Les Universités allemandes.- Goettingue

UNIVERSITÉS


ALLEMANDES.


GOETTINGUE.

Une petite ville de dix mille âmes, aux frontières du royaume de Hanovre, jadis riche et puissante, s’il faut en croire les anciennes chroniques, mais au dix-huitième siècle, complètement déchue et oubliée. George ii, roi d’Angleterre, s’avisa d’y établir une université, et Goettingue est devenue une des villes les plus importantes de l’Allemagne. Pour bien comprendre quels furent pour le pays les résultats de cet établissement, il faut se reporter à l’époque même où il vint dans la pensée du monarque de le créer. Un des professeurs appelés, en 1734, à faire partie de la nouvelle université, nous a lui-même tracé un récit très curieux de son arrivée dans cette ville. Goettingue était alors entièrement ignoré, et quand la nouvelle se répandit qu’une université devait y être formée, beaucoup de savans eurent à se demander d’abord où cette ville était située. Il n’y avait pas moitié de la population qui y existe aujourd’hui ; pas un imprimeur, pas un libraire, à peine quelques mauvaises auberges. Haller, le célèbre naturaliste, ne put y arriver sans briser sa voiture sur les mauvais chemins qui y conduisaient ; et pour donner les soins nécessaires à sa femme qui s’était blessée grièvement dans cette chute, il fallut envoyer chercher un médecin à Cassel.

Avec l’université, Goettingue reprend un nouveau lustre, une nouvelle existence, et n’est-ce pas une chose de haut intérêt que de voir ces conquêtes opérées par l’esprit, ces beaux fruits que la science porte à la fois et dans la vie intellectuelle et dans la vie purement matérielle de tout un peuple ? Avec les professeurs, arrivent les habitudes nobles, les travaux sérieux, la haute magistrature du savoir et de la pensée ; avec les cours universitaires, la troupe joyeuse d’étudians, le recueillement et le plaisir, les livres et les courses à cheval, les libraires et les cafés. De nouvelles maisons s’élèvent pour recevoir cette colonie, de nouvelles rues se forment. L’or du gouvernement et l’or des nouveaux venus afflue dans cette petite ville, qui, naguère encore, se traînait dans les minuties de son commerce de détail. L’aisance passe des hauts degrés de la bourgeoisie aux plus pauvres artisans : l’activité règne de toutes parts, et cette activité ne demeure plus infructueuse. On dirait d’un beau jour de printemps qui vient réveiller cette ville long-temps engourdie, d’une nouvelle sève qui circule dans tous ses membres, et leur rend la force et la chaleur. L’université est là entée sur cette pauvre ville de Goettingue, comme une plante aux longs et verts rameaux sur un pan de muraille à demi brisé. On regarde ces ruines noircies par le temps, et l’on s’étonne de voir grandir sur ce sol ingrat un arbre dont un coup de vent apporta la semence, et qui pousse ses racines entre les pierres mal jointes, tandis qu’avec ses larges branches, il couronne si bien un reste de créneaux.

L’université fut établie au mois d’octobre 1734, d’après un privilége de l’empereur Charles vi, et reçut, en mémoire de son fondateur, le nom de Georgia Augusta. On y appela de toutes les parties de l’Allemagne les professeurs qui s’étaient fait un nom par leurs écrits, ou leur manière d’enseigner. Il en vint de Leipzig, d’Iéna, de Wurtemberg et de la Suisse. Le gouvernement hanovrien leur assurait de grands avantages, et l’honneur de poser les bases d’une nouvelle université était pour ces apôtres de la science un puissant motif d’émulation. Là vint le bon Hollmann, qui a si bien dépeint l’ancien état d’appauvrissement intellectuel où se trouvait Goettingue ; Cursius, le professeur de théologie ; Buttner, le botaniste ; un peu plus tard, Tobie Meyer, l’astronome, et en tête de tous, le grand Haller, bien digne de présider à la formation d’un tel établissement. Quelques-uns de ces noms que les annales de Goettingue mentionnent avec orgueil, se sont un peu effacés, il est vrai, derrière les progrès que la science a faits depuis un siècle ; mais alors ils étaient environnés de tout leur prestige, et ils ralliaient autour d’eux une foule d’élèves studieux. Plusieurs de ces professeurs eurent la gloire d’arriver à Goettingue avec un cortége d’étudians qui avaient déjà assisté à leurs cours dans une autre université, et qui voulaient, comme de braves soldats, suivre jusqu’au bout la bannière de leur premier maître.

