l’heur du jeune ciel.
Là, des chameaux chargez la troupe lente et forte,
Foule plus de trésors encor qu’elle n’en porte ;
On y peut en passant de perles s’enrichir,
Et de la pauvreté pour jamais s’affranchir :
Là le noble cheval bondit et prend haleine,
Où venait de souffler une lourde baleine ;
Là passent à pied sec les bœufs et les moutons,
Où naguères flottoient les dauphins et les thons ;
Là l’enfant esveillé courant sous la licence
Que permet à son âge une libre innocence,
Va, revient, tourne, saute, et par maints cris joyeux
Témoignant le plaisir que reçoivent ses yeux,
D’un estrange caillou qu’à ses pieds il rencontre
Fait au premier venu la précieuse montre[13],
Ramasse une coquille, et d’aise transporté,
La présente à sa mère avec naïveté ;
Là, quelque juste effroy qui ses pas sollicite,
S’oublie à chaque objet le fidèle exercite ;
Et là, près des rempars que l’œil peut transpercer,
Les poissons eshahis le regardent passer.

Le rude bon sens de Boileau a raison de tourner en ridicule l’imagination enfantine de Saint-Amant, et cette vaine abondance de détails qui nuisent à la grandeur du tableau ; mais je doute que Boileau eût écrit les vers suivans :

L’onde, au sortir du roc, fraische, bruyante et vive,

Comme s’éjoüissant de n’estre plus captive,
Saute, bouillonne, coule et ne sachant encor
Quel sablon enrichir de son nouveau trésor,
Ny quel chemin se faire en sa douteuse course,
Revient innocemment devers sa propre source,
Se rencontre, se fuit, .......
Et par les champs enfin, va, se joue et se pert.

Deux nuages se rencontrent dans les plaines de l’air, et l’on voit alors, dit le poète.

Deux puissans tourbillons, gros de mille naufrages,
Et fiers de mille pins sur la terre abattus,
L’un à l’autre opposer leurs tonnantes vertus.

Il peint également bien

L’incertain élément,
Lorsque tout blanc d’escume il vient, onde après onde,
Se rouler en bruyant sur l’arène inféconde.

Déjà le nombre et l’harmonie de Racine apparaissent dans cette diction qui se déploie en beaux replis :

Le soleil,....., allumant l’air paisible,
À force de clarté, se rendait invisible ;
De tremblantes vapeurs sur les plaines flottoient ;
L’eau sembloit estre en feu, les sablons éclatoient ;
Sur les myrthes fleuris les douces tourterelles,
Tenant leur bec ouvert, laissoient pendre leurs ailes.

Nous n’en finirions pas si nous voulions citer toutes les heureuses descriptions dues à Saint-Amant, celle, par exemple, d’un vaisseau rentrant dans le port :

Tel qu’un riche navire, après mainte fortune
Esprouvée en maint lieu sur le vaste Neptune,
Revient avecques pompe au havre souhaité,
Sous la douce lenteur des souffles de l’esté,
Qui, faisant ondoyer dans les airs pacifiques,
De tous ses hauts atours les graces magnifiques,
Enfle à demy la voile, et d’un tranquille effort
Presqu’insensiblement le redonne à son port.

Une hirondelle vient retrouver sa couvée :

On voit aux beaux jours la gentille hyrondelle
Vers son nid merveilleux voler à tire-d’aile,

En atteindre les bords, sur ces bords trémousser ;
De gestes et d’accens ses petits caresser ;
Puis de l’œil, puis du bec, toujours prompt à repaistre
Leur innocente faim qui, comme eux, vient de naistre,
Flatter l’un, flatter l’autre, et leur faire sentir
De son tardif retour l’aymable repentir.

Saint-Amant la compare à une mère qui revient caresser son jeune enfant :

Et comme elle s’agite auprès du lit flottant,
Luy, de ses bras émus, tasche d’en faire autant.

Ce dernier trait est délicieux.

