Les Trois Lectures
LES TROIS LECTURES
I
— « En bien ! quand nous liras-tu donc ta pièce ? disait, au foyer de l’Odéon, Gabriel Dercy au jeune Amaury Prévannes.
— « Mais quand vous voudrez, mes amis, ou plutôt quand mon poêle sera posé ; car vous pourriez courir le risque d’être doublement gelés, dans mon temple aérien.
— « Voilà bien le vrai poète, s’écria Stanislas, le prosateur le plus fécond de l’époque ; le grenier n’est pour lui qu’un temple aérien, dont le poêle est l’autel, et la fumée, l’encens. Nos pères avaient bien raison de le laisser vivre ainsi près du ciel, de cette patrie des inspirations vers laquelle leurs yeux ne s’élèvent jamais sans en rapporter quelque image. Cela valait mieux pour le talent que la bourgeoise opulence de nos auteurs d’aujourd’hui. La verve ne vit que de luxe ou de misère ; le bien-être l’étouffe. Je m’étonne qu’Amaury échappe à ce malheur, lui dont le père est riche.
— « Sans doute, il est riche, reprit Amaury ; mais, comme il ne me donne rien, je me trouve absolument dans la même position que ceux qui manquent de tout.
— « Ne t’en flatte pas, dit Gabriel ; tu peux faire des dettes, et ce plaisir-là vaut une fortune.
— « Hélas ! cette noble ressource, je l’ai déjà épuisée, c’est pourquoi je cherche à me faire un revenu avec mes ouvrages. À quoi servirait l’esprit par le temps qui court, s’il ne servait à gagner de l’argent ?
— « Voilà qui nous révèle votre sujet, dit un jeune publiciste, que l’étude de l’économie politique rendait prompt à saisir les résultats, comme à deviner les moyens. Vous venez sans doute de mettre en scène une de ces aventures scandaleuses dont les noms propres font l’intérêt principal, et assurent le succès ? C’est maintenant la seule exploitation qui rapporte.
— « Dieu m’en garde, s’écrie Amaury ; spéculer sur la publicité d’un secret de famille, d’un malheur, du suicide d’une jeune femme, de la démence d’une autre, dont les parents et amis sont là, dans la salle, témoins de l’accusation ou de la profanation de toutes les célébrités qu’ils honorent ! Non, jamais ; ma plume se refuserait à trafiquer de semblables noms, et j’aime trop l’art dramatique pour contribuer à le perdre par une telle dégradation. Je vous l’affirme, encore quelques succès de ce genre, et les théâtres sont morts ; car ces représentations scandaleuses ressemblent aux convulsions d’une prochaine agonie : c’est le noyé qui s’attache aux bords les plus fangeux pour résister au torrent qui l’entraîne ; mais c’est en vain ; un bras secourable peut seul le sauver.
— « Eh bien ! sois ce sauveur dramatique, dit l’élégant Alfred ; fais-nous quelque bon ouvrage bien neuf, bien triste, bien gai, écrit et pensé à la mode, et nous t’applaudirons de manière à décourager toutes les cabales ; mais point de ces expositions par demandes et par réponses ; plus de ces rêves obligés, où le cinquième acte apparaît tout entier ; plus de ces reconnaissances prévues, de ces victimes qui se moquent de la mort, et veulent que je m’intéresse à la leur ; plus de ces générosités de convention, de ces remords bavards, de ces rimes banales qui assoupissent l’oreille de leur bruit monotone ; enfin, choisis dans le vrai sans tomber dans le grossier, emploie la terreur sans donner dans l’horrible, et je te garantis de nombreux applaudissements ; car le public n’a pas si mauvais goût que messieurs les auteurs le prétendent.
— « C’est bien mon avis, reprit Amaury, et tu verras que j’ai cherché à m’approcher le plus possible de ce vrai, qui est aujourd’hui la première condition d’un ouvrage ; mais le malheur est, mon ami, que le vrai d’une coterie n’est pas le vrai d’une autre, et qu’il n’est pas toujours facile de distinguer lequel est le faux. Enfin, vous avez tous des talents remarquables, un esprit éclairé, et une sincère amitié pour moi, vos conseils me guideront. Je me soumettrai à votre jugement, si sévère qu’il puisse être ; et je vous fais d’avance les arbitres de ma destinée littéraire. »
Alors tous les membres de ce nouveau jury dramatique se rapprochèrent d’Amaury, pour lui donner l’assurance du vif intérêt qu’ils portaient à l’auteur et à l’ouvrage ; on prit jour pour l’entendre ; c’était à qui montrerait le plus d’impatience, et M. Prévannes eut peine à obtenir deux jours pour donner au fumiste le temps de mettre sa chambre à un degré de température supportable.