Une fois installés à Goettingue, les professeurs se mirent avec ardeur à défricher le terrain qui leur était confié. On vit alors ce qui arrive toujours au commencement d’une entreprise difficile quand il s’offre à la volonté de l’homme beaucoup d’obstacles, et très peu de moyens de les surmonter ; on vit toute cette petite colonie de savans rivaliser de zèle et d’efforts pour mener à bon port la barque qui leur était confiée. Il n’y avait pas dans Goettingue assez de caractères d’imprimerie pour imprimer quelques affiches, on en fit venir d’Erfurt. On fonda un journal scientifique, le doyen des journaux allemands, qui a passé à travers toutes les révolutions et subsiste encore aujourd’hui dans la même simplicité de forme qu’il apparut il y a un siècle,. L’un des professeurs en prit la rédaction suprême, les autres se firent compositeurs, correcteurs, selon que le besoin l’exigeait. En même temps, on organisait une académie des sciences, qui, depuis le jour de sa création jusqu’à présent, a su rallier à elle les hommes célèbres de tous les pays ; l’académie allemande, destinée à seconder les progrès et le perfectionnement de la langue nationale, et une académie historique. Le gouvernement secondait à merveille ces nobles tentatives, et le ministre chargé spécialement de la direction spéciale de l’université, Münchhaüsen, semblait avoir été envoyé exprès par le bon génie de l’université pour lui prêter l’appui de son crédit, de son pouvoir et de ses lumières. L’œuvre scientifique s’opérait ainsi avec persévérance ; les professeurs enrichissaient chaque jour, comme de diligentes abeilles, leur ruche de miel, et, un beau jour, Goettingue se réveilla grande ville de pauvre bourg ignoré qu’elle était ; cette fois il fallut lui donner une place distinguée dans les dictionnaires de géographie et les livres de voyage. Il fallut que le savant tournât ses regards de ce côté, et que l’étranger jaloux de connaître les merveilles de l’Allemagne vînt y faire une halte, car Goettingue avait pris rang parmi les universités protestantes allemandes ; elle était devenue, comme on la nomme encore, la perle du royaume de Hanovre.

Elle avait son journal qui rendait compte des découvertes les plus importantes, ses sociétés savantes qui tenaient des assemblées régulières, publiaient des traités, distribuaient des prix ; elle eut bientôt son jardin botanique, son observatoire, ses cabinets de physique et d’histoire naturelle. Il lui manquait encore une bibliothèque ; mais le même zèle qui avait déjà opéré des prodiges dans d’autres occasions devait en produire ici de nouveaux. On avait environ neuf mille volumes, dont un M. de Bulow avait fait un legs en mourant. Le gouvernement en ajouta deux mille deux cents ; on en trouva sept cent quatre-vingts dans la bibliothèque du gymnase, et tout cela réuni forma la première base. On en appela à la générosité des nobles et des professeurs ; on préleva sur la taxe payée par les étudians un fonds particulier pour acheter des livres ; on imposa aux professeurs et aux libraires l’obligation de remettre à cette bibliothèque un exemplaire de chacun des livres qu’ils publieraient. Puis il arriva une foule de dons gratuits de la Saxe, de la Prusse, de l’Angleterre et de la France même, qui s’empressaient d’enrichir cette jeune université, comme les bonnes fées d’autrefois apportaient leurs présens au berceau d’un enfant. À mesure que les dons se multipliaient, on se hâtait d’élaguer les exemplaires doubles, et de les vendre pour acheter les ouvrages essentiels qui manquaient encore. Il y avait dans cette administration un dévouement entier, un ordre admirable qui devait en peu de temps servir à tripler ses richesses. En 1765, cette bibliothèque, formée d’un si petit noyau, comptait déjà soixante mille volumes. En 1789, elle en avait cent vingt mille ; en 1802, deux cent mille. Aujourd’hui, elle en compte plus de trois cent mille. C’est la première bibliothèque de l’Allemagne. Outre une grande quantité de manuscrits précieux, de livres rares des premiers temps de l’imprimerie, ou d’éditions classiques, elle renferme une collection très nombreuse d’ouvrages de mathématiques et de sciences positives, et une foule de documens historiques qui n’existe peut-être nulle part en Allemagne aussi complète. Les Anglais ont été forcés de reconnaître que Goettingue possédait, sur l’histoire particulière de leurs comtés et de leurs provinces, plus de sources authentiques, de livres rares que l’Angleterre même. Cette bibliothèque est établie en partie dans une grande église disposée avec un tact parfait. C’est le coup-d’œil le plus imposant que j’aie jamais vu, et peut-être la plus belle salle de bibliothèque qui existe. Les livres ne sont point entassés rayon sur rayon contre les murailles, mais placés sur des tablettes qui partagent symétriquement la salle, et rangés dans un tel ordre, que pour trouver l’ouvrage qu’on leur demande, les bibliothécaires n’ont jamais besoin d’avoir recours au catalogue. Ils maintiennent sans doute cet avantage, en se chargeant eux-mêmes de tout le travail de placement et de déplacement en n’employant jamais le secours d’aucun domestique. Ce qui est surtout admirable à observer dans cette bibliothèque, c’est la libéralité, et en même temps l’esprit d’ordre avec lequel elle fait usage de ses richesses. Elle est ouverte chaque jour au public, mais chaque jour, hors des heures déterminées, un professeur peut avoir les ouvrages qu’il désire, et sur la signature d’un homme un peu connu, un étudiant peut emporter chez lui autant de livres que bon lui semble. Il arrive souvent même que des professeurs de Leipzig, de Berlin, ou d’autres villes encore plus éloignées, se font envoyer des livres jusque chez eux, et je ne sache pas que l’on en ait jamais perdu. On peut croire aussi que les trésors de cette bibliothèque doivent être soigneusement conservés, quand on trouve parmi les savans préposés à leur garde des hommes tels que Reuss, Benecke, et les deux frères Grimm, inscrits comme second et troisième bibliothécaires.

