Calmann-Lévy (p. 1-27).



I

— Salut, don Juan !

— Voyons, Lorderie, laisse-moi donc tranquille !

— Messieurs, je vous présente mon très cher ami Maxime Fargeau… Critique littéraire de son état et séducteur de profession : les plus belles pensées du monde dans la plus belle tête de Paris…

— Est-il taquin, ce Lorderie !

— Le dilettante de l’antithèse : garçon d’esprit, mais homme de cœur ; confrère — et fraternel… Spirituel comme une femme laide, bien qu’il soit aussi joli qu’un fat imbécile… Figurez-vous Cyrano, avec les traits de Christian… Villemessant, sous le masque de Bel-Ami… Voltaire, idéalisant son sourire simiesque sur la bouche parfaite de don Juan.

— Monsieur Lorderie, tu m’embêtes !

— Don Juan !… C’est le surnom que porte Maxime Fargeau — urbi et orbi — parce que les seules femmes qu’il n’a pas eues sont celles qu’il n’a pas voulues… Et les seules qui ne lui ont point cédé sont celles qui ne l’ont point connu…

— Assez, Lorderie !

— Pour terminer ce portrait garanti ressemblant, j’ajouterai, messieurs, que Maxime Fargeau appartient désormais à l’Écho National, où il s’adjoint à moi pour faire la chronique des livres… Tiens, appuie-toi ça, mon camarade !

Jacques Lorderie, critique littéraire de l’Écho National, saisissait, au hasard, des exemplaires de presse déposés sur une table et les lançait à la tête de Maxime Fargeau qui s’abritait de son mieux contre cette avalanche de bouquins. Les volumes encore empaquetés tournoyaient devant ses yeux et les étiquettes des librairies semblaient rivaliser d’adresse. Il reçut un Plon sur l’épaule et un Ollendorff en plein estomac ; à peine s’était-il garé, qu’un Fasquelle sournois le frappait en traître par derrière.

Maxime ramassa posément chaque projectile, et murmura avec un sourire :

— Voilà la revanche des livres… C’est bien leur tour : j’ai si souvent tapé sur eux !

C’était dans la salle de rédaction du journal. Les deux collaborateurs littéraires avaient envahi les « Informations politiques » : une longue pièce rectangulaire, égayée d’ampoules électriques et de caricatures fichées aux murs par quatre punaises. Trois jeunes gens fumaient, adossés à la cheminée, et plaisantaient avec Fargeau et Lorderie, tandis qu’un vieux rédacteur sexagénaire persistait à travailler, penché sur sa table, méditant les dépêches de l’étranger, sabrant les morasses de deleatur rageurs, et, de temps en temps, grognait dans sa barbe blanche :

— Allons, messieurs, un peu de calme… C’est assourdissant, ce vacarme !

Sur quoi, les autres poussaient des cris d’animaux, que dominait soudain la sonnerie aiguë du téléphone. Par moments, un timbre retentissait ; aussitôt, l’un des jeunes gens se précipitait vers la porte de gauche et pénétrait dans la pièce voisine : le bureau du rédacteur en chef.

Tout en replaçant machinalement les volumes épars sur la table, Fargeau soupira, à l’idée de la besogne proche :

— Dire qu’il va falloir avaler tout ça !… C’est effrayant ce qu’on écrit de livres ! Qui diable peut acheter cette masse de papier ?… Ô lecteur intrépide, accueille l’hommage de ma reconnaissance d’homme de lettres !

Il développa quelques exemplaires :

— Et rien que des noms d’inconnus !… Avec quelle magnanimité les libraires encouragent la jeune littérature ! Vraiment, messieurs les éditeurs sont d’une indulgence et d’une générosité désolantes : ils acceptent beaucoup trop d’auteurs…

— Sans compter les amateurs qui s’impriment à leurs frais, glissa Lorderie.

L’éternelle récrimination menaçait de se prolonger, lorsque l’entrée d’un garçon de bureau opéra une diversion.

