Marc Imhaus et René Chapelot (p. 271-303).

III


Les Femmes Slaves à la Guerre.


Les Femmes soldats en Russie. — Comment les femmes serbes défendent leur pays.


Aux femmes slaves appartenait de renouveler, pendant cette guerre, les exploits des Amazones. Cela ne saurait nous étonner. Que l’on se rappelle en quelles régions les anciens situaient ces Amazones : au delà du Caucase et du Bosphore Cimmérien vivaient les sujettes de la reine Antiope, qui allèrent camper jusque dans Athènes et tinrent quatre mois Thésée en échec. Le siège de leur empire est sur les bords du Tanaïs (Don). Dans les plaines glacées de la Sogdiane (Turkestan Russe) règne Thomyris, la reine des Massagétes qui seule eut raison de l’invincible Cyrus. Russes ou Sibériennes sont donc les combattantes qu’admirèrent la Grèce et Rome et les premières traditions des peuples slaves, récits légendaires, poèmes épiques, compilations des chroniqueurs, confirment qu’en effet la femme slave partagea souvent avec son époux la fortune des combats.

Des femmes eurent sur le développement des premiers états slaves une influence capitale. Si, plus tard, les mœurs byzantines les relèguent dans le terem, elles s’affranchissent bien vite à l’époque moderne. Et si, pas plus que les hommes elles ne possèdent de droits politiques, cependant elles participent de façon presqu’aussi active que les hommes à l’évolution politique de leur pays. Pourrait-on compter les centaines, les milliers de jeunes filles qui, membres d’innombrables sociétés secrètes, ont voué — parfois sacrifié — leur vie à l’idée mystique de la grande rénovation ?

Aussi, dit avec raison M. Ludovic Naudeau, « il y a bien moins de divergences spirituelles entre les deux sexes en Russie qu’en Occident ». D’une part la femme est moins femme ; celle qui a fréquenté l’Université, au contact permanent des hommes acquiert « une mentalité masculine ». Beaucoup demeurent tout à fait indifférentes à l’aspect qu’elles pourront avoir sous un accoutrement ou sous un autre. Sans nul souci, elles porteront longtemps la veste de cuir, les bottes ou quelque rude manteau. S’il le faut, elles font bon marché de leur chevelure et la sacrifient. En un mot, l’idée du « joli » ne les hante pas et elles peuvent, pendant longtemps, n’y pas penser.

On voit parfois des princesses dont les vêtements, la coiffure, les allures générales, ne se distinguent que fort peu de ceux des plus humbles infirmières.

Le préjugé masculin, d’autre part, est beaucoup moins fort qu’en Occident. « Dans les familles très nombreuses de la Russie, frères et sœurs sont habitués à vivre dans une étroite camaraderie… L’homme vis-à-vis de la femme est débonnaire et attendri ». D’une façon générale « le jeune empire russe est beaucoup moins assujetti aux traditions, aux règles, aux routines, aux préjugés » que les peuples d’Occident. Il en résulte qu’aujourd’hui, comme dans le lointain passé, l’Amazone n’est pas, n’apparaît pas anormale. « La présence d’une femme dans l’armée n’étonne pas. On la constate comme un fait qui ne saurait motiver des commentaires sans fin…, des paysans armés et réunis en bataillon respecteront spontanément des jeunes filles, les jeunes femmes instruites, venues de leur propre mouvement se joindre à eux ».

Ces considérations nous expliquent aisément que sans trop de difficultés, des femmes aient pu, de toutes les contrées de l’immense empire, de toutes les profondeurs mystérieuses de sa forêt humaine, rejoindre les armées du Tsar.

Un curieux chapitre serait à écrire sur la mobilisation des femmes en Russie. Comment réussirent-elles à gagner les formations combattantes ? De bien des façons diverses qui témoignent de leur ingéniosité.

« Le règlement interdit aux femmes d’entrer dans l’armée russe. Mais la permission personnelle du Tsar, certains liens de parenté, certaines circonstances, peuvent faire fléchir ce règlement ». Ainsi Apollona Isoltswa, fille du colonel Isoltsef, ne voulant pas se séparer de son père, obtint qu’il l’acceptât comme volontaire dans son propre régiment. Ainsi la femme d’un major russe s’engage dans le régiment, dans la compagnie de son mari. Ainsi Olga Schidlowskaïa, fille et sœur d’officiers tués ou blessés au début de la guerre, obtient du grand quartier général la permission de servir au 4e hussard, dans les rangs duquel, en 1812, combattit une héroïne célèbre. Ainsi l’exploratrice Mme Koundiacheff, la princesse Sakorskaïa, Mme Skompreff, ont pu, dès le début de la guerre, prendre du service.

D’autres, suivant la filière habituelle, ont, comme des hommes, affronté le bureau de recrutement. Petrograd, Tiflis, Varsovie surtout ont vu, au début de la guerre, défiler quantité de femmes demandant à être enrôlées ; quelques-unes furent admises.

Nombreuses sont les femmes qui, pour servir, ont revêtu le costume masculin et se sont faufilées ainsi au milieu des soldats.

Le Messager féminin nous rapporte qu’une jeune fille fut arrêtée alors qu’elle se dirigeait vers le front. Elle portait l’uniforme de soldat et fut saisie par la police en Pologne, à une station de chemin de fer, son apparence jeune ayant éveillé les soupçons : on découvrit que c’était une écolière de Kiev qui s’était enfuie de la maison de ses parents.

Comme en France sous la Révolution, on a reconnu des femmes parmi les blessés des premières batailles, par exemple, la femme du colonel d’un régiment sibérien engagée comme ordonnance de cavalerie.

« La plus extraordinaire histoire que l’on puisse raconter, c’est celle des douze amies, douze adolescentes, qui sont parties pour se mêler aux combattants russes ».

Voici l’une des « douze amies ». Elle s’appelle Zoé Smirnowa. Elle est arrivée au quartier général tout droit des avant-postes, où elle a passé quatorze mois, portant l’habit du soldat et combattant, mêlée à des hommes. Elle a seize ans. Ses cheveux coupés la rendent pareille à un jouvenceau. Seulement, sa voix claire et aiguë révèle son sexe. Zoé raconte son histoire ; elle explique comment, avec ses onze autres camarades, elle s’est décidée à partir pour la guerre le huitième jour de la mobilisation, — à la fin de juillet 1914. Au commencement d’août, les douze amies ont réussi à réaliser leur plan. Elles étaient douze, disons-nous, presque toutes du même âge et toutes du même collège : de pures Moscovites, appartenant aux diverses classes de la société, mais unies étroitement par des études faites en commun.

« Nous ne pouvions pas, raconte Zoé, partir de Moscou même ; nous aurions été arrêtées à la gare. Nous dûmes aller en voiture jusqu’à la station d’une ville voisine par laquelle passaient les trains emportant les soldats. Ainsi donc, à l’aurore, sans rien dire à nos parents, nous nous sommes mises en route. C’était un peu effrayant ; chacune de nous plaignait beaucoup son père et sa mère, mais le désir d’arriver au front et de battre les Allemands était plus fort que nos regrets ».