À peine Amaury fut-il rappelé dans la salle par le bruit des applaudissements qu’on accorde toujours aux beaux vers de M. Soumet, que ses amis, restés dans le foyer, se mirent à discourir sur le jeune talent qu’ils venaient de flatter.
— « Un drame en cinq actes et en vers ! disait l’un ; cela me paraît bien fort pour ce pauvre Amaury ! Parce qu’il a fait quelques jolis articles dans les journaux, il croit pouvoir tout entreprendre ; mais il verra la différence qu’il y a entre la facilité d’amuser des badauds qui déjeunent à la fourchette, et le talent d’intéresser un parterre qui a mal dîné.
— « Ils sont tous comme cela, disait le seul classique du groupe ; ils prennent le dédain pour de l’inspiration, et se croient plus de talent que nos vieux tragiques, parce qu’ils font bien rimer des mots qui vont mal ensemble.
— « J’ai dans l’idée que ce sera ennuyeux à périr, dit Gabriel ; mais n’importe, nous aurons des huîtres et du vin de Champagne : cela nous maintiendra éveillés pendant deux actes ; le troisième est ordinairement le moins mauvais d’un mauvais drame, et si nous nous sentons prêts à succomber au quatrième, nous ferons venir du punch. Maintenant c’est la mode ; on multiplie les moyens pour arriver à l’effet.
— « Du vin de Champagne et du punch ! dit Alfred ; la pièce sera fort supportable, j’en réponds. » Et ils se séparèrent en se donnant rendez-vous au surlendemain.
Il était à peine jour quand le portier d’Amaury, un balai sous le bras, et une falourde à la main, vint allumer le poêle et nettoyer la petite chambre, érigée tout à coup en salon de lecture. Les vestiges de plusieurs toilettes, faites à la hâte, furent enfouis dans une grande armoire, parmi des livres, du linge, des cahiers de musique, et par dessus un bouquet de fleurs artificielles, souvenir amoureux, qui se trouva étouffé sous le poids d’une robe de chambre à ramage.
Une jolie voisine, couturière de son état, et complaisante de sa nature, avait prêté les chaises de sa modeste chambre pour ajouter à celles où devaient s’asseoir les membres de l’aréopage dramatique, romantique, et critique. Une table, chargée du pâté fondamental, et des seaux où la glace irrite le feu pétillant du vin de Champagne, était dressée au milieu de la chambre ; la portière venait de succéder à son mari, comme plus versée dans le service de table ; elle mettait le couvert pendant qu’Amaury achevait de s’habiller ; les yeux tantôt sur son miroir, et tantôt sur son manuscrit, il déclamait tout haut en attachant sa cravate ; et, comme on ne répète jamais ainsi que les endroits les plus chauds d’un ouvrage, les imprécations les plus éloquentes, la pauvre portière prit toute cette colère pour elle, et se confondit en excuses sur ce qu’elle ne pouvait pas aller plus vite ; enfin, rassurée par Amaury, qui fut obligé de lui expliquer la cause de sa méprise, elle lui dit à voix basse que la femme de chambre était venue la veille. — Quelle femme ? demanda Amaury, à qui sa prochaine lecture faisait tout oublier. — Mais la personne qui vient si souvent avertir monsieur de tout ce que fait sa jeune maîtresse, de l’heure où elle va à la messe, du spectacle où sa mère la mène, que sais-je, moi ?
— « Ah ! oui ! reprit Amaury, comme sortant d’un rêve ; Ernestine, la femme de chambre de mademoiselle… » Il s’arrêta tout à coup, effrayé de l’indiscrétion qu’il allait commettre. « Eh bien, que vous a-t-elle dit ? » ajouta-t-il.
— « Que madame irait ce soir au bal de l’ambassadrice de… de… ma foi, j’ai oublié l’autre nom.
— « L’ambassadrice d’Angleterre, n’est-ce pas ?
— « C’est cela, d’Angleterre.