L’un des grands avantages de l’université de Goettingue, et l’on pourrait dire celui d’où découlent tous les autres, c’est d’avoir été placée sous la protection d’un gouvernement qui a su comprendre ce qu’elle valait, et qui a sans cesse pris à tâche de lui donner plus de relief. Dès le jour où elle fut créée, elle devint l’objet particulier de l’attention de George ii, et ses successeurs n’ont jamais démenti ce noble sentiment. Le roi d’Angleterre est encore aujourd’hui son recteur magnificentissimus, ses fils viennent ici faire une partie de leurs études, et il n’ignore rien de ce qui peut élever plus haut une des branches de la science, récompenser le mérite d’un professeur. Mais un demi-siècle après sa fondation, cette université s’était déjà acquise une telle célébrité qu’elle pouvait se soutenir elle-même, et passer impunément à travers les révolutions. En 1792, le général Custine se hâtait de lui envoyer une sauve-garde. En 1803, Berthier écrivait à Heine : « Le premier consul sait apprécier les services que l’université de Goettingue a rendus aux lettres, et les droits qu’elle s’est acquis à la reconnaissance des savans. Que le bruit des armes n’interrompe pas vos paisibles et utiles travaux ! L’armée française accordera une protection spéciale à vos établissemens. Son général en a reçu l’ordre et aura un grand plaisir à l’exécuter. Vous pouvez en donner l’assurance à tous les membres de votre université que le premier consul honore d’une grande estime. »

Goettingue obtint la même distinction du gouvernement westphalien ; Jérôme respecta les privilèges de l’université, et son ministre Jean de Müller n’était pas homme à les restreindre.

De cette faveur des gouvernemens, de cet esprit éclairé qui veillait à son administration, résulta pour Goettingue le grand, le vrai principe de vie. L’enseignement jouit d’une liberté complète, les étudians eurent leurs privilèges, les professeurs eurent aussi les leurs, et il faut compter, entre autres, celui d’être exempts, pour les livres qu’ils publient, de toute espèce de censure, ce que l’on ne retrouverait pas facilement dans le reste de l’Allemagne. Rien ne coûte au gouvernement hanovrien pour attirer ou conserver à Goettingue les hommes capables de donner à la science qu’ils enseignent un nouveau lustre. Aussi les professeurs, une fois arrivés là, n’en sortent guère. Ils y suivent paisiblement leur carrière, deviennent conseillers, puis conseillers privés, reçoivent deux ou trois décorations, quelque pension, et s’endorment un jour, en sortant de leur auditoire, pour ne plus se réveiller. On place leur buste dans la bibliothèque ; on imprime leur panégyrique ; on fait une nouvelle édition de leurs œuvres, et leur nom inscrit avec honneur dans les annales de l’université, vénéré par leurs élèves, respecté par leurs successeurs, s’en va d’année en année jeter encore un doux reflet sur la tête de leurs neveux et petits neveux. C’est comme un idéal de vie paisible, studieuse, réfléchie, que les troubles révolutionnaires et les orages de notre époque n’ont pas encore pu ternir.