Dans la gare voisine de Moscou où elles se faufilèrent, les soldats les ont reçues d’une manière purement paternelle et très correcte. Ces braves gens leur firent place dans leurs wagons et ne contrarièrent pas leurs desseins. Ils les munirent d’uniformes et les firent ainsi arriver sans obstacles jusqu’à la frontière autrichienne. Là, il fallut descendre du train et marcher vers Lvow. À ce moment le commandant apprit leur singulière histoire ; elles furent gourmandées, leur expulsion fut préparée ; puis finalement, les jeunes patriotes reçurent la permission de suivre les soldats.

« Seulement, il a fallu couper nos nattes interrompt Zoé avec un triste sourire. C’est ce que j’ai regretté le plus. Elle était longue, j’ai pleuré. Depuis ce jour je l’ai toujours portée dans ma besace » [1].

Dans certaines formations, des groupes entiers de femmes ont pu, avec l’assentiment des autorités militaires, se constituer. La région de l’Azof a fourni douze volontaires à un régiment de Cosaques du Don. « Toutes ont fait le sacrifice de leur chevelure, et portent crânement l’uniforme cosaque avec l’équipement ordinaire du troupier partant pour le front ». L’aînée des nouvelles recrues a été désignée pour commander le détachement, et, disent les journaux de nos alliés, elle a su comme le meilleur des officiers imposer l’ordre et la discipline militaires à ses subordonnées.

Dans les Cosaques de l’Oural, c’est un véritable régiment féminin, quatre cents femmes ou jeunes filles, vêtues de l’uniforme, chaussées des grandes bottes, ceintes du ceinturon de cuir qui manient le fusil sans crainte ni défaillance. Et toutes ne sont pas des viragos.

Voyez le portrait de l’une d’entre elles, Mme Kokovtseva, surnommée la Jeanne d’Arc slave. « Fièrement campée sur de petits pieds mieux faits pour la soie du cothurne que pour le cuir de guerre, elle porte à un buste très féminin, la croix de St-Georges, celle des braves. Le regard ferme a quelque chose d’illuminé, mêlant à la décision des races du nord la mélancolie de la mort si souvent côtoyée ».

En résumé, « dans presque tous nos régiments, dit une infirmière russe il y a des femmes et des enfants. On compte par centaines les jeunes filles entre dix-sept et vingt ans, qui ont obtenu de combattre. Naturellement, on commence par les repousser, mais elles s’obstinent, elles se glissent jusque sur le champ de bataille, elles s’emparent d’un fusil et elles tirent. Finalement, devant leur vaillance et leur persévérance, on finit par les garder. Il y en a qui ont mené des troupes à l’assaut, quelques-unes sont devenues caporaux ou ont même conquis le grade de feldwebel. Nos soldats les traitent fraternellement et avec un respect absolu [2] ».

Pour le personnel sanitaire, la mobilisation féminine a revêtu un caractère quasi officiel. Les étudiantes en médecine de 3e et de 4e année ont aussi été envoyées par le gouvernement dans toutes les formations de la Croix-Rouge. Notons en passant que les sœurs de charité russes n’appartiennent à aucun ordre religieux et ne sont assujetties à aucune discipline quelle qu’elle soit.

Toute femme a le droit de s’engager en prêtant ce beau serment :

Je pars de grand cœur. Que Dieu m’accompagne. Je jure de donner sans réserve mon assistance à mes frères. Je ne redouterai aucun péril : ni la contagion, ni les blessures, ni le bombardement, ni les privations, ni la mort. Je jure de panser avec sollicitude les plaies du corps et d’ouvrir à la lumière du ciel l’âme des mourants.

À partir du moment où, au milieu d’une imposante cérémonie religieuse, elles ont fait devant Dieu cette promesse solennelle, elles sont dévouées au sens antique du terme ; seule la fin de la guerre les peut libérer.

« Elles vont recueillir les blessés sur le champ de bataille et partagent la vie des soldats. Si elles accomplissent vaillamment leur devoir, elles ont droit à l’insigne des braves. Si elles manquent à leur mission, on les renvoie du front en publiant leur nom et en leur retirant l’autorisation de, porter la Croix-Rouge ».

Femmes soldats ou infirmières, toutes se sont comportées bravement et toutes inscriront quelque page de belle allure, épique parfois au récit de chacun des épisodes de la lutte.

Pendant la campagne de Prusse orientale, le bataillon des quatre cents amazones cosaques se couvre de gloire. Mme Kokovtseva à la suite des reconnaissances les plus périlleuses gagne la croix de Saint-Georges.

« Maria Bieloverskaia, soldat volontaire, voyant tomber ensanglanté le commandant de son bataillon, se précipite et parvient à le transporter hors du rayon le plus dangereux, ce pour quoi elle reçut la croix de Saint-Georges de 4e classe. Un peu plus tard, au cours d’une reconnaissance, elle décela, dissimulé dans un grenier, un appareil téléphonique qui servait au service de renseignements de l’ennemi et, alors, elle fut promue de la 4e à la 3e classe, dans l’ordre de Saint-Georges. »

La même formation compte de nombreuses blessées, ouvrières ou étudiantes dont plusieurs gravement atteintes rentrèrent ensuite à leur foyer. Témoin, cette couturière qui, poursuivie pour non paiement de sa machine à coudre, se réclama de sa récente qualité de soldat, témoigna de ses exploits contre les Autrichiens, de ses blessures et put continuer son travail.

C’est encore dans l’armée de Rennenkampf que fut versée Mme Koudacheff, exploratrice de la Sibérie, naguère célèbre pour avoir accompli à cheval le voyage de Pétrograd à Vladiwostock. Toujours sur sa fidèle monture, elle fut affectée au service des reconnaissances où son expérience est précieuse.

Avec elle servit une jeune sibérienne de quinze ans. Celle-ci est aujourd’hui rentrée à Tomsk, sa ville natale, fleurie de la croix de Saint-Georges, belle et rare parure que ses compagnes lui envieront.

Mais celle qui les passe toutes par son audace pittoresque, et sa grande allure, c’est l’héroïque batelière du Niémen dont, malheureusement, les journaux russes ne nous ont pas encore appris le nom. Elle a à son actif, la mort de neuf Allemands. « C’était après les formidables batailles livrées au sud des lacs de Mazurie. Les Russes avaient dû se replier pour se regrouper, en arrière du Niémen. Des Cosaques arrivèrent un soir devant la maison de la batelière. Ils étaient épuisés par leurs blessures. La brave femme leur donna des lits. Mais au petit jour des cris retentirent de l’autre côté du fleuve. Une troupe d’Allemands gesticulaient, hélant le passeur : « J’y vais » cria la batelière du pas de sa porte ; puis se tournant vers les lits où les Cosaques blessés cherchaient déjà leurs revolvers pour vendre chèrement leur peau : « Ne bougez pas, mes enfants… Vous allez voir çà… et ne perdez pas des yeux ce point du fleuve où l’eau tournoie sur un bas-fond ! »

Gonflés par les crues de l’hiver, les flots du Niémen, roulaient leurs vagues furieuses. Sans sourciller la batelière embarqua les Prussiens. Debout, à l’avant du bateau, la perche en mains, elle se lança dans le tourbillon.