— « Et moi, qui n’ai pas encore mon billet » reprit Amaury avec humeur, « je devais envoyer au jeune secrétaire d’ambassade mon adresse, et faire mettre des cartes ; en vérité, ce maudit drame me fait perdre la tête ; il me tarde que son sort soit décidé pour n’y plus penser. »
Comme il achevait ces mots, Gabriel entra, suivi de deux peintres lettrés, dont le talent original et l’esprit piquant étaient fort recherchés par tous les disciples de la nouvelle école ; bientôt après, arriva le reste des élus qui devaient prophétiser le succès ou le revers.
D’abord on procéda au déjeuner avec un ensemble merveilleux ; tout le temps qu’il dura, la politique, les femmes, et l’opéra nouveau, fournirent à la conversation. L’auteur de plusieurs volumes, où la grâce et l’esprit font souvent pardonner l’horreur du sujet, avait déjà raconté deux aventures d’un extrême intérêt, dont il avait été témoin pendant ses voyages sur mer ; lorsque le roi du récit, l’éloquent conteur de nouvelles qui font frémir, le vif Stanislas de… prit la parole pour soumettre à la bruyante assemblée le plan d’un ouvrage philosophique, qui ferait indubitablement crever de rire et de dépit le pauvre genre humain. Chacun se récria sur la grande pensée de l’ouvrage en herbe, et sur le procédé nouveau qui fesait tourner la philosophie, cette consolation des anciens, au désespoir des modernes. Les sophismes, les épigrammes, les bons mots, les extravagances se croisèrent, s’immolèrent mutuellement à l’effet, à cette divinité des gens d’esprit et des jolies femmes. Sous l’influence d’une gaîté soutenue par le vin de Champagne, les convives commençaient à oublier complètement le motif qui les avait réunis. Amaury lui seul en était occupé, et cherchait un moyen d’y ramener ses amis ; mais les insinuations fines, les phrases modestes, les regrets d’interrompre une conversation si étincelante pour une lecture sérieuse, rien n’était compris ; l’heure s’avançait, et personne n’avait l’idée de parler du drame de l’amphitryon. Enfin, n’espérant plus rien de leur souvenir, Amaury se décida à ce qu’on appelle un coup d’auteur. — « Vous oubliez, mes amis, dit-il, que vous n’êtes point ici pour vous amuser, mais pour écouter et censurer mon ouvrage.
— « C’est ma foi vrai, » dit Alfred en posant son verre, « il a parbleu bien fait de me le rappeler ; car ce diable de Stanislas, avec ses contes fantastiques, me ferait oublier le plus saint des devoirs. Allons, messieurs, trêve de folies, et reprenons la gravité convenable à des juges. »
Cet avis rendit à la raison jusqu’aux plus bruyants convives. Une teinte de tristesse se répandit sur l’assemblée ; comme au moment où la cloche apprend aux joyeux écoliers la fin de la récréation ; on se leva de table, et chacun se plaçant le mieux possible pour échapper aux regards du lecteur, on entendit ces mots dits à voix haute :
La tour de neige, ou Mathilde d’Olsberg.
— « Ah ! tu as pris ton sujet dans les chroniques des bords du Rhin, dit Gabriel ; le moyen âge, c’est cela, maintenant que l’antique est épuisé, et que l’actualité est dangereuse, on ne peut s’en tirer qu’avec des hauts barons et des châtelaines. » Amaury répondit à cette réflexion, par une espèce de poétique sur l’art de choisir un sujet approprié au goût, et même aux besoins de l’époque. Cette digression imprudente faillit retarder la lecture d’une heure, car chacun voulut donner son avis, et le pauvre auteur se repentit vivement d’avoir ranimé la conversation, et risqué de perdre à jamais le silence qu’il avait obtenu avec tant de peine.
Enfin, après avoir relu deux fois inutilement le nom des personnages ; il parvint à se faire écouter.
— « Bon style, exposition parfaite, cela cause à merveille, point de tirades ; des enjambements hardis, une couleur vraie des temps et des lieux, cet acte-là ira tout seul ; continuez. »
Ce premier jugement rendu par les convives reconnaissants, encouragea l’auteur, et il reprit sa lecture avec toute l’assurance que donne un futur succès.
— « De mieux en mieux, » s’écrièrent-ils tous à la fin du second acte ; le troisième fut accueilli avec transport, car tous avaient déjà jugé que l’ouvrage appartenait à leur école, et la nécessité de le soutenir ne leur permettait pas d’en contester le mérite.