Goettingue s’est toujours distinguée par la haute réputation des hommes attachés à son université, et plus d’un écrivain célèbre a ambitionné l’honneur d’être admis au nombre de ses professeurs. En remontant à son origine, nous trouvons une suite non interrompue de savans que non seulement le pays de Hanovre, mais l’Allemagne entière ne peut cesser de vénérer : ainsi, Meyer, l’inventeur des tables lunaires ; Heine, le philologue ; Haller, le naturaliste ; Schlozer, qui tour à tour professa l’histoire, la politique, la statistique ; Martens, qui a vu venir à lui toute la jeune noblesse allemande qui se destinait à la diplomatie ; de Villers notre compatriote, dont Mme de Staël a fait l’éloge ; Rœderer de Strasbourg ; Busching ; Sartorius ; Eichhorn ; Bouterweck, etc.

Là, la science a marché d’un pas rapide par toutes les voies qui lui étaient ouvertes, toujours secondant le progrès général et quelquefois le devançant. Il y aurait un livre curieux à faire sur tout ce que cette université a produit dans l’espace d’un siècle, sur les tentatives hardies dont elle a été le théâtre, les recherches profondes auxquelles elle s’est livrée, et les diverses théories qu’elle a jetées de par le monde. Il y a surtout deux grandes époques dans l’histoire de Goettingue, c’est celle où Bürger, Holty, Leisewitz, Holberg, se réunissaient ici pour publier leurs vers, et où l’Allemagne regardait poindre avec surprise cette nouvelle ère littéraire annoncée par l’almanach des Muses de cette confrérie de poètes ; c’est celle où une société de savans se formait pour publier une suite d’ouvrages dans laquelle Eichhorn apportait son histoire d’Europe, et Bouterweck sa belle histoire des littératures.

En observant séparément les diverses branches scientifiques que l’université de Goettingue a dû embrasser, on ne peut s’empêcher de reconnaître pourtant qu’elle ne s’est pas illustrée dans toutes également. La philosophie, la théologie, la philologie ont jeté ailleurs un plus grand éclat, mais elle s’est élevée très haut dans les mathématiques, dans la jurisprudence, dans l’histoire naturelle, et je ne sache pas qu’aucune université présente comme celle-ci tant de beaux, larges et continus développemens dans l’histoire.

Aujourd’hui, Goettingue a donné une nouvelle importance à ses établissemens ; la bibliothèque s’est agrandie ; le cabinet public d’histoire naturelle, fondé par Blumenbach, et celui où le vénérable professeur a recueilli avec tant de soin des crânes d’hommes de toutes les nations, pour établir sa théorie sur les races humaines, ont reçu de nouvelles richesses : le jardin botanique est plus étendu et plus complet ; on a bâti un nouvel observatoire, une superbe salle d’anatomie ; on parle maintenant de construire un nouvel édifice pour l’université. Ne sont-ce pas là tout autant de signes de prospérité ?

Le nombre des étudians a diminué, il est vrai. Il ne s’élève guère à présent qu’à huit cent cinquante à neuf cents. Il a été autrefois de quinze cents ; mais cette diminution s’est fait sentir dans la plupart des universités allemandes. Cela tient à la jalouse autorité que certains gouvernemens exercent envers les universités, à la censure odieuse qui s’immisce jusque dans les leçons que le professeur devrait pouvoir faire librement et d’après sa conscience. Cela tient aux examens si rigoureux que doivent subir ceux qui se présentent pour prendre leurs inscriptions universitaires ; et puis il faut observer que le nombre des jeunes gens qui ont fait leurs études est déjà plus que suffisant pour occuper tous les emplois, et que la perspective de se traîner long-temps dans une inaction forcée à la suite des autres décourage ceux qui seraient tentés de prendre la même route.

Du reste, Goettingue conserve toujours le privilège d’avoir les étudians riches et étrangers. Plus de la moitié de ceux qui s’y trouvent aujourd’hui viennent de l’Angleterre, de la France et de la Suisse.

Quant aux professeurs, je ne crois pas que jamais l’université ait présenté une réunion d’hommes distingués en tout genre, d’hommes dévoués à la science, plus complète que celle qu’elle nous offre aujourd’hui. Il y a quarante et un professeurs ordinaires, quatre pour la théologie, sept pour la faculté de jurisprudence, neuf pour celle de médecine, vingt et un pour celle de philosophie, qui embrasse à la fois les sciences mathématiques et physiques, les lettres, l’histoire, la diplomatie, la statistique, la technologie, les arts mécaniques, l’architecture, et la philosophie proprement dite. On compte en outre onze professeurs extraordinaires et quarante professeurs faisant des cours libres et portant le titre de Privat-docent.