« Tenez-vous bien, conseilla-t-elle. L’eau est forte »

La barque dérivait sur un rocher où le flot écumait. Les Allemands s’inquiétaient. « Va donc droit à la maison commanda le sous-officier, tu vas nous faire casser la tête. » Rieuse elle tourna la tête : « Des soldats qui ont peur ! Ne craignez donc rien. Le Niémen, ça me connaît. » Ah ! comme elle semblait, en effet, lutter vigoureusement contre le fleuve, louvoyer avec adresse, dans cette course vertigineuse et traîtresse.

Tenez, cria-t-elle, nous y voilà.

D’un bond, abandonnant la perche elle s’est jetée dans le Niémen. Tournoyant sur lui-même, le bateau dérive au courant. Une roche, un craquement, puis plus rien… qu’une barque, la quille en l’air sur le fleuve indifférent et là-bas, sortant de l’eau, à mi-corps sur un bas-fond une femme immobile qui a défendu son pays et sauvé des soldats de sa race. »

Viennent, à l’automne de 1914 et à l’hiver de 1914-15 la première campagne de Pologne et la marche sur la Hongrie. Les héroïnes sont nombreuses. Voici deux jeunes époux : le mari étudiant, la femme munie d’un diplôme d’infirmière. Quand celui-ci est appelé, celle-là s’engage dans la même compagnie en se donnant pour son frère.

« Pendant la poursuite des Autrichiens dans la forêt de Kosenicz, dit un journal russe, leur compagnie fut obligée quelquefois de faire 40 verstes par jour souvent dans des marécages profonds jusqu’à mi-cuisses. À Csenstochovo, ils se trouvèrent dans les tranchées sous un feu de shrappnells continu qui dura deux jours. Pendant une attaque de front, la jeune femme avança côte à côte avec son mari, et ils furent blessés tous les deux. »

La bravoure de celle-ci s’explique par l’amour conjugal. En voici une autre au tempérament aventureux des guerriers d’antan, mue par le seul attrait de la gloire et du danger. C’est Kira Alexandrovna Bashkirew, élève à l’école supérieure de Vilna. Sous le nom de Nicolas Popoff, elle s’engage en octobre, dans un régiment d’infanterie et prend part à plusieurs reconnaissances très dangereuses. Le 8 décembre, elle s’engage dans un corps sibérien de bons tireurs où elle reçoit le commandement des éclaireurs de la cavalerie attachés à l’État-major de la division. Dans une reconnaissance de nuit, le 20 décembre, elle fit preuve d’un courage si extraordinaire qu’elle reçut l’ordre de Saint-Georges. Plus tard, on découvrit que Nicolas Popoff était une femme et on décida de la renvoyer à Vilna. La jeune fille s’arrangea pour s’échapper en chemin et pour rejoindre un autre régiment. Là elle fut encore blessée et évacuée sur un nouvel hôpital où s’arrêtèrent pour l’instant ses aventures…

À la même époque Mlle Tomilasky, fille d’un colonel prend part à toutes les batailles dans les bois d’Augustowo où elle est gravement blessée.

Le courage de Mlle Tkachova pour se manifester d’une façon différente, n’est pas moins grand. Celle-ci est une émule des vaillantes postières de France. Téléphoniste à la gare de Novorossisk elle reste à son poste pendant tout le bombardement de la ville bien que les obus sifflent et éclatent sans cesse. Quand le plus fort du bombardement fut passé et que les habitants commencèrent à revenir en ville, elle téléphona à son chef pour qu’on la relevât. Celui-ci, tout surpris d’une bravoure qui avait maintenu, presque seule dans la ville la jeune fonctionnaire à son poste, demanda et obtint pour elle une récompense officielle.

Pendant la même campagne, lorsque la Galicie presqu’entièrement conquise, voit arriver les Russes aux portes de Cracovie et au-dessus de la plaine hongroise, des femmes encore suivent les armées de Radko Dimetief et du grand duc. Ce sont d’abord les douze jeunes filles que, d’un commun accord nous avons vu revêtir l’uniforme dès la mobilisation. Novices d’abord, elles se sont peu à peu, grâce à leur ardeur patriotique, grâce à la bonne volonté de leurs chefs, grâce à la discrétion de leurs compagnons d’armes qui s’observent en leur présence, familiarisées avec le métier militaire. Chacune a pris un nom d’homme ; elles ont presqu’oublié leur ancienne personnalité. Soldats comme les autres, elles remplissent le service des combattants de ligne, manient habilement le fusil et ne se rebutent pas devant une périlleuse mission.

En même temps qu’elles, combat une jeune femme sur laquelle déjà se forment des légendes. Le soldat Tchinin sur la personnalité duquel varient les journaux russes. Pour les uns c’est une jeune ouvrière, enrôlée sous un nom d’emprunt, pour d’autres une étudiante qui ayant rejoint à Kiew a réussi à se faire accepter sous le nom de son frère.

Elle fait campagne quelques mois à la fin de 1914. Blessée dans un des combats de Galicie, elle est faite prisonnière par les Autrichiens et évacuée sur Opatow. Un mois après, la ville est reprise par les Russes. Guérie, elle rentre dans le rang, puis est affectée au service du transport des munitions. Blessée deux fois légèrement, elle refuse de se laisser évacuer. Mais une balle vient la frapper en pleine poitrine. Elle tombe et on épingle la croix de Saint-Georges sur la capote du brave. À l’hôpital on s’aperçoit que ce brave est une femme. Lui laissera-t-on l’étoile glorieuse qui jusqu’alors fut réservée au sexe fort ? Ainsi en décide le Tsar et le soldat Tchinin est la première femme décorée de la croix de Saint-Georges.