L’homme jeta trois journaux du soir sur un guéridon, remit deux lettres à Fargeau et à Lorderie, puis tendit une carte à l’un des jeunes gens.

— Bien ! Je reçois ; fit le journaliste, après avoir regardé la carte. Et il sortit brusquement.

À son tour, le vieux rédacteur quitta la pièce, emportant de nombreuses paperasses avec l’allure mystérieuse et candide d’un bon bureaucrate investi de pouvoirs insignifiants.

Dès qu’il eut disparu, les deux journalistes qui restaient échangèrent une grimace de singes en gaieté. L’un ricana :

— Si ce naïf vieillard va chez Perrault, il pouvait s’épargner la route.

Perrault était le rédacteur en chef. Lorderie, se rapprochant d’eux, questionna :

— Pourquoi donc ça ?

— Vous demandez pourquoi, monsieur Lorderie ?… Voyons ! Il est cinq heures… c’est mardi… Ignorez-vous que Perrault a rendez-vous avec sa maîtresse, une fois par semaine, et qu’il la rejoint là-haut, dans sa chambre, — ce qui lui économise son temps, outre la location d’un aimoir meublé ?

— Qu’est-ce que vous chantez ? intervenait Fargeau, abasourdi.

— Votre arrivée parmi nous est encore récente, monsieur ; répliquait le journaliste. Sans cela, vous sauriez que notre directeur a fait aménager une chambre à l’étage au-dessus, afin que le rédacteur en chef puisse coucher ici-même, les nuits de grosse besogne, quand des événements sensationnels forcent le journal de rouler à une heure tardive… Perrault ne profite pas de son lit que pour y dormir… voilà.

— Mais… vous êtes tous au courant de cette… habitude ? insistait Fargeau.

— Oui… sauf le patron, naturellement.

Le rédacteur, s’interrompant, interpella son collègue :

— Eh bien ! C’est le moment, hein ?… Allons chahuter au Secours immédiat.

Devant la mine effarée de Fargeau, il expliqua :

— Le bureau de la caisse du Secours immédiat est à côté de la chambre de Perrault… Chaque fois que notre rédacteur en chef se trouve enfermé avec sa bonne amie, nous nous amusons à faire du potin dans la salle voisine… les cloisons sont fort minces… ce qui nous donne le plaisir d’entendre Perrault recommander de sa voix de stentor : « Parle donc plus bas, Zaza !… ou ces animaux se douteront qu’il y a une femme chez moi. »

Le jeune homme reprit, s’adressant à son compagnon :

— Alors… nous montons ?

Sur le pas de la porte, il se retourna, pour demander à Lorderie :

— Cher maître… si on téléphonait, vous seriez joliment aimable de répondre à notre place ?

Et les deux journalistes s’esquivèrent, laissant les critiques en tête à tête.

Maxime Fargeau et Jacques Lorderie s’étaient connus au collège. Maxime, très beau, — d’une vigoureuse beauté de jeune dieu hellène — se distinguait auprès de ses condisciples grâce à sa force, sa souplesse dans tous les exercices, et déconcertait ses professeurs par un esprit trop brillant, trop subtil, qui saisissait la leçon du premier coup, sans le mérite d’une difficulté, avec l’agilité même que déployaient ses bras pour atteindre la barre fixe, au gymnase : Maxime exécutait en se jouant cette double acrobatie des muscles et du cerveau.

Jacques Lorderie, de figure quelconque et d’intelligence moyenne, estimait prodigieusement la supériorité du camarade le mieux doué de la classe. D’ordinaire, ces admirations de jeunes deviennent de la jalousie d’adultes. À rebours des autres, l’affection de Lorderie — loin d’être gâtée par l’envie — s’était accrue avec les années : ce médiocre avait un cœur de caniche.