Au quatrième, il s’éleva une discussion qui réveilla en sursaut le mélancolique auteur d’un nouveau recueil d’élégies, dont la première commence ainsi :
Ce bon jeune homme, entraîné par l’exemple à se plaindre de la vie, en menait une fort joyeuse, qui l’obligeait souvent à se reposer le jour des plaisirs de la nuit ; quelques personnes étant survenues, il leur avait poliment cédé sa chaise, et s’était assis sans façon sur le lit d’Amaury, position dangereuse pour tout auditeur ; là, penché mollement, il venait de céder au charme de sa situation, se confiant dans l’habitude qu’il avait contractée au Palais de justice de balancer sa jambe, pendant qu’un assoupissement profond engourdissait le reste de sa personne ; mais un ronflement délateur l’accusait déjà, lorsque le bruit d’une vive discussion dramatique vint à son secours.
— « Je ferais commettre le crime sur la scène, disait l’un ; au théâtre, on ne comprend bien que ce qu’on voit.
— « Y penses-tu, répondait l’autre ; le parterre ferait de beaux cris !
— « Le parterre ! ah vraiment, c’est bien lui qui s’effraie de quelque chose aujourd’hui ! Grâce au ciel, nous l’avons amené, comme Orgon, à tout voir, tout entendre, sans se révolter de rien.
— « Mais les loges, et cette galerie remplie de jeunes femmes, de mères qui amènent leurs filles au spectacle, sur la foi du vieux Castigat ridendo mores, quelle figure veux-tu qu’elles fassent pendant…
— « Je veux que les jeunes filles restent chez elles. Ce n’est pas pour un semblable public que le drame shakespearien est écrit. Quant aux femmes, que vos scènes les fassent frissonner ; elles ne penseront pas à en rougir.
— « De la terreur ou de la farce, je ne connais que cela, dit Alfred, et quand on peut les réunir toutes deux comme dans l’Auberge des Adrets, c’est la perfection. »
À ces différents avis, qui ressemblaient pour la plupart à des condamnations, l’auteur répondait par quelques-unes de ces phrases conciliantes, de ces condescendances modestes, auxquelles on ne se résigne jamais que pour obtenir d’être écouté jusqu’au bout.
— « Je crois, messieurs, disait-il humblement, que mon cinquième acte répond à presque toutes vos objections. » Et par ce détour ingénieux, il parvint à reconquérir l’attention des auditeurs, dont chacun était empressé de reconnaître l’endroit qui devait le satisfaire.
Alors, profitant de la bienveillance de tous ces amours-propres ravis de dicter des lois au talent, Amaury redoubla de voix, de gestes, de chaleur, et cette verve brûlante, secondée par quelques scènes dramatiques, enleva tous les suffrages ; on tomba d’accord qu’en ajoutant deux ou trois effets terribles à ce dénoûment déjà fort pathétique, on arriverait à un succès digne du théâtre moderne ; le jeune auteur enchanté de ce jugement, plein d’avenir, s’engagea à faire toutes les additions indiquées, les meurtres décidés, l’empoisonnement indispensable ; et, de peur d’oublier aucune des horreurs qui devaient parfaire son ouvrage, il s’enferma le reste de la journée pour mettre à profit les conseils de ses amis.
II.
Peu de temps après avoir fini ses corrections, Amaury vit arriver chez lui Charles Maubert, le neveu du riche banquier de ce nom. Il venait l’engager au nom de son oncle et de sa tante, à faire chez eux une lecture de son drame, et cela très-prochainement.
— « Comment savent-ils que j’ai fait un drame ? demanda Amaury ; ils me connaissent à peine, et je les croyais plus qu’indifférents pour tout ce qui tient à la littérature.
— « Ils ne sont pas très-forts, j’en conviens, sur ces intérêts-là ; mais, en récompense, ils entendent bien les autres ; et c’est un fort bon patronage à s’assurer. Le créancier fourmille cette année, et il faut se faire des amis qui prêtent. Le bonheur veut que la prima donna qui était l’âme du concert projeté, est malade, et que mon oncle ne sait que donner à ses invités.
— « Eh bien qu’ils les fassent danser.
— « La mort d’une vieille parente ne le permet pas. Ils sont en deuil.
— « Ainsi, c’est en désespoir de plaisir qu’ils ont recours à moi. Je les remercie de tout mon cœur.