C’est là, parmi ces professeurs, que se trouvent Hugo, le doyen des jurisconsultes allemands ; Heeren, l’historien couronné deux fois par l’Institut de France ; Gauss, que l’on regarde comme le plus grand mathématicien de l’Allemagne ; Ottfried Müller, qui, à l’âge où les autres ne font encore qu’étudier, s’est élevé au premier rang des archéologues ; les deux frères Grimm, deux nobles hommes qui ont resserré par l’étude, par une admirable association de travaux les liens de la nature ; Amédée Wendt, l’auteur de l’Histoire de l’art, et l’éditeur du célèbre ouvrage philosophique de Tennemann ; le vénérable Blumenbach, que ses quatre-vingt-cinq ans n’empêchent pas encore de continuer ses cours ; Giessler, qui semble partager avec Neander le domaine de l’histoire ecclésiastique ; Langenbeck l’anatomiste, etc.

Ce qu’il y a surtout de beau à observer, c’est le caractère simple et modeste de ces hommes qui ont passé une vie si laborieuse, qui ont fait germer tant de beaux fruits dans le champ de la science ; c’est la facilité avec laquelle ils se communiquent à ceux qui sont placés loin d’eux dans la hiérarchie littéraire, et les relations d’amitié et de confiance qu’ils conservent l’un envers l’autre. Ce n’est plus cette gêne qui pèse sur les professeurs des universités catholiques, toujours restreints par la censure, toujours poursuivis par l’espionnage des prêtres ou du gouvernement ; c’est le laissez-aller des hommes qui peuvent dire franchement et loyalement ce qu’ils pensent, c’est la noble liberté de la science qui passe dans les relations privées. Jamais je n’ai si bien compris l’image d’une république des lettres qu’en voyant cette réunion de professeurs, unis l’un à l’autre par des liens d’estime, travaillant avec le même amour au même but, et s’encourageant mutuellement dans la route qu’ils ont à suivre, dans les obstacles qu’ils ont à vaincre.

J’ai assisté un jour à l’une de leurs fêtes. Peu de choses m’ont autant frappé. On célébrait la cinquantième année de doctorat du savant Heeren. C’était un jour de vacance et de joie pour toute l’université. Dès le matin, une députation des diverses facultés était allée offrir au noble professeur un nouveau diplôme de docteur, imprimé en lettres d’or sur parchemin ; après midi, les professeurs ordinaires et extraordinaires, les magistrats de la ville et quelques étrangers se réunirent à la même table. Nous étions tous assis, lorsque Heeren arriva conduit par deux professeurs, et je ne saurais rendre le sentiment de respect avec lequel tout le monde se leva spontanément à son approche, et l’émotion qui nous saisit en voyant cette belle tête blanche de vieillard. Les mœurs modernes semblaient retourner aux mœurs antiques ; Lacédémone eût applaudi à ce tableau. Heeren s’assit dans le fauteuil qui lui était destiné, sous les branches de feuillage qui lui formaient une couronne. Le premier toast était pour le roi, recteur de l’université, le second pour lui. Le professeur Wendt lui apporta des vers qu’il lut avec des yeux pleins de larmes. Puis il voulut parler, nous remercier, et l’émotion arrêta sa voix. Noble et digne vieillard ! avec son large front, sa chevelure blanche comme l’argent, son regard encore vif et hardi, il était là comme un de ces anciens héros dont l’art et la poésie nous dépeignent la force et la majesté. Quand la première rumeur que le toast avait fait naître fut passée, il se tourna du côté de ses voisins, et se mit à leur raconter sa vie ; il dit comment il était devenu docteur, quels voyages il avait entrepris, et quelle année il avait commencé à professer[1]. C’était aussi une épopée, mais l’épopée toute pacifique d’un Nestor d’université. Qu’elles sont belles ces fêtes de la science où l’on célèbre ainsi la première entrée d’un professeur dans sa longue carrière, et où lui-même recueille avec tant de joie ses souvenirs, et dit à ses amis quels furent ses travaux et ses paisibles conquêtes !

À la fin du dîner, Heeren fut reconduit chez lui par la même députation qui était allée le prendre le matin, et le soir les étudians se rassemblaient sous ses fenêtres et chantaient des hymnes en son honneur.

Dans trois ans on célébrera à la fois sa cinquantième année de professorat et l’anniversaire séculaire de l’université ; ne sera-ce pas une admirable fête ?