Les deux jeunes gens s’étaient lancés dans la carrière littéraire : bien que confrères, ils étaient restés unis. Jacques Lorderie, servi par un talent de demi-teinte, terne, correct, effacé, — un de ces talents passe-partout qui ne rencontrent aucun obstacle parce qu’ils demeurent inaperçus, tels ces invités obscurs qui s’empiffrent dans un banquet sans qu’on songe à leur retirer les plats ; — Jacques, qui possédait quelques amis quoiqu’il n’eût pas de fortune, avait obtenu la critique de l’Écho à l’aide de relations.

Maxime Fargeau devait surmonter plus de difficultés. Ses charmes physiques, ses aventures tapageuses, sa réputation de don Juan inconstant et irrésistible, aux caprices fugaces, aux fantaisies impertinentes, lui avaient aliéné tous les hommes et quelques femmes, — ce qui obstruait son chemin d’embûches astucieuses.

À trente-cinq ans, Maxime piétinait toujours, opposant sa verve étincelante, ses qualités rares sa notoriété naissante aux attaques parties on ne savait d’où, qui lui disputaient le succès, pas à pas.

C’était à cette époque que Jacques Lorderie lui offrait de partager ses attributions ; Fargeau, tiré d’embarras grâce à son ami, acquérait une position stable.

Jacques et Maxime profitèrent du silence qui régnait dans la salle désertée, pour prendre connaissance de leur courrier.

Jacques décacheta sa lettre : une seconde enveloppe apparut, qui portait cette suscription : Pour remettre à M. Maxime Fargeau.

De son côté, Maxime retirait, du pli qui lui était adressé, une lettre fermée libellée au nom de Monsieur Jacques Lorderie.

Les deux amis échangèrent leurs missives avec un sourire complice.

— Tiens ! observa Lorderie, c’est la première fois qu’elles nous arrivent dans la même distribution.

Fargeau et Lorderie étaient mariés tous les deux et trompaient leurs femmes avec une égale courtoisie, pleins d’égards prudents et de ménagements affectueux.

Lorderie, adorant la paix du foyer, respectait la tranquillité d’une épouse peu clairvoyante.

Fargeau dissimulait ses infidélités par un souci beaucoup plus tendre. Sensuel et séduisant, il obéissait à la destinée qui lui avait façonné une plastique incomparable, l’avait pétri d’une chair voluptueuse et l’exposait à la tentation des plus rares conquêtes. Mais, ce don Juan aimait son Elvire : uni à une délicate créature, frêle, sensible et dévouée, il l’avait toujours préservée des surprises douloureuses, des soupçons justifiés. Après cinq ans de ménage, Renée Fargeau — peu mondaine, vivant à l’écart — ignorait encore les prouesses galantes de son mari et la renommée qu’elles lui valaient dans tout Paris.

Fargeau s’effrayait parfois en songeant combien ces intrigues perpétuelles qui le blasaient sans l’assouvir, eussent fait souffrir Renée, au cas d’une découverte. Il réfléchissait : « Est-ce bête, pourtant, de risquer le bonheur d’une femme pour la nuit d’une fille ! » Et il continuait…

Il se comparait à ces joueurs enragés, qui hasardent chaque jour leur fortune afin de ponter sur un canasson infâme.

Les deux critiques recevaient toute correspondance illicite au bureau de l’Écho National.

Par surcroît de précautions, les maîtresses de Lorderie et de Fargeau avaient la consigne d’adresser, sous double enveloppe, leurs caresses épistolaires à l’ami de leur amant. Ils se repassaient réciproquement la contrebande amoureuse de ces billets doux. Si, par hasard, l’une des femmes légitimes avait trouvé et ouvert quelque lettre parfumée envoyée à son mari, elle n’aurait éprouvé — en déchirant le pli intérieur — que le plaisir d’apprendre l’infortune de la voisine.

Tandis que Jacques parcourait d’un œil négligent le rectangle de papier vélin chevauché d’une écriture nerveuse, Maxime plaisanta :

— Voilà une liaison qui ne date pas d’hier !