— « Tu as tort. Il y a des trésors attachés à cette complaisance de ta part, et peut-être un succès ; car mon oncle est entêté, et, si une fois il a dit ta pièce bonne, excellente, il est homme à dépenser mille louis pour prouver qu’il avait raison de la juger ainsi. D’ailleurs, tu la liras devant un cercle de jolies femmes, qui te regarderont si elles ne t’écoutent ; et si ta muse ne recueille pas tout l’encens qu’elle mérite, la bonne grâce du lecteur sera fort appréciée, et peut-être bien récolteras-tu davantage des distractions de l’auditoire que des émotions produites par l’ouvrage. Quoi ! tu hésites encore ? Allons, je vais te décider. Ma tante attache un grand prix à avoir une lecture chez elle, pour se donner un air littéraire ; si tu m’aides à satisfaire ce caprice, elle me fera prêter par son mari l’argent dont j’ai besoin. À présent, décide.
— « Attraper l’argent d’un oncle ! mais c’est comme une affaire d’honneur ; mon ami, il n’y a pas moyen de s’en dispenser. Allons, je lirai. Je serai pour un jour le Trissotin de la Bourse ; on se moquera de moi, de ma pièce ; mais il y va d’un intérêt qui l’emporte sur toutes ces misères. Tu peux compter sur moi. »
Trois jours après, Amaury fut conduit par son ami dans les salons dorés de son oncle Maubert ; une table, où deux candélabres et le verre d’eau classique annonçaient le genre de plaisir qui menaçait l’assemblée, le fit frémir. Un cercle de fauteuils de velours entourait cet autel dramatique. À la richesse des ornements, au feu des lumières que répétaient les glaces, les cristaux, à tout ce luxe royal, Amaury se figurait Molière lisant chez Louis XIV, mais la nombreuse compagnie de M. Maubert vint prendre place, et l’illusion cessa même avant qu’il eût commencé sa lecture.
Au milieu de tant de jolies personnes, Amaury aurait voulu découvrir le visage noble et la taille élégante de mademoiselle de Norvel, mais plusieurs raisons lui en interdisaient l’espoir.
Pour cette fois, il n’eut pas à réclamer l’attention d’une foule de bavards spirituels, dont les idées abondantes se font jour à travers toutes les entraves ; un silence de plomb régna tout d’abord dans l’assemblée. Le grand cercle, banni des salons fashionables, se forma d’après le même ordre que sous l’empire : les jeunes femmes au premier rang, les vieilles au second, les hommes entassés par derrière, et regardant d’un air triste toute la place perdue au centre, et comme immolée à l’étiquette de tradition.
Le premier acte s’écoula comme un ruisseau paisible sur un terrain plat : nulle observation, encore moins d’exclamations ; les maîtres de la maison, tout occupés des invités qui leur manquaient, n’écoutaient que le bruit des voitures s’arrêtant à leur porte ; les autres, en contemplation de ceux qui arrivaient, ne s’inquiétaient pas davantage des malheurs dont une exposition ingénieuse leur donnait l’espérance.
Même calme, même indifférence pour le second acte ; seulement Charles Maubert, craignant que son ami ne perdît courage, interpellait de temps à autre quelques vieux amateurs du Gymnase… « N’est-ce pas que cette scène est « fort belle ? disait-il… Convenez que c’est écrit « à merveille… » Et un gros sourire approbatif, ou la répétition exacte du même éloge, répondait seul à la question flatteuse, et le silence régnait de nouveau. Charles espérait que cette froideur soutenue céderait à l’intérêt répandu dans le troisième acte ; mais le malheur voulut que l’arrivée de la femme à la mode de ce salon, car chaque salon a la sienne, causât un tel dérangement, et produisît tant d’effet, que la péripétie la plus forte n’y pouvait résister. Un béret nouveau, orné de chefs d’or, et surmonté de plumes rouges ; une robe de satin, brodée de grosses fleurs, imitant les ramages des garnitures de nos grand’mères ; enfin, une de ces parures hardies qu’une femme ne hasarde jamais qu’avec la conscience de l’envie qu’elle inspire, et la connaissance du goût des gens de sa société, devait captiver l’attention générale. Amaury s’aperçut bientôt qu’on ne l’écoutait plus ; et il cessa de lire pour en être plus sûr.
Alors chacun se retourna de son côté, croyant la pièce finie ; et l’on se disposait déjà à le combler d’éloges sur son dénoûment, lorsque Charles, confus de cette méprise insultante, avertit l’auditoire à moitié levé qu’il avait encore deux actes à entendre.