Il me reste encore à parler de la ville. Elle est située au pied d’une colline, dans une plaine large et fertile, et les arbres fruitiers, les jardins, les champs de blé et les verts enclos qui l’entourent lui donnent assez l’air d’une petite ville de Normandie. Ses rues sont élégantes et bien bâties ; les monumens publics qui les décorent ne sont pas splendides, mais presque tous d’un très bon goût. Elle a la physionomie jeune et riante, mais peut-être aurait-on le droit de regretter qu’elle se soit dépouillée avec tant de soin de ses vieux édifices pour prendre la légèreté de structure et le badigeonnage des temps modernes. Goettingue est l’une des plus anciennes villes d’Allemagne. Plusieurs historiens font dériver son nom de Goth, et remonter son origine jusqu’au VIIIe siècle. Elle passa, non sans y jouer quelquefois un rôle important, à travers les diverses phases du moyen âge ; d’abord ville impériale, ville féodale, ville libre, ville anséatique, puis ville réformée, la rupture du lien anséatique lui porta le premier échec, et la guerre de trente ans, si fatale à toute l’Allemagne, appauvrit ses bourgeois, et jeta son industrie dans un état de misère dont elle ne se releva plus. On n’y trouve aujourd’hui que très peu de monumens de son ancienne histoire : une vieille tour d’église que l’on voit s’élever de loin comme une haute colonne, et qui appartient sans doute aux premiers temps d’architecture gothique ; une maison dont les murailles sont couvertes de sculptures en bois qui portent le caractère naïf des artistes du XVIe siècle, et des remparts au pied desquels on dessine maintenant un jardin anglais.

Les vrais monumens sont dans les environs de la ville, sur ces montagnes où les anciens seigneurs allaient construire leur forteresse. Là étaient les troupes de guerriers aventureux, vivant d’exactions et de rapines, les véritables ennemis contre lesquels la bourgeoisie avait à combattre sans cesse, ou pour son territoire, ou pour ses libertés. Là sont les deux châteaux de Gleichen, situés sur deux montagnes parallèles (d’où vient leur nom de gleichen, pareilles), et appartenant à deux frères qui s’étaient juré une haine mortelle, et se tuèrent tous deux à la fois, en se tirant l’un contre l’autre un coup d’arquebuse ; le vieux château de Hardenberg, qui remonte jusqu’au IXe siècle ; les grandes et magnifiques ruines du château de Plesse, au pied duquel les étudians et les jeunes filles de Goettingue vont maintenant danser le dimanche. De ces anciens remparts de la féodalité, il ne reste plus que d’informes débris ; le pauvre paysan s’en va prendre les pierres du donjon pour se bâtir son humble cabane, et l’enfant joue dans cette salle où se rassemblaient les vieux guerriers.

Là, revivent encore ces anciennes traditions, ces bons vieux contes transmis d’âge en âge par la crédulité populaire, ces récits de géans et de nains de la montagne, comme on les retrouve dans le Tyrol et dans le Hartz, et ces chroniques locales comme l’esprit poétique des Allemands en a créé pour chaque pays.

De jeunes filles s’en vont par un soir d’été chercher des fleurs au sommet de la montagne. L’obscurité vient. Minuit sonne ; elles s’égarent dans la forêt. Une porte d’airain s’ouvre devant elles ; elles entrent, et aperçoivent une troupe de géans avec la massue en main, qui gardent des vases remplis de pièces d’or. L’effroi les saisit, elles veulent fuir ; mais l’une d’entre elles, moins agile que les autres, reste en arrière, et la porte d’airain se referme sur elle, et la dérobe à ses compagnes.