— Comment le sais-tu ? s’exclama Lorderie avec surprise.

Jusqu’ici, Fargeau — peu bavard — et Lorderie — peu curieux — s’étaient tu leurs aventures respectives.

— Oh ! c’est très simple, répliqua Maxime. Au lendemain d’une nouvelle conquête, nous dévorons sa lettre d’amour, tout émus d’ardeur passionnée : c’est notre bulletin de victoire. Après une semaine, nous pensons, avant de l’ouvrir : « Diable ! Il va falloir encore répondre ! » Au bout du mois, nous maugréons : « Non ! Elle abuse… » Et la précieuse lettre d’amour, le bulletin de victoire du début nous produit l’impression d’un papier d’affaires ennuyeux, d’une espèce de quittance de loyer dont le propriétaire nous aurait forcés à prolonger le bail…

Maxime conclut :

— Eh bien, mon cher, à ta façon nonchalante de déchiffrer ce griffonnage, je présume que tu en es à la période où l’on souhaite de donner congé.

— Hélas ! gémit Lorderie. Ça dure depuis deux ans.

Il ajouta, toisant Fargeau avec une envie admirative :

— C’est toi qui ne commettrais pas de ces sottises ! Beau et volage, tu ignores les déceptions de la trahison, le dégoût des amours qui s’éternisent… Tu es heureux, joli garçon !

— Peuh !… Si tu crois que c’est gai, d’être consacré joli garçon !… Depuis le temps qu’on me prête ce rôle d’Antinoüs, il finit par m’horripiler.

Fargeau, l’air excédé, poursuivait d’une voix âpre et sincère :

— La beauté ! Nous l’avons remisée avec les chlamydes et les nudités splendides de l’antiquité : aujourd’hui, c’est un luxe démodé. T’imagines-tu Apollon en redingote ? Chez l’homme moderne, la perfection plastique n’est qu’un ridicule de plus… Et puis, cela m’exaspère de devoir mes succès à ce que je méprise en moi ! Mon cœur, mon esprit, mon âme, ça ne compte pas aux yeux des femmes : elles aiment seulement mon visage. Aucune de celles qui ont traversé mon existence n’a daigné m’apprécier pour un autre motif que ces stupides agréments extérieurs… Maman était fière de mes boucles blondes plus que de mes progrès en latin ; mes maîtresses se donnent, dès leur premier regard… Seigneur, quelle est l’amante idéale qui ne me répétera pas, pendant les effusions d’usage : « Ah ! mon chéri, comme tu es beau !

— Cependant, il y a peu d’hommes à qui on puisse dire pareille chose en telle occurrence, susurra Lorderie.

— L’autre jour, continuait Maxime, au cours d’un article, je vante le talent de Thérèse Robert, la femme peintre qui expose au Salon d’Automne… mademoiselle Robert vient me remercier au journal : crac ! à peine m’a-t-elle vu, qu’elle m’offre — que dis-je — qu’elle exige de faire mon portrait… M’agace-t-elle aussi, celle-là, avec ses éloges d’artiste qui détaille un homme comme un paysage et vous lance l’épithète louangeuse à bout portant, sans ménagement, d’une belle voix tranquille de femme asexuée par sa profession…

— Est-elle jolie ?

— Une horreur, mon cher… Une pauvre vieille fille disgraciée (elle n’a que trente ans, mais elle en paraît quarante,) des yeux ternes, des cheveux rares ; un visage boursouflé d’acné et de cicatrices de variole ; le nez camus, les dents grises, et une taille plate à faire frémir… Pouah !

Maxime ajouta :

— Jolies ou laides, elles m’énervent toutes, avec leur admiration… Ma parole, je rêve d’une maîtresse aveugle !

— Alors, toi aussi, tu te plains de ton amie ? questionna Lorderie.

— Elle m’excède à force de banalité.