Dans des conditions moins extraordinaires, mais toujours glorieuses, la même campagne de Galicie et de Hongrie est suivie par une infirmière qui, en janvier 1915 quitta Lemberg pour se rendre à Tarnow auprès de l’État-major de la 3e armée. Celle-ci forme l’extrême avant-garde et avec elle Maria Spera Meteleff franchit les cols des Carpathes et pénètre en Hongrie ; elle partage l’enthousiasme délirant des soldats qui, persuadés d’un succès rapide, vont animés d’une aussi belle flamme que les soldats de l’an II. « Comment, s’écrient-ils, ne serions-nous pas victorieux ? Nos ennemis luttent en hurlant et nous, nous allons à la victoire en chantant. »

FEMMES SOLDATS EN RUSSIE

1. Mlle Olga Schildlowskaïa. — 2. Mlle Olga Schidlovvskaia devenue le sous-lieutenant Schidlosky. — 3 et 4. Elena Kozlovskaia et Felitsata Koudiaieva, deux étudiantes blessées dans les rangs des Cosaques. — 5. Mlle Kokovtseva, blessée dans les rangs des Cosaques. — 6. Ekaterina Alekciewa, une volontaire blessée dans une tranchée avancée.

(Documents communiqués par Le Journal.)

Au printemps de 1915, la scène change, les Allemands préparent un grand effort ; ils envahissent les provinces baltiques et la Pologne. Combien encore de victimes ou d’héroïnes dans ces nations martyres ! Voici une châtelaine de Chavli qui, résistant aux exactions des soudards teutons, a la main fracassée d’un coup de revolver. Voici une Lucrèce courlandaise victime de son courage et de sa fermeté.

Dans une ferme de Courlande, un officier veut prendre des privautés avec la demoiselle de la maison. La jouvencelle aux beaux bras s’indigne, saisit un tisonnier et en applique un reitre coup si roide qu’elle lui crève un œil. Alors se passe une scène ignoble : une bande de soudards accourt, se livre à des turpitudes qu’on ne saurait décrire et finalement tuent la malheureuse à coups de baïonnette » [3].

Voici d’après le récit d’un correspondant de guerre anglais, une histoire où l’horreur tragique, la sublime charité paraîtraient irréelles si nous ne vivions en un temps où la réalité dépasse les plus romanesques imaginations. Dans un village polonais, notre correspondant a reçu une large et cordiale hospitalité chez le père de deux charmantes jeunes filles.

« Deux ravissantes petites fées polonaises de 16 ou 17 ans, des visages de saintes icônes sous l’or pâle de leurs cheveux blonds ; des améthystes brillant sous leurs paupières, fleurs vivantes en des corolles nacrées ». Soudain la ruée allemande se précipite ; le village est occupé, la maison envahie par les soldats de l’armée Hindenburg.

Ils sont en gaité… ; la cave de mes hôtes polonais a dû souffrir de la soif inextinguible des héros teutons.

« L’Allemagne, nous disait-on à l’université possède le plus grand cerveau et le plus vaste estomac du monde ».

Ah ! un accord de piano. J’y suis Miss Thèje et Sonia sont musiciennes. On les a conviées à régaler les envahisseurs d’un dessert d’harmonie. Je me trompe. Cet air qui commence ? Mais non, c’est bien lui, le Deutschland uber alles, l’hymne national allemand !

La légère plaisanterie tudesque se donne carrière. Les officiers ont trouvé spirituel d’imposer à une Polonaise l’exécution de l’hymne ennemi. Au surplus la pianiste se venge, peut-être exprès. Elle écorche cruellement le chant de Prusse. Elle a fini. Un silence. Puis un bourdonnement de voix. Tout à coup je reste interdit. Les notes enflammées de la Marseillaise, votre chant sacré, chers et vaillants alliés de France, éveillent tous les échos de la vieille maison. Qu’est-ce que cela signifie ?

J’ai eu l’explication plus tard.

L’officier le plus gradé, un commandant a dit : Une politesse en vaut une autre. Mlle Mège a joué notre Allemagne par dessus tout ; nous prions Mlle Sonia de jouer l’hymne qu’elle préfère.

Un dernier accord plaqué ponctue le : Qu’un sang impur abreuve nos sillons.

Ils vont partir à présent, délivrer mes hôtes de leur désagréable présence. Quoi encore ? Des clameurs dans la rue. Je me précipite à la fenêtre. Les volets sont demeurés entr’ouverts… Je puis voir au dehors sans être vu.

Il est vrai que pendant un bon moment le sens de ce que je vois m’échappe.

Un commandant, tête nue, la tunique déboutonnée, gesticule sur le seuil. Il hêle des soldats qui passent, les pousse dans la maison.

Ces hommes reparaissent tenant au milieu d’eux Thèje et Sonia. Les deux sœurs sont livides. Et le commandant hurle cet ordre infâme à un sous-officier accouru : Slong !.. à la boucherie ! Que l’on coupe le poignet gauche à celle-ci pour avoir dénaturé le Deutchland uber alles et le droit à cette autre qui a trop bien joué la Marseillaise. Oh ! si mon revolver n’était pas resté en bas, je crois que j’aurais terminé les jours de ce bandit, ce qui eût inévitablement amené la clôture des miens.

À ce moment un médecin-major traverse la chaussée. La brute l’appelle : Major je suis obligé de punir, mais un Allemand ne saurait être inhumain. Accompagnez les coupables, vous ferez les pansements.

Quelques heures plus tard, les Allemands éloignés, je quittais Pilsk à mon tour. J’avais été admis dans la chambre des pauvres petites ladies. Pâles, haletantes de fièvre commençante, elles trouvèrent la force de me sourire en murmurant : Que le Christ de Pologne soit avec vous !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quinze jours plus tard l’armée russe avait brisé l’offensive allemande.

Elle repoussait l’ennemi en Prusse Orientale… À une journée de marche je suivais les troupes victorieuses : le canon guidant ma marche, des cadavres jalonnant ma route.

Nous atteignons un village. Oh ! on s’est battu avec acharnement ici. Maisons éventrées, entonnoirs creusant les rues de précipices, des morts, des armes brisées. Mais je reconnais cette bourgade, c’est Pilsk… Et voici la demeure de M. Solski. Qu’est-il advenu de lui, des pauvres Thèje et Sonia ? Je m’approche. Stupeur ! Le piano se fait entendre.

Je m’étonne. À travers une fenêtre du rez-de-chaussée je glisse un regard dans le salon. Les deux sœurs mutilées sont assises devant le clavier. L’une exécute la main droite, l’autre la gauche et elles jouent impeccablement cette fois… Deutschland uber alles.

Je rêve : elles, les vaillantes Polonaises ce chant de leurs bourreaux !

Mais, à terre, quel est ce rectangle clair ? Un matelas, sur lequel est étendu un blessé, un mourant. Ah ! justice immanente, le commandant qui a ordonné le supplice est venu finir chez ses victimes, et les sublimes filles de pardon versent sur l’angoisse du départ le baume du chant national !

L’air s’arrête brusquement. Thèje et Sonia se sont levées, un émoi sur le visage. Elles s’inclinent devant la couche de l’ennemi et quittent le salon ; leur bourreau n’est plus. Quand tout à l’heure, j’ai salué les douces martyres, j’ai été sur le point de ployer les genoux » [4].

Celles-là sont des héroïnes, filles spirituelles de Sainte Blandine, dont l’abnégation plus qu’humaine nous transporte d’une horreur sacrée.