Un étudiant s’asseoit au milieu des ruines de Plesse. Le sommeil le prend, la nuit tombe, un orage éclate. Il se réveille par une pluie effroyable, au bruit de la foudre, au sillonnement des éclairs. Pas un refuge ne s’offre à ses yeux, pas un guide n’est là pour lui montrer son chemin. Il s’effraie, il appelle les esprits à son secours. Tout à coup, il voit briller de loin une lumière ; elle s’approche, elle arrive près de lui, et un joli petit homme, un nain de la montagne, lui demande ce qu’il préfère, ou de s’en retourner immédiatement à Goettingue, ou de venir passer la nuit dans sa demeure. Le pauvre étudiant, mouillé jusqu’aux os, ayant faim et soif, accepte avec joie ce gîte inattendu, bien que le petit homme lui semble d’une nature assez singulière. Mais il se rappelle avoir lu dans Paracelse que Dieu, après avoir créé Adam et Eve, avait aussi créé des êtres intelligens qui n’ont ni chair, ni os, et tiennent le milieu entre l’ange et l’homme. Ainsi, il se résout à avoir bon courage, et arrive, en suivant les pas de son guide, au sein d’une grotte profonde taillée dans le cristal et étincelante d’or et de diamans ; là, se trouve réunie toute la famille du nain, sa femme, ses frères et sœurs, et une jolie jeune fille, qui n’a pas plus d’un pied et demi de hauteur, mais qui est charmante à voir. On s’asseoit à table, une table de roi, couverte des plus fins services de vermeil et d’un linge d’amiante damassé, blanc comme la neige. On y trouve des mets d’une saveur exquise, qu’aucun cuisinier royal n’indique, et l’on y sert une boisson délicieuse qui se recueille entre ciel et terre, mais dont les hommes ne connaissent malheureusement pas la source. Cette famille de nains a toutes les vertus simples et hospitalières des temps antiques. Quand les jeunes filles ont fait à l’étranger les honneurs de leur habitation, quand l’esprit de la montagne lui a porté un salut amical avec sa coupe d’or, on se jette à genoux, on prie, on rend grâce à Dieu de ses dons, et les deux fils du nain conduisent eux-mêmes l’étudiant à la couche qui lui a été préparée. Le lendemain matin, l’étudiant songe à sa pauvre petite chambre de Goettingue, à sa mauvaise pension, à son fatras de livres et de cahiers, et en regardant autour de lui, il ne peut s’empêcher de faire une triste comparaison entre ce qu’il a connu jusqu’alors et la vie douce et splendide de ces habitans des montagnes. Hélas ! il voudrait bien pouvoir rester, mais il est d’une nature trop grossière pour habiter avec de purs esprits. Son hôte le lui dit à regret, il faut qu’il parte. On lui prépare un dernier repas, on remplit une cassette d’or et de diamans ; la jeune fille lui dit adieu en rougissant ; le père lui donne quelques bons conseils ; puis deux petits nains le conduisent au bas de la montagne, lui remettent la cassette, et il arrive à Goettingue avec un trésor que les bijoutiers de la ville n’estimèrent pas moins de 40,000 thalers.

La chronique de Gleichen rentre dans le cycle romanesque des croisades.

Le comte de Gleichen a épousé une jeune femme qu’il aime beaucoup. Mais de longues années se passent, et Dieu n’a point exaucé les prières ardentes qu’il lui adressait pour obtenir des enfans de ce mariage. Après avoir long-temps en vain ordonné des messes, fait des neuvaines, et doté maint couvent, il se résout, en brave chevalier du moyen âge, à s’en aller en terre sainte avec les croisés. Dans une bataille où il combat pour sa foi avec une intrépidité héroïque, il est pris par les Sarrazins et livré au sultan. La fille du sultan le voit et en devient amoureuse. Elle l’aime avec toute l’ardeur d’une enfant du midi ; elle le dévore des regards, elle se lève au milieu de la nuit, et s’avance doucement dans sa chambre pour le contempler dans son sommeil et baiser les vêtemens qu’il a portés pendant le jour. Tout ce qu’elle a de pouvoir, elle l’emploie à adoucir sa captivité, c’est elle dont il sent la main invisible et bienfaisante chaque fois qu’une nouvelle faveur lui est accordée, chaque fois que la vie lui devient plus riante. Enfin elle lui avoue son amour, et lui offre de le délivrer, de le suivre, de se faire chrétienne s’il s’engage à l’épouser. Le pauvre chevalier se trouve alors placé dans une pénible perplexité. La jeune fille est belle, belle de ses grands yeux noirs, de sa coupe de figure orientale, belle aussi de sa passion. Ce serait pour lui une grande joie de l’épouser, surtout s’il songe qu’en la rendant chrétienne il s’acquerrait encore un nouveau mérite devant Dieu. Mais quand il pense à sa jeune femme à laquelle il a juré une fidélité éternelle, il ne croit pas qu’il lui soit permis de violer ses sermens, et il se résout à terminer sa vie dans sa prison. De longs jours se passent ainsi dans ces souffrances d’ame, dans ces combats interminables entre le désir de revoir sa patrie, son château, sa femme bien-aimée, et la crainte de manquer aux lois de Dieu. Cependant la jeune païenne ne se décourage pas ; plus les obstacles que lui oppose la loyauté du chevalier sont grands, plus elle trouve de force dans son amour. Elle redouble ses sollicitations, elle lui peint sous les couleurs les plus sombres les tristesses de la captivité, sous les images les plus riantes le bonheur de retourner librement en Allemagne. Le chevalier cède enfin, part avec sa bienfaitrice, court à Rome, se jette aux genoux du pape, et lui raconte son histoire. Le pape lui-même, tout bon casuiste qu’il était, ne put refuser sa sanction au serment que le chevalier avait fait d’épouser la jeune païenne. Elle fut baptisée et mariée le même jour, puis elle s’en vint avec le comte au château de Gleichen, où la comtesse la reçut comme une sœur.