— La mienne, au contraire, me fatigue par l’humeur baroque d’une nature excentrique.

— Sa stupidité me rebute. Elle est d’une bêtise écœurante…

— Ah ! ne maudis point les sottes ! interrompit Lorderie avec conviction. On voit bien que tu n’es pas l’amant d’une femme de lettres…

Il poursuivit, répondant à l’interrogation muette du regard de Maxime :

— Oui ! ma maîtresse est bas-bleu. Je l’ai connue, il y a deux hivers… Elle publiait son premier roman ; j’en fis une critique flatteuse à la « Chronique des livres. » Elle me rendit visite, ici même… C’était une jeune personne de vingt-trois ans, simplette et pas vilaine avec ses grandes prunelles sombres qui lui mangeaient toute la figure, — une petite figure fine et mobile de nerveuse impressionnable… Dans notre carrière, il est assez rare de rencontrer une intellectuelle qui ne soit ni laide ni prétentieuse. Je le lui dis naïvement : « C’est chic, une petite bonne femme comme vous, qui a du talent… et des yeux tout de même ! » Elle riposta, malicieuse : « Faut-il donc être frappée de cécité pour savoir écrire ? » Enfin, ce soir-là, je m’épris d’elle — brusquement… Je lui pressais les doigts, la paume des mains, en lui parlant de son livre… J’étais plus ému qu’un potache. Elle, reconnaissante, enfiévrée par l’aube de succès que lui prédisait mon article, céda très facilement… Ce fut une idylle délicieuse — et brève. Ah ! mon ami : quelle rosse !… Figure-toi qu’elle se met tout à coup à prendre son métier au sérieux, elle travaille avec une obstination d’ambitieuse, pond trois romans en deux ans, me révèle un tempérament de fer, une volonté froide qui calcule, mesure la durée du plaisir, ignorant les faiblesses des sens. Me voilà accolé à une femme qui m’impose son énergie, me répète à tout propos — et surtout hors de propos : « Tu n’es qu’un jouisseur, tu n’arriveras jamais. » Car elle me reproche d’être satisfait de mon sort : « On doit toujours monter plus haut. » Si elle n’était de pure race aryenne — puisque artiste — je croirais qu’elle a du sang juif dans les veines… Son intelligence est grecque ou latine, mais son caractère est fils d’Israël… Elle m’accable de critiques acerbes. Sur l’oreiller même, sa manie professionnelle la poursuit : entre deux baisers, elle me rappelle à mon devoir d’écrivain, m’excite à travailler plus consciencieusement, à produire moins hâtivement… Par moment, il me semble que je couche avec mon éditeur !

Jacques termina, à bout de souffle :

— Elle me récompense mal de lui avoir obtenu une collaboration régulière à l’Écho National !

Maxime, qui l’écoutait avec une attention soutenue, dit :

— Elle collabore au journal ?… Mais il n’y a qu’une femme, en ce moment, qui possède ici une rubrique attitrée… Serait-ce ?…

— Francine Clarel : oui, parbleu ! répliqua brutalement Lorderie.

Maxime sourit, s’amusant du contraste que pouvaient présenter deux situations similaires : ainsi, Jacques était l’amant de Francine Clarel, cette femme de lettres qui commençait à se faire connaître, et il en éprouvait la même satiété que Fargeau à l’égard d’une sotte.

Jacques reprit :

— Tu sais désormais quelle est la signataire des lettres qui m’arrivent par ton entremise, mon cher Fargeau… Allons ! C’était fatal : la discrétion est superflue entre deux vieux camarades comme nous… Et la tienne, comment s’appelle-t-elle ?

— Annie Dumesnil, répondit brièvement Maxime.

— Annie Dumesnil ! s’écria Lorderie. La chanteuse de la Scala ?… Mais elle est charmante ! C’est une ravissante petite caille blonde et dodue, une jolie boule rose de chair fraîche et jeune… Moi, je raffole des blondes ; naturellement, ma maîtresse est brune.