De tels vers ne sont pas d’un poète vulgaire ; et celui-là doit prendre place au nombre de ceux qui ont servi les progrès de la langue et perfectionné l’instrument poétique, qui, trente années après Dubartas, a su écrire avec cette élégance, cette harmonie et cette pureté. Tout cela ne fait pas le grand poète ; il manque à Saint-Amant la grandeur de la pensée, le sérieux de l’ame, la profondeur de la sensibilité, l’énergie du bon sens et la justesse du goût. Par quel abominable travers de jugement a-t-il imaginé de calquer Moïse sauvé sur l’Adone ; osant transformer le récit biblique en idylle, et plier un tel sujet à l’influence de l’Italie qui communiquait à l’Europe entière son enthousiasme pour le Pastor Fido et l’Aminta, pour cette bergerie chevaleresque et cette chevalerie au repos, qui a donné l’Arcadie de Sidney, la Diane de Montemayor, l’Astrée de Durfé, et qui est venue mourir dans la Galatée de Florian ! Esther et Bérénice se couronnent d’un rayon épuré qui émane de cette influence ; mais l’âme de Racine était tendre et profonde. Saint-Amant, au contraire, a pris à la mode du temps tous ses ridicules ; son plan est sans proportion, ses détails n’ont pas de fin. Il décrit, il décrit sans cesse : d’abord Memphis, ensuite l’Aurore, puis le berceau de Moïse. La fabrication de ce berceau est charmante ; il finit par l’appeler un lit ambigu. Il rend très bien la situation et les craintes des deux époux qui veulent sauver l’enfant prédestiné. Puis la femme le voit sourire :

Las ! dit-elle, tu ris, ô ma gloire dernière !
Tu ris, mon seul espoir, et tu ne connais pas
Que peut-être ta vie est proche du trépas !

On expose le berceau sur les eaux du Nil, et les perquisiteurs pénètrent dans la cabane pendant que d’autres bergers veillent près du berceau. Un vieillard, Merary, se met alors à raconter l’histoire de Jacob ; il faut voir de quelles couleurs céladoniques le récit hébreu se trouve enluminé. Un jeune homme est blessé à la cuisse :

De sa playe en la cuisse, au cœur l’amante il blesse.

D’autres fois le poète rencontre bien. C’est Dieu

Qui l’éternité seule a pour son diadème ;

Lui qui

A créé la nature et fait naître le temps.

Cependant la narration de Merary est interrompue par l’arrivée d’un crocodile qui nage vers le berceau. Les bergers se battent contre le crocodile ; description longue, travaillée, dont Saint-Amant ne vous fera pas grace, et qui occupe cinq pages de concetti, de détails ingénieux et d’idées singulières. La mère, Jocabel, rentre dans sa cabane et s’y endort, pour donner au poète le temps de développer dans un rêve toute la vie future de Moïse, ce qui occupe deux chants entiers. L’idylle, qui s’est transformée en épopée, va bientôt redevenir pastorale. Une tempête réveille Jocabel ; Saint-Amant veut décrire une tempête ; Jocabel prie et pleure : ces pleurs sont recueillis par un ange :

L’ange qui s’emploie à recueillir nos pleurs,
Quand un juste sujet rend leur cours légitime,
Et que nostre cœur mesme en offre la victime[14],
Dans un beau vase d’or ses larmes ramassa,
Pour les faire valoir aussitost la laissa,
Et dans le saint olympe, où la divine essence
Estale sa grandeur et sa magnificence,
Où l’on adore en trois l’ineffable unité,
Où sur un trosne pur fait par l’éternité,
Le seul estre infini, le monarque suprême,
Luit de son propre éclat et s’abisme en soy-mesme,
Et voit dessous ses pieds s’humilier le sort,
La fortune, le temps, la nature et la mort ;
Dans ce lieu, dis-je, où règne en une pompe auguste
Le prince de tout bien, le seul bon, le seul juste :
Ce ministre léger, cet ange officieux,
Présentant à genoux le vase précieux

Où sa noble pitié, sur qui le deuil s’appuye,
Des yeux de Jocabel avait serré la pluye,
En fit au grand aspect la douce effusion,
Et signala son zèle en cette occasion.

Aussitôt les anges

Ouvrent du saint portail le bronze radieux,
Qui fait sur de beaux gonds un bruit mélodieux.
................