Plus nombreuses sont les femmes qui, saisies d’une haine sainte, s’arment comme les hommes pour constituer avec eux des corps de francs-tireurs. Armés de vieux fusils, de faux, de piques, hommes et femmes constituent des patrouilles volontaires, battent en tout sens un pays qu’ils connaissent bien et gênent l’avance des Allemands.

L’un des beaux exploits de cette guerre de guérilla fut accompli par un bataillon exclusivement composé de paysannes polonaises. Un détachement allemand entier fut surpris et fait prisonnier. Le grand duc Nicolas lui-même passa en revue et félicita chaudement les amazones.

Dans la dure retraite amenée par le gigantesque effort allemand d’avril 1915, dans les terribles batailles de la Dunajec et du San où les Russes désarmés tiennent tête à la plus formidable artillerie qu’on ait encore mise sur pied, nous retrouvons quelques-unes de nos héroïnes. La charmante escouade féminine composée de Zoé Smirnova et de ses onze amies va s’effeuillant au vent brûlant de la mitraille. Quelle force d’âme il faut aux gentilles et courageuses enfants pour dompter des nerfs féminins en une épreuve où tremblent les guerriers les plus endurcis. Écoutons leur historiographe, Zoé Smirnova narrer avec une naïveté attirante ses impressions.

— C’était effrayant ? demande — assez naïvement — à Zoé un officier. Vous avez eu peur ?

— Mais oui, comment donc ne pas avoir peur ! Quand les Allemands se mirent à nous envoyer leurs gros obus, plusieurs d’entre nous n’ont pu se contenir et ont crié.

— Ont crié quoi ?

— Ont crié : Maman ! Choura, d’abord, puis Lidia. Elles ont quatorze ans toutes les deux, et elles se souvenaient toujours de leur mère. D’ailleurs, je crois que moi-même j’ai crié la même chose. Toutes nous avons crié. Les hommes aussi avaient peur.

Comme Henri IV « gourmandant la vieille carcasse », elles montrent un courage moral capable de conduire et de maintenir au danger, la chair en révolte. Et elles se comportent si bien que Zoé Smirnova conquiert le grade de sergent.

Mais peu à peu la tempête de feu accomplit son œuvre.

Pendant une bataille des Carpathes, la nuit, l’une des douze amies, Zina Morozova, âgée de quinze ans, est tuée sur place par un obus. Le petit corps de la jeune fille fut émietté ; il n’en resta presque rien.

« Tout de même nous avons pu rassembler quelque chose de ses restes, raconte Zoé avec de la tendresse dans la voix. Le matin, la bataille a cessé et nous nous sommes toutes réunies autour de la place où Zina avait été tuée ; nous avons recherché ses petits os et nous les avons déposés dans un tombeau fait à la hâte. Sur la croix, nous avons écrit : « Volontaire du régiment X., Zina Morozova, quinze ans, tuée pendant la bataille de… »

« Le lendemain, nous étions déjà loin et je ne me rappelle pas très bien maintenant l’endroit où se trouve le tombeau de Zina. C’était là-bas, là-bas, parmi les grandes montagnes, là-bas, dans les Carpathes… »

Après la mort tragique de Zina, c’est Nadia, Zenia, Choura, qui payent leur tribut de sang, chacune d’entre elles blessée gravement doit abandonner le régiment. Bientôt Zoé elle-même est atteinte par deux fois, à la jambe et au côté. « Les blessures étaient tellement graves que chaque fois elle est restée sans connaissance sur le champ de bataille et plus tard seulement les brancardiers la retrouvèrent par hasard ».

Après la seconde blessure, elle dut passer un mois dans un hôpital. Puis elle repartit vers les positions à la recherche de son régiment et de ses amies. Mais, arrivée aux tranchées, elle trouva d’autres soldats russes qu’elle ne connaissait pas. La jeune fille, embarrassée, se mit à pleurer pour la première fois depuis le commencement de la guerre, trahissant ainsi, d’une manière inattendue, son sexe et son âge. Ses compatriotes regardaient avec méfiance cet étrange sous-officier, à peine un adolescent, qui portait la médaille et la croix de Saint-Georges, ce sous-officier qui larmoyait sans cause apparente. Mais la fillette, en exhibant tous ses documents établissant le droit qu’elle avait de porter la croix de Saint-Georges, apaisa leurs soupçons et aux regards inquiets succédèrent des regards pleins de déférence et de caresse.

Découragée un peu par la disparition de ses compagnes qui, décimées encore, continuent sans doute de se battre, la jeune fille se laissa persuader alors de se consacrer aux blessés. Et pour les soigner elle a retrouvé sa douceur féminine, voilée un instant sous l’ardeur farouche du combattant.

Spera Meteleff que nous avons vue vibrant avec ses compagnons d’arme d’une ardeur victorieuse partage avec eux les angoisses de la retraite. Quand le manque de munitions fit sentir ses effets « il fallut retraverser les Carpathes dans toute leur longueur. Ce fut effroyable ».

Des hauteurs qu’il occupait, l’ennemi nous bombardait sans relâche ; dans chacune de nos petites voitures blanches, où il y a place pour six blessés, c’était un entassement de corps gémissants ; d’autres blessés suivaient à pied, en essayant de s’accrocher aux roues. Parfois, voitures, hommes et chevaux tombaient dans des précipices et nous devions continuer la route, talonnés par l’ennemi. Nous, les sœurs de charité, nous allions à pied, ayant dû céder nos montures aux malades.

Dans ces conditions effroyables. Spera Meteleff accomplit de grands actes de dévouement. Une nuit, elle part recueillir des blessés demeurés dans une tranchée, à deux kilomètres du campement. La route est battue par l’artillerie ennemie, il faut prendre à travers les marécages ; à chaque instant la courageuse infirmière manque de s’enliser. Elle parvient au champ de bataille, relève ses blessés et les ramène. Mais le retour est plus pénible encore car aux difficultés naturelles se mêle cette fois la sauvagerie voulue des Allemands.

La nuit était noire. Soudain, un éclair lumineux parut devant nous : les projecteurs allemands fouillaient le champ de bataille. Ils nous découvrirent. Nous étions à leur merci. Pendant deux heures, zigzaguant pour éviter que le tir pût être réglé, ma petite voiture blanche, marquée d’une croix rouge fut en butte au feu sauvage des batteries ennemies. Les gros obus tombaient, à gauche, à droite, devant nous. À chaque instant nous pensions notre dernière heure arrivée ; et c’était consciemment qu’ils nous bombardaient ainsi, car il n’y avait pas une seule troupe armée dans la plaine déserte que nous traversions.

C’est pour cet exploit suivi de bien d’autres analogues que Spera Meteleff obtient la croix de Saint-Georges.

Une autre sœur de charité, Vitalevna Poiré a pendant le cours de la même retraite continué à sauver les blessés sous le feu dans un village que l’arrière-garde russe allait abandonner.