L’arrêt qui les eût tous condamnés aux galères n’aurait pas jeté plus de consternation dans l’assemblée. Les jeunes femmes se rassirent avec le regret de ne pouvoir coqueter, et la plus grande partie des hommes profitèrent du moment où l’on servait les glaces pour passer dans le salon voisin, où plusieurs tables de jeu les attendaient. Alors le bruit des jetons, le son de l’argent et les exclamations des joueurs remplacèrent le silence glacial.
Ce dangereux exemple d’indépendance sociale fut aussitôt suivi par les politiques du salon. Réfugiés dans la chambre à coucher de madame Maubert, dont le lit, d’une richesse si voluptueuse, contrastait singulièrement avec sa personne courte et grosse, ces messieurs se mirent à causer librement de la séance du jour, de l’influence des nouvelles étrangères sur la bourse du matin ; et c’est entre ce bourdonnement politique et les éclats de rire des gagnants, que le malheureux auteur continua et termina sa lecture.
Là finit son supplice ; car, le dernier vers prononcé, chacun s’empressa autour de lui pour le combler de politesses, de prévenances, de remercîments. On se montra aussi reconnaissant pour son procédé, aussi sensible à sa complaisance, qu’on avait été indifférent pour son ouvrage. Il fut l’objet des coquetteries les plus gracieuses ; et si les femmes, qui minaudaient pour lui avec tant de gentillesse, avaient bien voulu ne pas lui dire un mot de son drame, il en aurait eu la tête tournée ; mais malheureusement elles entremêlaient leurs propos flatteurs de lieux communs, d’ignorance prétentieuse, et tout le charme de leurs regards, de leur doux sourire, succombait sous le poids de ce langage assommant.
Au souper, Amaury fut placé entre la maîtresse de la maison et la jeune élégante dont l’arrivée tardive avait porté le coup mortel à sa lecture : elle était jolie, bavarde sans esprit, rieuse sans gaieté ; mais elle avait un vif désir de plaire, et il était impossible de ne pas être touché de la peine qu’elle prenait pour y réussir. Aussi Amaury ne conserva-t-il point la moindre rancune de la manière dont elle l’avait emporté sur lui dans cette soirée, bien qu’il se fût flatté d’en être un moment le héros. « L’auteur n’a rien à gagner ici, pensa-t-il ; mais le jeune homme peut y obtenir quelques succès, et, à tout prendre, ceux-ci sont les meilleurs, quoiqu’ils ne mènent point à l’Académie. »
III.
Si un très-petit nombre de personnes avait écouté la pièce de M. Prévannes, toutes avaient parlé de la lecture ; c’était une innovation marquante dans la société de madame Maubert ; une solennité qui ferait époque, et à laquelle chacun était fier d’avoir été admis. C’était comme un brevet d’intelligence accordé à tous les invités ; et, si dédaigné que soit l’esprit par la richesse, elle est toujours bien aise d’en être soupçonnée.
Le bruit de cette pompeuse lecture parvint dans les salons où la nouvelle d’une œuvre dramatique est encore de quelque intérêt.
— « Vous ne m’avez point parlé du succès de votre ami, dans je ne sais quelle maison, dit madame de Ramesay à son fils, et pourtant vous savez que je m’intéresse à ce jeune homme ; M. de C… lui trouve de l’esprit et de très-bonnes manières ; son père était général, je crois ?…
— « Il l’est bien encore, répondit Fernand ; mais, comme il vit depuis quinze ans dans ses terres, on oublie qu’il existe. Ah ! si nous avions la guerre, on se souviendrait de lui.
— « Son fils aura de la fortune.
— « Une très-belle, mais à la mort de son père, seulement. Car le vieux soldat est si fier d’avoir conquis ses grades et sa fortune à la pointe de son épée, qu’il veut que son fils fasse, ainsi que lui, sa carrière tout seul ; et, partant de ce principe, il lui donne une pension misérable, qui le met dans la nécessité de faire des dettes. Et voilà comme la plupart des parents sont cause de la…
— « Faites-moi grâce de cette singulière morale, interrompit madame de Ramesay, et répondez tout bonnement à mes questions sur votre ami : j’ai cru m’apercevoir que Laurence rougissait lorsqu’on prononçait le nom d’Amaury ; vous l’avez vue, l’autre soir, elle était dans un trouble extrême pendant qu’on racontait la lecture qu’il avait faite dernièrement, et que chacun blâmait ou approuvait le parti qu’il avait pris de se faire auteur. Je ne sais si madame de Norvel s’est aperçue comme moi de l’émotion de sa fille, mais je suis depuis trop long-temps son amie pour ne pas l’avertir, et la seconder dans ses intentions à cet égard, soit qu’elle veuille ou non protéger cet amour.