Dieu (invention singulière) transforme ces larmes en liqueur nutritive, et envoie un ange vers le calme. Description du calme.

Le berceau de Moïse flotte doucement, porté par les flots tranquillisés. On se livre au plaisir de la pêche ; description de la pêche en trois cents vers. Vous diriez une complète monographie de l’art de pêcher. Le poisson

S’échappe des doigts, tombe, sautille, fuit,
Fait voir mille soleils en l’escaille qui luit,
Bat l’herbe de sa queue, et sur la plaine verte,
D’une bouche sans cry, de temps en temps ouverte,
Baille sans respirer, comme né sans poumon,
Et laisse à qui restreint, un reste de limon.
Marie, et prompte et simple en sa première espreuve,
Jette presqu’en tremblant la ligne dans le fleuve ;
Mais en l’espoir conçu trop d’ardeur la déçoit ;
Car le poisson rusé qui l’embusche aperçoit,
La rongeant tout autour d’une lèvre avancée,
Et trompant par le poids le bras et la pensée,
Fait que la belle main, tirant la ligne à faus,
Sent que ses premiers coups sont autant de défauts.

Enfin la jeune fille

Ayant fourbé le fourbe, elle prend le preneur.

Saint-Amant, qui aime singulièrement les poissons et qui semble avoir fait dans ses voyages un cours complet d’ichthyologie, ne peut s’empêcher de parler un peu des poissons volans. Pour moi, dit-il,

Non sans plaisir, sur le vaste Neptune,
Où j’ai tant esprouvé l’une et l’autre fortune,
J’ai vu… sous les cercles brûlans,
Tomber, comme des cieux, de vrays poissons volans,
Qui, courus dans les flots par des monstres avides,
Et mettant leur refuge en leurs ailes timides,

Au sein du pin vogueur pleuvoient de tous costez,
Et jonchoient le tillac de leurs corps argentez.

Après la pêche arrivent des essaims de mouches que l’odeur du poisson attire. Description de ces mouches. Dieu se donne la peine d’envoyer ses anges contre ces pauvres mouches, qui sont mises en fuite. Merary continue l’histoire de Jacob et nous montre la jeune Rachel occupée à filer sa quenouille.

D’un soucy ménager, d’une peine sans peine,
Ses doigts blancs comme ivoire en retordoient la laine,
Et tantost esloignez, tantost près du roseau,
Les despouilloient de biens pour vestir le fuseau.

Le vieux berger raconte l’amour secret de Lya pour Jacob fiancé de Rachel. Lya s’émeut toutes les fois que le nom de celui qu’elle aime est prononcé devant elle. On s’en étonne, on la questionne ; elle répond tout simplement que c’est une puce qui l’inquiète. Le vers de Saint-Amant est plus poétique :

Et si devant quelqu’un ce désordre arrivoit,
Sur quelque insecte faux[15]l’excuse elle en trouvoit.

Au moment même où le poète vient de jeter cet étrange ornement dans son récit, il retrouve des vers charmans pour peindre la mélancolie de la jeune fille.

En amour
Un plaisir attendu fait d’un moment un jour.

Et ceux-ci encore :

Sans un bruit qui jusqu’à l’heure même
Lui disait à l’oreille :Ayme, espère, espère, ayme;
Parle, déclare-toi, voicy le dernier jour,
On auroit sçu sa mort plustost que son amour.

Enfin Laban place l’heureuse Lya dans le lit nuptial.

Quiconque au sein d’un bois affreux et solitaire,
Après s’estre engagé, d’un pas involontaire,
À suivre, triste et seul, l’erreur qui le conduit,
Sous le morne silence et sous l’aveugle nuit,
Après cent tours, cent maux, cent peines incroyables,
Parmy les hurlemens des bestes effroyables
Qui l’auraient fait trembler, qui l’auraient fait gémir ;

Après se voir enfin contraint de s’endormir ;
Après l’horreur d’un songe où son âme en ténèbres
Aurait feint à ses yeux mille images funèbres ;
Viendrait à s’éveiller, et d’un bien sans pareil
Entendrait tout à coup, au lever du soleil,
Mille divers oyseaux faire dessus sa teste,
De mille aimables tons, une douce tempeste,
Serait moins consolé, moins gay, moins en repos
Que ne le fut Lya…

Le sentiment est ici fort poétique et l’expression heureuse. Saint-Amant termine l’histoire de Jacob, et revient au berceau de Moïse.