Dans cette phase épique de la grande lutte, où tous les possibles se sont réalisés il n’a pas été rare de voir les infirmières se transformer en combattantes. Rima Mikaïlovna Ivanova est attachée comme infirmière au régiment d’infanterie d’Orenbourg. Avec lui, elle poursuit toute la retraite au travers des marécages polonais.

Le régiment, comme toute l’armée, se bat sans cesse pour échapper à l’étreinte, et la sœur assiste journellement aux grandes batailles. Peu à peu son âme se trempe et, elle aussi, combat en vrai soldat. Elle va montrer qu’elle a l’âme d’un chef. Dès le début d’un engagement livré le 23 septembre, un feu terrible abat à la fois le colonel et dix officiers. Les hommes plient, reculent. Mais Mme Ivanova s’élance, les exhorte, fait appel à leur dévouement, à leur patriotisme. Elle les rallie autour d’elle, les entraîne à sa suite et les ramène jusqu’aux tranchées ennemies. Elle tombe frappée d’une balle, mais grâce à elle le régiment a conservé pour la journée ses positions.

Martha la Jaune aussi a bien mérité de la patrie. Martha la Jaune ! beau titre pour un roman d’aventure. Le pittoresque en effet se mêle au tragique dans la carrière de la jeune « soldate ». Jeune fille, elle a réussi à prendre du service dans un régiment d’infanterie. Bien vite son identité est révélée et dès lors elle ne voile plus sous un nom d’homme sa personnalité, non plus qu’elle ne cache les magnifiques cheveux qui, brillant sous la casquette plate, lui valent des camarades son curieux surnom. Elle est de l’avance victorieuse et elle est de la retraite. Avec une ardeur farouche elle combat en première ligne toujours épargnée par les balles. Son aventure la plus surprenante lui arrive à Soatchow ; avec son régiment elle repousse une attaque allemande. Les ennemis ont, malgré les efforts gagné du terrain, le régiment plie ; le porte-drapeau laisse échapper l’emblème sacré. Un Allemand s’en empare. Martha la Jaune l’a vu. Elle se fraye un passage parmi les combattants abat d’un coup de fusil le soldat qui rapporte vers les lignes son trophée et lui reprend le drapeau. Mais elle est trop loin des siens. Poursuivie à son tour et menacée de reperdre l’étendard aux glorieuses aigles, elle se défend du fusil, de la crosse, de la baïonnette même.

Un Allemand tombe, puis un autre et, avant de rentrer aux tranchées russes, épuisée mais victorieuse et serrant sur sa poitrine le drapeau reconquis, elle a tué de sa main six ennemis.

Dans un autre secteur, Alexandra Lavgred est faite prisonnière. Au cantonnement ennemi elle réussit à s’emparer de documents mentionnant d’importants mouvements de troupes. Elle s’échappe alors et marche plusieurs jours, plusieurs nuits, plutôt, pour retrouver ses compagnons d’armes à qui elle rapporte les précieux papiers.

Comment s’étonner que de telles femmes aient conquis non seulement des galons mais des grades ? Mme Lavgred et Martha la Jaune ne méritent-elles pas les galons de lieutenant qu’elles arborent désormais ?

Faut-il citer encore cette jeune Sibérienne qui, partie de Transbaïkalie, avait suivi les troupes en Pologne, passé six mois dans les tranchées en avant de Varsovie, lorsqu’à la veille de la chute de la ville les autorités, presque de force, la renvoyèrent dans sa bourgade lointaine ?


C’est par dizaines que l’on pourrait citer celles que remplit d’une sainte colère l’invasion du sol natal. Et il n’est pas sans intérêt de remarquer que dans la grande crise, l’âme féminine vibra à l’unisson de l’âme masculine et que, pour leur part, les femmes ont participé à la résistance inflexible de nos alliés.

Les femmes russes ont été à la peine : les voici à l’honneur : Pendant l’offensive reprise en janvier 1916 par le général Ivanow, un caporal s’en va sous le feu couper des fils de fer barbelés. Grâce à elles sont prises, en avant de Czernowitz, les tranchées allemandes. Et l’on s’aperçoit ensuite que ce caporal est une femme. Celle-ci eut les honneurs d’un communiqué officiel.

Sur le front turc on a pu voir des femmes combattre glorieusement. Les enrôlements furent nombreux à Tiflis, de femmes qui furent envoyées dans le Caucase et prirent part aux plus dures campagnes. Et là comme ailleurs, les sœurs de charité furent les émules des plus braves guerriers. Au cours des combats qui se livrent pendant l’hiver et le printemps de 1915 sur le Tchorok, une infirmière, la sœur S… accompagne l’armée russe dans tous ses mouvements. « On la vit, dit la Gazette de Tiflis, prodiguer avec la plus grande abnégation ses soins et ses encouragements aux malheureux qui souffraient. Elle se dépensa ainsi, pendant dix jours et dix nuits sans presque se reposer.. » Un soir, dans l’accalmie qui suit toute bataille, les troupes campent tranquillement. Des morts, des mourants, des blessés gisent à quelques pas sur le sol. Comme l’ennemi est tout proche encore et que le moindre mouvement peut déchaîner un tir meurtrier, personne n’ose aller leur porter secours. « Pourtant à la surprise générale, on put distinguer un être humain qui évoluait entre les deux fronts ». Une croix, une cornette blanche, c’était la sœur S… qui parcourait le champ de bataille, soutenant les blessés, consolant les moribonds. « Bientôt des têtes curieuses se montrèrent dans les tranchées ennemies ». Les Turcs ont aperçu l’ombre bienfaisante. Mais, moins barbares que leurs alliés, ils laissent la sœur accomplir en paix toute sa mission et, respectueux de sa bravoure, ils se mettent à applaudir des deux mains en criant à pleine voix ; « bravo Khanoum, bravo, ma sœur ».

Il n’est pas jusqu’au périlleux service de l’aviation, où les hommes doivent joindre aux qualités ordinaires du soldat des aptitudes physiques et morales exceptionnelles, où les femmes n’aient trouvé moyen de se rendre utiles. Nous connaissons trois aviatrices au moins au service de nos alliés.

C’est tout d’abord une jeune fille de dix-sept ans originaire de Kiew dont les journaux russes ont négligé de nous donner le nom. Elle prend part comme pilote à la campagne de Galicie. Blessée au bras et à la jambe en survolant les lignes autrichiennes, elle ne perd pas cependant son sang-froid. Ni sa souffrance ne l’affaiblit, ni la vue de son sang ne l’inquiète. Et elle tient jusqu’au moment où elle a pu ramener dans les lignes son appareil et l’officier observateur. Un tel exploit qui a pu illustrer des officiers français, ne mérite-t-il pas de parer une jeune fille de la plus éclatante des gloires ?