— Ah !… Je n’ai jamais vu Francine Clarel.

— C’est une sauvage sédentaire, elle se montre à peine… Tu la rencontreras peut-être ici, un jour ou l’autre. Peste ! mon cher Maxime, je te trouve difficile : Annie est une amie enviable.

— Certes, elle est jolie fille, concéda Fargeau ; mais si bête !

— Sapristi ! Elle me conviendrait mieux que Francine, soupira Jacques. Elle a beaucoup moins d’esprit et un peu plus d’appas… Entre une maigre spirituelle ou une niaise grassouillette, qui commettrait l’aberration de choisir la première ?

— Moi ! plaisanta Fargeau. Je ne te comprends pas de préférer la plus banale cabotine à mademoiselle Francine Clarel… Décidément, aux yeux du coq, la perle ne vaudra jamais le grain de mil…

Jacques lui coupa la parole :

— Le coup de foudre à distance… Pan ! Ô mystères de l’électricité ! Voilà un homme qui tombe amoureux — subitement — d’une femme qu’il avoue n’avoir jamais vue !

Maxime haussa les épaules :

— Je ne m’occupe guère de la femme, pour l’instant… Seulement, j’ai lu les romans de Clarel et je lui trouve un esprit bizarre, une mentalité très particulière — qui m’intrigue un peu, c’est vrai. J’aime cette étrangeté… Son caractère — d’après tes confidences — me paraît dangereusement attirant… Des êtres de cette force, on doit les conquérir par sa force : les tenir, les mater, les posséder — cœur et sens, chair et cerveau… Une amante capable de penser ! Mais, c’est l’Antée qui nous terrasse dès que nous desserrons l’étreinte de nos bras… En effet, je conçois qu’une telle liaison pèse un peu lourd quand vos épaules sont légères.

— Tu as raison, repartit Jacques, d’un air détaché : Francine est trop compliquée pour moi… Et je te la céderais volontiers, contre ta maîtresse… Après tout, nous avons bien échangé nos correspondances respectives : pourquoi n’échangerions nous point celles qui les ont rédigées ? Je constate que la personnalité de Clarel excite ta curiosité, je t’avoue que l’image d’Annie Dumesnil aguiche ma concupiscence. Il faut quelquefois rectifier les erreurs du petit dieu étourdi qui lance ses flèches à l’aveuglette… Et puis, ces choses ont si peu d’importance ! Nous estimons tous deux que chacun de nous est mieux partagé que l’autre : essayons d’un troc. Ça nous distraira.

— Tu parles sérieusement ?

— Très.

— Alors, c’est un pari ?

— Si tu veux.

Fargeau avait pâli, ses yeux brillaient de convoitise. Il déclara soudain :

— Eh bien, j’accepte !… L’idée est cocasse. La palme sera décernée à celui qui aura réussi le premier à perpétrer cet adultère extra-conjugal et non prohibé… Car, il s’agit aussi d’obtenir le consentement de la partie adverse… Saurai-je subjuguer Francine Clarel ?

— Allons donc ! protesta Lorderie. Dès qu’une femme t’a regardé, elle défaille sur ta poitrine.

— Hélas ! je le déplore assez… Mais celle-là ?

— Celle-là surtout… Les femmes dites supérieures apprécient d’abord la beauté physique du mâle, le côté charnel de l’amour… Il n’y a pas plus matérielle qu’une cérébrale… Elle n’ignore point le néant des divagations platoniques : où il n’y a rien, madame Méphisto perd ses droits. Francine ne te sera guère rebelle, don Juan ! Mon sort a plutôt lieu de m’inquiéter… Comment m’y prendrai-je, pour séduire Annie ?