On prend des petits oiseaux. Description des petits oiseaux. Un vautour attaque le berceau de l’enfant :

Montre ses grands orteils, les ouvre, les estend,
De leur acier crochu l’aigre fureur allonge,
Arme son bec de rage, et sur l’enfant se plonge.

Le poète décrit le combat des bergers contre le vautour. Une pierre vient frapper l’oiseau, et s’amortit sur l’armure de son plumage. « Ainsi, dit-il,

Sous la jeune Bellonne,
Voit-on, lorsque d’un camp la foudre humaine tonne,
Le globe s’amortir contre un flanc gazonné,
Et bruire sourdement après avoir tonné.

N’êtes-vous pas surpris de ce perpétuel bonheur d’expression chez un versificateur si décrié ? Le soir arrive. Vous n’échapperez pas à une description du soir. La princesse d’Égypte, dont Saint-Amant redit longuement les divertissemens solitaires, avant

D’aller jouir de la frescheur des eaux,
Des beautez de la plaine et du chant des oyseaux,

se fait raconter l’histoire de Joseph. Tous ces récits allongent et n’animent guère le prétendu poème épique de notre auteur ; mais, s’il avait pu, il y aurait fait entrer toute la Bible. Il trouve moyen de décrire les agneaux

Broutant à langue torse et le treffle naissant,
Et les tendres rameaux d’un buisson fleurissant ;

Puis les sept épis d’or du songe expliqué par Joseph :

Sept espis beaux et pleins, en rond penchant leurs testes
Comme quand à scier les faucilles sont prestes,

Sembloient sur un tuyau d’où naissoit leur trésor,
Présenter à mes yeux une couronne d’or,
Qui brillant au soleil sous un vent agréable
Noircissoit le gueret d’une ombre variable,
Et montroit en sa mûre et fertile beauté
Le plus riche ornement dont se pare l’esté.

Nous ne nous arrêtons pas à louer ces excellens vers, si pittoresques et si hardis. La princesse sort de son palais pour aller au bain, montée sur un char traîné par trois licornes :

Elle s’en vient noyer sa chaleur et sa peine
Dans l’humide plaisir d’une claire fontaine.

Ses nymphes l’environnent :

Cent doigts polis et blancs l’avoient déshabillée
Sous l’obscure espaisseur de la verte feuillée,
Où, bien loin de sa suite, un pavillon tendu
En rendoit le spectacle aux hommes défendu.

Ici Saint-Amant prodigue tous les trésors de sa palette :

À sa description je ne saurois atteindre :
Car l’innocente honte et la pudicité
Couvroient d’un voile saint sa belle nudité.
..............
Elle avance le pié douteux et retenu
Sur un sable mollet, insensible et menu.
Sa taille se desrobe, elle entre, elle se plonge
Elle se laisse aller, s’abandonne, s’allonge,
Nage, esbranle les flots, et les flots agitez
Pétillent d’allégresse autour de ses beautez.

Puis elle sort du bain, et le génie du poète s’envole. La princesse que l’on essuie

Fait boire aux draps les reliques du bain.

Une négresse est chargée des soins de sa toilette, et Saint-Amant s’écrie à ce propos :

Le bras d’encre est propice à des membres de lait !

Enfin les anges poussent jusqu’aux pieds de la vierge le berceau de Moïse qui est recueilli par elle ; une belle description de la nuit termine l’œuvre, et Saint-Amant couronne sa douzième et dernière partie par les vers suivans :

Le silence paisible, et l’horreur solitaire
Contraignoient doucement les hommes à se taire :
Taisons-nous donc, ô muse, et jurons en ce lieu
De ne parler jamais qu’à la gloire de Dieu.