Deux aviatrices ont pris part à toute la campagne. Mme Kourpief est partie depuis le début de la guerre. Elle a fait toute la campagne de Prusse et celle de Pologne. Lors des batailles d’Ossoviecz, elle exécute une remarquable reconnaissance aérienne au-dessus des positions ennemies. Les renseignements qu’elle rapporta permirent de réduire au silence une batterie allemande. Citée à Tordre du jour de l’armée, décorée de l’ordre de Saint Georges, Mme Kourpief est toujours « observateur » dans une escadrille de nos alliés.

Plus célèbre encore est la princesse Shakowskaïa dont les journaux russes reproduisent parfois le portrait. Au contraire de ce qu’on pourrait attendre, rien de masculin dans l’allure : une très jeune femme, jolie, gracieuse, s’appuyant d’un geste élégant sur son appareil, telle on nous représente la populaire aviatrice. Elle combat avec l’armée du Nord-Ouest depuis août 1914 et ses raids sont innombrables. Au cours de l’un d’eux son appareil fut criblé d’éclats d’obus, elle-même blessée. À peine remise elle repartit avec une nouvelle ardeur.

Tels sont les actes héroïques sur lesquels nous renseignent les notes des correspondants de guerre ou les journaux de nos alliés. Soyons persuadés de n’avoir ici qu’un pâle tableau de l’héroïsme des femmes russes. Mystérieuse encore par l’éloignement et l’immensité, la Russie ne nous livre pas tous ses secrets. Presque normal chez elle, l’héroïsme féminin ne suscite pas comme chez nous l’étonnement, ne vaut pas, par conséquent, la célébrité individuelle. « Nulle femme russe ne brigue la publicité, n’aspire à la réclame tapageuse. » Obscurément confondues dans la foule armée, des milliers de femmes russes vivent, souffrent et meurent avec elle, dont jamais peut-être on ne saura les noms. Mais quelle belle Iliade féminine pour les poètes et historiens de l’avenir !

UNE VOLONTAIRE RUSSE UNE COMBATTANTE SERBE
FATHIMA LA MAROCAINE
(Documents communiqués par Le Miroir.)

Faute de moyens d’information et parce qu’également une longue tradition de gloire a appris à considérer comme habituel le courage des amazones, nous avons peu de détails sur la part prise par les femmes serbes aux diverses phases de la lutte. Mais habituées depuis des siècles à faire le coup de fusil contre le Turc ou à entretenir au foyer, par le récit des vieilles rapsodies populaires, le souvenir de la grande Serbie, elles participèrent en 1914, comme pendant les deux guerres balkaniques, à l’enthousiasme patriotique de la nation. Elles partagèrent sa gloire et son martyre.

À la veille de la première invasion autrichienne, les femmes prirent part à la levée en masse après avoir pris soin toutefois de terminer les travaux des champs et de préparer la future moisson.

En décembre 1914 un régiment autrichien passait sur la route de Belgrade. Sans daigner tourner la tête vers l’ennemi, une femme serbe labourait son champ, charrue en main. Un officier l’interpella : « Pourquoi faites-vous un si rude travail ? — Parce qu’il me plait, répondit-elle redressée et dédaigneuse.

— Où est votre mari ? — À la guerre. — Vous n’avez pas d’autres hommes à la maison ?

Dieu et la Patrie me défendent d’en avoir. — Ils sont nombreux au front dans votre famille ? »

Agacée de l’interrogatoire elle lança fièrement : « Sept, pour le moment.

— Pourquoi, pour le moment ?

— Parce que dans quelques jours, je vais y aller moi-même ! »

Nombreuses en effet sont celles qui d’août à décembre 1914, rejoignent le front, femmes suivant leurs maris, mères avec leurs fils. Leur présence exalte les combattants. Souvent elles jouent un rôle actif et glorieux. Témoin cette mère qui, voyant tomber son fils sur le champ de bataille, ramasse son fusil, prend sa place et, comme il l’aurait fait lui-même, abat plusieurs Autrichiens.

Après les triomphes de décembre 1914, après la fuite éperdue des Autrichiens sur le Jahdar, la Serbie semble sauvée. Bien des femmes se rendent compte qu’il s’agit seulement d’une accalmie et que toutes les forces du pays, bientôt, devront être tendues pour soutenir une épreuve plus dure. Les hommes sont tombés pendant trois guerres ; on aura besoin pour compléter, pour refaire l’armée, de nouveaux fusils. Et les femmes s’enrôlent en masse. Une vénérable aïeule qui a fourni au pays quatorze de ses descendants, cinq fils, neuf petits-fils, fonde la Ligue de la Mort. Il s’agit, en cas d’invasion, de se joindre aux hommes, pour, en francs-tireurs, disputer pied à pied le terrain. Comme Mrs Haverfield en Angleterre, la doyenne des femmes serbes s’improvise colonel et capitaine instructeur. Elle distribue en compagnies les femmes qui accourent très nombreuses à son appel, et leur apprend, donnant elle-même l’exemple, le maniement du fusil et de la pioche. De curieuses photographies nous représentent, toujours sous leur pittoresque costume, au printemps de 1915 des femmes de la campagne serbe, s’exerçant au tir derrière le parapet de tranchées par elles creusées, d’autres faisant leur apprentissage des services de l’arrière, ravitaillement, signaux, transport des blessés. Il s’agit donc là, avec plus de spontanéité, moins d’organisation et de richesse, d’un groupement de tout point semblable à la Women’s volunleer reserve.

Mais si celle-ci dans un pays surpeuplé et à l’abri de l’invasion, était en quelque sorte du luxe, la Ligue de la mort put, en une contrée dépeuplée par trois guerres, jouer un rôle utile, nécessaire et glorieux.

La résistance des femmes serbes à l’invasion, se marque par mille épisodes d’un caractère romanesque, comme celui-ci que raconte, pour en avoir entendu le récit de l’héroïne elle-même, un de nos soldats :

Près de Chabatz, alors qu’une batterie serbe est au repos on amène au colonel une femme. Je la regarde.

Une jeune paysanne, une vraie. Les frusques ne sont pas un déguisement.

Je vois à l’air du colonel qu’il se fait une réflexion du même genre, car sa figure se détend. La femme est immobile, fixant devant elle des yeux de folle. Une carapace de boue couvre ses vêtements. Elle a bien sûr rampé… pour arriver à nous.

Et avec tout ça elle est jolie malgré les mirettes de maboul et les taches de rousse qui sèment des confettis de son sur sa figure pâle. « Votre nom, interroge le colo ? » Elle tressaille à sa voix, hausse les épaules, murmure quelque chose que personne n’entend. Et puis elle défait la blouse de laine brune, qu’elle a enfilée, comme un paletot, sur son corsage.

On n’a pas le temps de lui demander à quoi rime cette toilette.