— Écris dans quelque canard que mademoiselle Dumesnil possède une voix délicieuse et qu’il est honteux de laisser chanter au café-concert une artiste dont la place est à l’Opéra-Comique. Je connais Annie : c’est la reconnaissance même, et sa mère — prévoyante Cardinal — ne lui a enseigné qu’une manière de remercier les gens. Admire ma loyauté, Lorderie : je te fournis déjà des bottes de sept lieues et la partie n’est pas commencée…

— Parbleu ! Tu te sens assez fort pour me rendre des points avant de jouer aux dames.

— À propos, où diable pourrai-je rencontrer Francine Clarel ?… Tu me présenteras ?

Le trille vibrant d’un appel téléphonique interrompit Fargeau.

— Zut, toi ! grogna Lorderie en s’adressant à l’appareil.

Il décrocha le récepteur d’un geste bourru :

— Allô ?… Le ministère de l’Intérieur ?… Bon… ne quittez pas.

Il céda sa place à l’un des deux rédacteurs qui rentraient au même instant.

Devant les journalistes, Fargeau et Lorderie changèrent de conversation. Maxime questionna, gouailleur :

— Eh bien ! Est-ce que Perrault a réintégré son bureau, maintenant ?

— Je crois que oui, répondait le jeune rédacteur.

— Tant mieux… Je vais lui demander son service pour la générale de demain.

Maxime se dirigea vers la porte de gauche à laquelle il frappa.

— Entrez ! cria une voix claire.

Fargeau poussa le vantail entre-bâillé, et pénétra dans la pièce en le refermant derrière lui.

Il embrassa le cabinet d’un coup d’œil circulaire : le rédacteur en chef ne s’y trouvait pas. Mais, debout, devant la cheminée, une longue jeune femme, grande et mince, examinait distraitement des clichés de cuivre posés sur le rebord de marbre. Fargeau la détailla, avec sa curiosité professionnelle d’homme à bonnes fortunes : elle avait une figure régulière et froide, aux traits un peu durs. Maxime la jugea d’origine espagnole, ou italienne : son teint rappelait la pâleur mate des chairs de Murillo, mais, la courbe arrondie du menton, la rougeur voluptueuse des lèvres charnues, le dessin minutieux des paupières sous l’ombre épaisse des sourcils évoquaient plutôt la manière du Vinci. Fargeau pensa : « Elle ressemble à la Belle Ferronnière… Fichtre ! Si j’étais à la place de Perrault, voilà une visiteuse que j’inviterais à monter à l’étage au-dessus. »

À son tour, la jeune femme le considéra. Maxime en éprouva un certain embarras, gêné par ses yeux noirs dont il remarqua la fixité profonde : elle le dévisageait lentement, longtemps, d’un regard presque machinal. Et Fargeau sentit très bien, tout à coup, que c’était là sa façon habituelle de regarder chaque objet, et qu’elle ne soupçonnait même pas la paisible hardiesse de ses prunelles insistantes, irritantes…

Maxime s’énervait : ce tête-à-tête silencieux l’imprégnait d’un malaise indéfinissable. Il poussa un soupir de soulagement lorsque Perrault — rouge, essoufflé — fit irruption dans son bureau.

Le rédacteur en chef se précipita au-devant de l’inconnue :

— Bonjour, chère amie, s’écria-t-il. Excusez-moi… Vous m’avez attendu… J’avais donné l’ordre de vous introduire ici, directement… J’étais chez le patron.

Maxime sourit. Perrault l’aperçut :

— Tiens, vous êtes là, Fargeau… Au fait, mademoiselle ne vous connaît pas : vous appartenez au journal depuis si peu de temps. Ma chère amie, je vous présente monsieur Maxime Fargeau, notre nouveau critique littéraire…

Maxime s’inclina, — impatient de savoir à son tour quelle était cette jeune personne au maintien glacial et aux yeux troublants.

Alors, — prenant la voix sonore du journaliste enchanté d’exhiber le collaborateur qui porte un « nom », — Perrault annonça vaniteusement :

— Mademoiselle Francine Clarel !