Peut-on imaginer un sujet plus simple, écrasé sous des colifichets plus misérables ; une dépense de talent plus extravagante, plus étrange, plus déplacée ; un luxe de jolis vers sur tous les sujets, plus mal amenés et bariolés de traits plus faux ? Il est évident que chaque nouvel épisode est un clou placé par l’artiste pour suspendre une description nouvelle. Défaut d’ensemble, de majesté, de dignité, de convenance, nulle compréhension de la Bible ; une frivolité perpétuelle et un incontestable talent. Nous n’avons pas épuisé, dans les citations précédentes, toutes les beautés réelles de ce poème absurde, et qui pis est, ennuyeux :

Mille femmes en rond, pressant l’herbe fleurie,
Accordent saintement leurs gestes et leurs vois
Aux doux sons des tambours soutenus des haubois ;
Les vierges vont après, les enfans les secondent,
Leurs fertiles brebis en beslant leur respondent ;
Et les puissans taureaux, dans le ravissement,
Leur répartent aussi d’un gay mugissement.

Nous avons beaucoup cité. C’était le seul moyen de faire comprendre l’importance réelle de cet écrivain. Saint-Amant n’a que des traits, et n’a jamais d’ensemble. Sa première manière, celle du goinfre en belle humeur, lui fournit des pièces burlesques jusqu’à l’indécence. Sa seconde manière, celle de l’homme de cour postulant un bénéfice, produit Moïse, galerie de descriptions agréables, qui composent un mauvais poème. Poète de détail, poète incomplet, touchant à tous les genres de talent, et ne pouvant rien produire d’achevé, dépourvu surtout de jugement et d’unité, il ressemble fort au temps bizarre qui l’a vu naître et briller, temps de transition, burlesque intermède, passage inquiet de la féodalité à l’unité monarchique, où les avortemens se multiplient. La monarchie pure y est en chrysalide, les suzerainetés indépendantes essaient leur dernier effort. Tout chatoie, tout oscille ; rien de complet ; on emprunte à l’Espagne, on emprunte à l’Italie. On est guindé, affecté, délicat, extravagant, indolent et hâbleur. Le plus grand homme de l’époque, son destructeur et son maître, Richelieu, précipite tout, petits hommes et petits événemens, vers la monarchie absolue qui va les absorber comme une mer. Debout, rocher vivant, au milieu de ces fous, de ces fats, de ces estafiers, de ces spadassins, de ces amazones, il les voit se battre, boire, rire, chanter, conspirer, et tout en les contenant, il leur ressemble un peu. Il danse la sarabande, et Marion est sa maîtresse.

Certes, la poésie de Saint-Amant, dont vous venez de lire les fragmens épars, est bien la poésie de ces hommes farcis de galons, ombragés de panaches, remplissant leurs bottes de dentelles, luisant de cent couleurs ; fantasques sous le rabat, l’armure ou l’aumusse. Voyez Retz qui résume l’époque, la termine et la peint. Quel Catilina des brouillons, dont il fut aussi le Salluste ! Retz sera condamné à l’exil, et mourra dédaigné comme Saint-Amant, lorsque la France de Louis XIV, dégoûtée de la débauche, répudiera les héros politiques et littéraires d’une époque condamnée.

Nous sommes aujourd’hui bien placés pour la juger. La logique lui manque, elle vit de coloris, de détail et de caricature. Ses héros sont des bravaches ; ses plus grands maîtres ont des lubies exquises ou facétieuses. Elle ne possède pas de Raphaël, mais un Salvator Rosa ; ni un Michel-Ange, mais Rubens ; ni un Léonard de Vinci, mais Callot. Talens distingués, esprits fiers, caprices singuliers. Salvator conspire. Rubens est diplomate. Callot est un héros. L’un est l’ami de Mazaniel ; l’autre est l’ami de Spinola ; le troisième est le défenseur sublime de sa ville natale. Savoir-faire, audace, éloquence, que leur manque-t-il ? Ils représentent fièrement la souveraineté capricieuse des arts !