À Erfurt, on raconte le dénouement d’une autre manière ; on dit que le chevalier, revenant chez lui avec la jeune fille qui l’avait sauvé, la présenta à sa femme en lui disant : Voilà celle à qui je dois la liberté et la vie, et que sa femme, se tournant vers l’étrangère, lui dit : J’aime mon mari de toute mon ame, mais vous avez fait pour lui plus que jamais je n’ai fait, je ne puis m’acquitter qu’en vous cédant mes droits sur lui ; et elle se retira dans un couvent.

Dans une autre partie des environs de Goettingue, il existe une ancienne chronique à laquelle la réformation n’a pas dû laisser beaucoup de partisans, mais qui n’en mérite pas moins d’être recueillie comme l’expression naïve du temps où l’on y ajoutait foi.

L’empereur Henri ii, surnommé le Saint, fit présent à une église d’un vase d’or du poids de vingt livres. Quelque temps après il mourut, et à l’heure même où le monarque expirait, un pieux ermite, qui avait passé de longues années dans les exercices d’une rigoureuse dévotion, entendit tout à coup dans sa paisible cellule un grand bruit. Il courut sur le seuil de sa porte, et en regardant autour de lui il aperçut dans les airs une légion de diables qui s’en allaient en toute hâte s’emparer de l’ame de l’empereur.

L’ermite en appela un, et le pria de venir lui raconter le résultat de cette expédition. Or, comme le diable n’avait rien à refuser à un saint homme, qui vivait de prières et de bonnes œuvres, il revint à point nommé, mais hélas ! il avait l’air bien triste, l’air d’un diable qui vient de perdre une belle proie. D’abord, à l’aide de ses compagnons, il s’était hâté de prendre l’ame de Henri, et en rassemblant de ci, de là, quelques vieilles fautes mal expiées, mainte injustice non réparée, maint crime d’empereur que les courtisans pardonnent trop facilement, il en était venu à former, malgré la sainteté du sujet, une assez bonne somme d’iniquités qui, mises en bloc dans la balance, la faisaient pencher de beaucoup vers l’enfer, lorsque tout à coup un ange arrive, jette dans l’autre bassin de la balance le vase d’or que Henri a donné à l’église, et l’âme de l’empereur échappe aux griffes des démons, et s’élance joyeusement vers le ciel.

Ainsi le sol de Goettingue présente à la fois l’intérêt historique et romanesque, et les professeurs de l’université l’ont si bien exploité en tout sens, qu’il n’est besoin que d’y venir pour trouver auprès d’eux ou des pages de science, ou des contes populaires du moyen âge.

X. Marmier.
  1. Heeren est né à Brème, le 27 octobre 1760. Il vint en 1779 faire ses études à Goettingue, et reçut en 1784 le grade d’assesseur auprès de la société des sciences. En 1785, il fit un voyage à Vienne, Venise, Florence ; visita la Sicile, le Milanais, le Piémont, la France, la Belgique, la Hollande, revint à Goettingue en 1787, et y fut nommé professeur de philosophie. Depuis il n’a plus quitté la ville où il avait été élevé, où il était devenu maître. En 1793, il écrivit ses Idées sur la politique, que l’on retrouve aujourd’hui traduites dans toutes les langues de l’Europe ; en 1803, son essai sur la réformation ; en 1808, son ouvrage sur l’influence des croisades, que l’Institut de France couronna, et d’année en année une quantité d’essais historiques qu’il composa pour l’académie des sciences de Goettingue, et d’autres ouvrages d’une plus grande étendue qui tous mériteraient une longue et sérieuse analyse. En 1801, il fut nommé professeur d’histoire et successivement membre de l’académie des sciences de Munich, Copenhague, Berlin, Paris, etc.

    On publie maintenant à Goettingue une édition complète de ses œuvres, en dix volumes in-8o. Les neuf premiers volumes ont paru.