— « Ah ! ma mère, s’écria Fernand d’un ton suppliant, ne faites pas de chagrin à ce cher Amaury. Il est si aimable, si bon camarade, si empressé à rendre service, le meilleur témoin dans une affaire, le plus prompt à offrir son argent…
— « Dites donc celui de ses créanciers. Mais n’importe, s’il mérite tout le bien que vous en pensez, et que son père veuille faire un sacrifice pour l’unir à une ancienne famille, ce mariage pourrait avoir lieu, et je me prêterai volontiers à traiter cette affaire avec madame de Norvel. Mais il faudrait auparavant lui faire connaître M. Prévannes plus particulièrement, sans pourtant qu’elle soupçonnât son amour pour Laurence. Car c’est une personne excellente, mais qui commence toujours par soupçonner un intérêt peu noble dans tous les sentiments qu’elle découvre.
— « Rien de plus facile que de lui montrer Amaury dans toute sa valeur, et cela le plus naturellement du monde. Vous êtes connue pour aimer l’esprit, le talent. Votre maison offre souvent la réunion de toutes nos célébrités littéraires ; les ouvrages les plus marquants du siècle y ont été lus avant d’être publiés ; et si vous vouliez permettre à Amaury de vous soumettre son drame… ce serait une occasion…
— « Vraiment, je ne demande pas mieux ; dans ce moment-ci, les maîtresses de maison accueillent vivement tout ce qui peut empêcher la conversation ; la plus mauvaise pièce vaut encore mieux à entendre, que ces causeries où la contrainte et l’aigreur se font sentir à chaque propos, et qui menacent sans cesse de tourner à l’injure. Ah ! quand la même classe n’est pas du même parti, le monde devient insupportable, ce n’est plus qu’un commerce de dédains, d’épigrammes ; autant vaudrait vivre chacun dans son camp, en attendant la bataille ou la paix.
— « Sans doute ; mais, puisque les partis ennemis ont la rage de vouloir s’ennuyer ensemble, il ne faut pas leur refuser cette petite satisfaction. Et puis, cette fois, la réunion de tant de malveillances réciproques aura du moins un but charitable. Que vous êtes bonne, ma mère, et que ce pauvre Amaury sera content ! Je vais, de ce pas, lui apprendre ce que vous voulez faire pour lui.
— « Gardez-vous bien de lui donner une fausse joie. Songez donc que tout dépendra de l’effet que produira l’ouvrage et l’auteur, et qu’avant de hasarder un mot de mariage, il faut que je m’assure d’une prévention favorable.
— « Il leur plaira, ma mère, j’en suis sûr ; je vais lui faire la leçon : beaucoup d’assurance, comme homme, beaucoup de modestie comme auteur. Un gilet charmant, une cravate bien mise ; de la docilité pour tous les avis, des regards pour toutes les femmes. Il aura un succès fou, et c’est à moi qu’il le devra ! Ah ! j’en serai charmé, car je médite un certain volume qu’il protégera à son tour. Il connaît tant de journalistes ! »
Et madame de Ramesay, fort zélée pour tout ce qui pouvait servir le jeune talent de son fils, consentit à fixer le jour de la lecture. Un grand nombre d’invitations partirent, et, le mardi suivant, l’élite de la bonne compagnie de Paris et plusieurs des princes de la littérature se trouvèrent rassemblés chez madame de Ramesay pour y prononcer sur la double destinée d’un poète et d’un amant.
Pour mieux encourager le jeune auteur, et l’acclimater au salon où sa voix devait retentir, madame de Ramesay l’avait engagé à dîner ce jour-là avec plusieurs hommes spirituels, qui fesaient le fond de sa société quotidienne. Classiques par éducation, mais vieux desservants de la mode en esprit comme en tout, ils étaient assez tolérants pour les innovations adoptées par elle, et s’érigeaient en protecteurs des jeunes hommes, pour en être protégés à leur tour. Amaury, séduit par le naturel de leur conversation, et par cette curiosité flatteuse qui rend les gens du monde si affables, sentit son esprit à l’aise, et causa avec tant de supériorité, dit des mots piquants avec une nonchalance si gracieuse, qu’il prévint tous les convives en sa faveur.