Emporté comme eux par l’imagination, la vivacité des sens et les boutades de l’esprit, mais comprenant moins bien les limites et les priviléges de sa mission, Saint-Amant est loin de les égaler ; il veut reproduire dans ses vers la grace et la violence des bizarreries contemporaines, l’ardeur de vie sensuelle qui éclate chez Rubens, la verve et la finesse de Callot, quelquefois l’horreur audacieuse de Salvator. Parodiste plaisant, versificateur souvent admirable, bon rimeur, il sent son génie, il s’y fie aveuglément, et ne revoit pas même les épreuves de ses ouvrages, que les imprimeurs remplissent de fautes grossières, et auxquels il s’adresse ainsi :

Hélas ! quand je vous voy, mes vers, mes chers enfans,
Vous que l’on a trouvez si beaux, si triomphans,
Errer parmi le monde en plus triste équipage
Qu’un prince mal aisé qui marcheroit sans page,
Quand je voy vos pieds nuds, vos membres mutilez,

Et vos attraits sans pair flestris et désolez,
Par l’avare désir d’un infâme libraire,
Qui, sous l’espoir du gain, pour chanter me fait braire ;
J’avoue, en la douleur de ma tendre amitié,
Que j’ay de votre estat une extrême pitié ;
Ou plustost qu’en tel poinct j’ai peine à reconnaistre,
Vous voyant si changez, que je vous ai fait naistre.

C’est la verve de Régnier. On croirait que les vers suivans sont de cet excellent satirique :

Je connois un peu nos petits rimailleurs.
Ils s’aheurtent tousjours aux endroits les meilleurs ;
La raison n’est jamais de leur intelligence ;
La richesse d’autrui chocque leur indigence.

Il y a peu de pièces de Saint-Amant, même des plus folles et des plus baroques, qui ne renferment quelques vers bien inspirés. Tantôt il peint le départ d’une flotte :

On lève aussitost l’ancre, on laisse choir les voilles ;
Un vent frais et bruyant donne à plein dans ces toilles ;
On invoque Tétis, Neptune et Palémon,
Les nochers font jouer les ressorts du timon,
La nef sillonne l’eau qui, fuyant sa carrière,
Court devant et tournoye à gros bouillons derrière.

Tantôt c’est le clair de lune pénétrant dans la lucarne de son grenier :

La lune dont la face alors resplendissoit
De ses rayons aigus une vitre perçoit,
Qui jetoit dans ma chambre en l’espesseur de l’ombre,
L’éclat frais et serain d’une lumière sombre,
Que je trouvois affreuse, et qui me faisoit voir
Je ne sais quels objets qui sembloient se mouvoir.

Ou bien ce sont encore :

Les plaisans promenoirs de ces longues allées,
Où tant d’afflictions ont esté consolées ;

Vers mélancoliques et charmans, qui méritent de rester gravés dans le souvenir de toutes les ames tendres, et qui ressemblent singulièrement au distique de William Cowper :

Our walks were planted to console at noon
The pensive wanderer in their shades.

Il est mené par son imagination. Jamais il ne la guide. La plupart des perles qui formaient la couronne naturelle de son talent sont tombées ou dans l’obscurité ou dans la fange. Nous avons dû les recueillir. C’était justice.

Pourquoi Dieu l’avait-il jeté dans une époque sans caractère, pleine de velléités, d’essais, de turbulence, d’indiscipline, de faiblesse et de frivolités ? Il faut un extrême courage alors et presque une grande ame, pour ne pas débaucher sa poésie, pour l’arracher aux affectations, à l’amphigouri, à la bizarrerie, à la fatuité, à l’entortillage. Il faut une forte résolution pour ne pas décalquer ce crépuscule fatal du sérieux et du plaisant, pour adopter le parti difficile de la raison mâle, du bon sens sévère.

Un bon sens court et inflexible, voilà Malherbe. C’est là son sceptre. Il le tient dans sa main sèche et dure ; il le garde, même après sa mort ; il le lègue à Boileau.