Elle a rejeté la blouse et nous restons tous babas… Un drapeau autrichien est enroulé autour de son corps. Un drapeau de régiment, un réel ; pas un fanion de bataillon…, le drapeau aux trois bandes perpendiculaires, à la hampe rouge, blanc, rouge, avec l’écusson et la couronne impériale. Elle le déroule, le laisse tomber aux pieds de l’officier… Deux grosses larmes s’écrasent entre ses paupières et elle gémit d’une voix rauque. « Le rachat de ma honte ! » Elle a failli tourner de l’œil. On l’a fait asseoir sur un affût. Le colonel la soutient et l’encourage : « Voyons, ma petite fille, on ne parle pas de honte quand on apporte un drapeau. » Mais elle secoue la tête avec un entêtement colère.

Et puis tout d"un coup elle parle : « Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi, faut que je vous renseigne pour que notre roi… elle s’incline dévotieusement… accepte le drapeau. Je suis du village de Darjevo, de mon état lingère… pour vous servir. »

Elle s’aperçoit qu’elle vient de lâcher la formule habituelle de politesse commerciale. Sa pauvre figure se crispa dans un sourire agacé, elle a un soulèvement des épaules : « Je suis une pauvre ouvrière, je parle, comme je sais, n’est-ce pas… il n’y a pas d’offense. Donc le père et moi on vivait à Darjevo, on chantait, on était heureux. Alors les Autrichiens sont venus, avec leur général Potiorek. Un lieutenant porte-drapeau s’est présenté chez nous.

« Avant la guerre il était marchand de vins de Hongrie ; il traversait le pays quatre ou cinq fois par an, je lui avais plu, mais lui ne me disait rien, si bien que je l’avais refusé. À présent dans son uniforme ennemi, il ne roucoulait plus des choses de parfait amour.

« Esclave serbe, me dit-il, jadis j’étais un simple négociant : je suis devenu un vainqueur. Sois donc prudente, montre-toi aimable ou sinon… » J’ai crié mon dégoût pour les Autrichiens, je lui ai montré la porte. Oh ! il est sorti. Seulement il est rentré un peu après, avec quatre grands escogriffes, baïonnette au canon. Il a fait emmener le père. On l’a attaché au pilier de la halle et on lui a cinglé le dos à coups de fouet. Le sang giclait et comme je demandais grâce le bourreau dit :

« On ira jusqu’à la mort de la bête, à moins… » Oh ! la brute, il riait comme les diables des mille gargouilles de Semlin ! Je ne suis qu’une pauvre fille. J’aimais le père, je n’avais que lui. Alors… « Elle se tait un moment. Pauvre gosse ! Elle devient plus pâle encore. Elle est blême comme une lune d’hiver, et d’un ton de désespoir, d’abandon de tout, elle achève :

« Alors, quoi. J’ai été tout ce qu’il a voulu. — Vous serez vengée, ma brave enfant commence le colonel…

Pour sûr, que je dis.

Mais on boucle tous les deux. Elle nous a regardés et elle rit, elle rit silencieusement, paisiblement. Pleurer serait moins triste que rire comme ça.

« Attendez, attendez », qu’elle reprend.

« Ah ! ah ! en Autriche on donne des galons aux assassins. Le lieutenant s’est moqué de moi le jour même. Il a ricané. Ton obéissance, esclave serbe, a retardé ton père mais ne l’a pas sauvé. Il aurait fallu commencer comme tu as fini. On va revenir au fouet. Le père, du coup, a sauté sur son vieux fusil de chasse… une détonation… et la tête éclatée il roulait par terre. Mourir sans souffrir il a eu raison ».

Elle chancelait comme si elle allait tomber. Le colonel, qui avait de grosses gouttes d’eau dans les yeux la baisa au front.

« Courage, courage…

Merci, murmura-t-elle, merci, j’ai vengé la maison… Le poison… Le lieutenant mort, j’ai volé le drapeau pour vous l’apporter à travers les lignes. Je crois que ça vaut le mal qu’ils nous ont fait.

Oh ! cria le colo, je signalerai au grand quartier général et ta croix de Kara-Georges… Elle lui coupa la parole :

Sur mon cercueil alors, je suis empoisonnée aussi. Il me faisait goûter tout avant lui.

Doucement sa tête se renversait en arrière. Elle eut un regard attendri sur nous tous, enfin dans un murmure :

Ça finit mieux comme ça.

Et puis ses mirettes tournent, elle exhale un soupir douloureux et elle se raidit.

C’est fini ! La petite Serbe est partie là-bas [5]. »

Plus nombreuses sont les femmes qui, utilisant la méthodique préparation militaire des heures plus calmes suivent l’armée pour en assurer tous les services. Il faut bien se représenter qu’en Serbie comme le dit encore un de nos combattants, on a mobilisé jusqu’au dernier gosse. « Tous les hommes de l’adolescence à la vieillesse, tous ceux qui ne sont pas cloués par leurs infirmités ont été acceptés parmi les combattants ». Si les femmes sont utiles en se mêlant à leur foule héroïque, elles le sont bien plus encore en assurant les innombrables services pour lesquels on ne trouve plus d’hommes. Infirmières, elles soignent à l’arrière les malades et les blessés ; brancardières, elles-mêmes elles les transportent. « Après les combats, dit un journal allemand, on ne trouve ni un mort, ni un blessé ». On les voit, dit un autre journal allemand courir infatigables pendant des heures, en portant sur leur dos leurs plus jeunes enfants.

Service de l’Intendance, service des étapes, ravitaillement en vivres et munitions jusqu’en première ligne, tout est assuré par les compagnes bien dignes d’un peuple de héros et de martyrs.

Combien d’entre elles combattent ? Presque toutes sans doute quand le danger menace et de ces héroïnes on parle peu puisqu’il est habituel, en leur nation, de voir une femme saisir le fusil. La France qui leur a donné l’hospitalité, a pourtant connu la gloire de Jivka Tersitch qui, nommée sergent au cours des deux guerres balkaniques fit comme ses camarades toute la campagne de 1914-1916, reçut sur le Danube, sur le Jahdar et pendant la retraite quatre blessures et quatre citations, et la gloire de Mlle Miliouka qui, blessée grièvement aux combats de l’automne 1915 conserve encore l’allure martiale d’un soldat.

Mais il faut subir la défaite ; avec leurs maris et leurs enfants, les femmes serbes prennent part à la retraite d’Albanie ; et si des milliers d’entre elles payent de leur vie leur énergie, du moins les autres se retrouvent-elles en terre libre, sous la protection des armées alliées, prêtes pour la résurrection d’un grand peuple !

  1. Ludovic Naudeau : Les Femmes russes à la guerre.
  2. Souvenirs d’une infirmière en Galicie.
  3. Naudeau, Les Femmes russes à la guerre.
  4. Paul d’Ivoi. Femmes et gosses héroïques.
  5. Paul d’Ivoi. Femmes et gosses héroïques.