Saint-Amant n’a pas garanti sa muse écervelée et pimpante d’une seule des mauvaises influences qui l’environnaient. Nous venons d’examiner en détail les principaux fragmens de cette gloire attachée au pilori par Boileau. Nous avons dit quels furent l’intention littéraire et le modèle poétique d’après lesquels le goinfre, devenu pieux, corrigea et refondit, sous les toits de la rue de Seine, cette pastorale imitée de l’Italie. Nous trouvons en définitive la triste justification des sévérités de Boileau. Plaignons toutefois cette existence mal conduite, ce talent mal dirigé, cet homme qui possédait la verve, la facilité, la variété, la finesse, le rhythme, la saillie, l’entrain, qui rimait admirablement, coulait son vers énergique ou délicat dans un moule de bronze, d’un seul jet, avec un rare bonheur, qui connaissait le monde, les hommes, la nature, qui comprenait même la nécessité d’animer la poésie, de lui donner une valeur vivante, de la douer à la fois de vérité, de vivacité et de fraîcheur ; et tout cela, sans goût, sans résultat, sans ensemble ; tout cela pour servir de risée à de plus pauvres et de plus stériles esprits ! Prêtons encore l’oreille, avec une équitable tristesse, au bruit lointain de ces voix perdues dans le naufrage d’une vie inquiète, et n’effaçons pas de nos fastes intellectuels ces poètes condamnables à tant d’égards, mais depuis long-temps condamnés, victimes de leur temps plus encore que de leurs fautes, entraînés par le mouvement général, et accravantés, comme on le disait alors, par la ruine et le tapage de l’époque et de la société qui ont croulé sur leurs têtes.


Philarète Chasles.
  1. Il n’y a pas, dans les annales intellectuelles de la France, d’époque plus importante et plus curieuse à observer que celle qui assura le triomphe de Boileau et de Racine, ligués contre les influences étrangères de l’Italie et de l’Espagne, contre l’hôtel de Rambouillet et Clélie. On retrouvera, dans la série que nous commençons aujourd’hui, tous les personnages qui soutinrent cette lutte. La plupart appartenaient à une époque antérieure ; en les renversant, on détrôna le passé. L’histoire des Victimes de Boileau sera donc en définitive l’histoire littéraire de la France, sous Richelieu et Mazarin, de 1610 à 1660.
  2. Les Mémoires de Tallemant des Réaux, qui contiennent la plupart des détails suivans, se trouvent si complètement d’accord avec les poésies de Saint-Amant et avec les renseignemens épars dans les œuvres de Faret, Boisrobert, Conrart, Mlle de Scudéry, Colletet, d’Urfé, Vaugelas, Coeffeteau, que, tout en avouant l’esprit de médisance qui anime Tallemant, il nous est impossible de contester la réalité primitive de la plupart des anecdotes racontées par le chroniqueur.
  3. Sobriquet familier que le cardinal donnait à Boisrobert dans ses momens de gaieté.
  4. Pléger, « to pledge, » mot conservé par les Anglais ; provoquer à boire. Masse ! était le signal de boire ensemble.
  5. Il n’est peut-être pas inutile de dire ici que le coton du ciel est la neige, et que le second métal est l’argent. Voilà de belles inventions.
  6. Fleur de farine.
  7. Le tabac.
  8. Le maître du café était borgne apparemment.
  9. Propos, « propositi, » pensées, imaginations.
  10. Le Berni a chanté les figues, le melon, etc., et parodié l’enthousiasme lyrique avec une verve qui a trouvé beaucoup d’imitateurs en Italie.
  11. Pour hiéroglyphes.
  12. Tel autrefois qu’on vit avec Faret
    Charbonner de ses vers les murs d’un cabaret,
    S’en va, mal à-propos, d’une voix insolente,
    Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante,
    Et poursuivant Moïse au milieu des déserts,
    Court avec Pharaon se noyer dans les mers.

  13. N’imitez pas ce fou, qui, décrivant les mers,
    Et peignant au milieu de leurs flots entr’ouverts
    L’Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
    Met pour le voir passer les poissons aux fenêtres ;
    Peint le petit enfant qui va, saute, revient,
    Et joyeux à sa mère offre un caillou qu’il tient.

  14. L’holocauste.
  15. Malfaisant, mauvais.