— « Voilà déjà un public gagné, lui dit madame de Ramesay en sortant de table ; l’autre est moins difficile à conquérir.
— « C’est pourtant celui qui me fait le plus de peur, madame. Ah ! si Fernand ne m’avait assuré de votre bienveillance, je crois que je n’aurais pas le courage de vous ennuyer ce soir. Je me sens d’une timidité qui ressemble à un remords de conscience.
— « Bon, vous en triompherez ; d’ailleurs il n’y a plus à délibérer. Voici votre cabale qui arrive, et je vous en souhaite une pareille à votre première représentation. »
Alors madame de Ramesay, forcée de s’occuper des gens qui arrivaient, livra M. Prévannes à toutes les réflexions inquiétantes d’un auteur modeste. À chaque personne qu’on annonçait, Amaury croyait entendre le nom de madame de Norvel, et il frémissait de crainte et de joie. — « En vérité, disait-il à son ami, je tremble d’une manière étrange ; et s’il fallait choisir entre me battre avec tous ces gens-là, ou me livrer à eux comme je vais le faire, je te jure que je n’hésiterais pas. Encore si j’avais eu le temps de revoir mon manuscrit ! »
En effet, le trouble qu’éprouvait Amaury lui ôtait jusqu’au souvenir de sa pièce.
Le moment qui précède celui où l’on va fixer l’attention dénigrante d’un grand nombre d’auditeurs, est une espèce d’agonie d’amour-propre qui ferait pitié aux envieux eux-mêmes. Ce moment se prolongea pour Amaury ; car madame de Ramesay exigeait qu’on attendît la marquise d’Ernanville, vieille femme d’esprit, contemporaine des succès des La Harpe, Marmontel et Collin-d’Harleville ; n’ayant jamais exposé son admiration à leur être infidèle, car elle n’était retournée à aucun spectacle depuis la première révolution ; et son goût littéraire n’avait subi nulle altération. C’était toujours un ouvrage froidement conçu, symétriquement conduit, bien écrit, et mal rimé, qui était resté dans son souvenir, comme le seul modèle à suivre pour s’attirer les applaudissements du parterre et le suffrage des gens comme il faut. L’analyse de certaines pièces, lue par elle dans son journal, lui donnait bien l’idée de quelques innovations introduites à la scène ; mais on en faisait trop souvent la critique pour quelle leur supposât le moindre succès. Qu’on juge d’après cela de la surprise qui l’attendait à la lecture d’une pièce romantique !
Pour occuper son public pendant l’arrivée des retardataires, madame de Ramesay mit la conversation sur la détresse de la plupart de nos théâtres aujourd’hui. — « Cependant, ajouta-t-elle ! ce n’est pas la liberté qui leur manque…
— « Non, répondit M. de Saint-Brice, car c’est elle qui les étouffe. On sait si bien qu’ils peuvent tout représenter et tout dire, que, malgré la licence dont plusieurs font preuve, on ne les trouve pas encore assez neufs, assez amusants dans leurs conceptions ; mais le mal n’est pas là ; car un public spirituel comme celui de Paris finit toujours par faire justice des mauvais moyens qu’on prend pour l’attirer. Ce qui ruine nos théâtres, c’est la vieille routine qui les empêche de se conformer à nos mœurs nouvelles : dans ma jeunesse, les bourgeois de Paris dînaient à deux heures, les gens du monde à trois heures précises ; les grands spectacles commençaient à six, et l’on avait tout le temps convenable pour y arriver. À neuf ou dix heures au plus tard ils étaient finis, et rien n’empêchait l’homme studieux ou matinal de rentrer chez lui pour y travailler ou pour se coucher. Les oisifs du monde élégant allaient, sans crainte d’arriver trop tard, de l’Opéra au bal, ou dans les brillants salons, où la conversation et le jeu occupaient alternativement un nombre d’invités, proportionné à la grandeur de l’appartement ; là on discutait sur la pièce qu’on venait de voir ; la musique, les acteurs, tout devenait un sujet sur lequel s’exerçaient la malice et l’esprit. L’attention prêtée pendant une demi-soirée à un ouvrage sérieux ou gai, n’avait point absorbé l’esprit, on n’en était que plus disposé à causer. Maintenant une représentation à la Comédie-Française est un événement qui bouleverse toute une journée ; il faut dîner à la hâte et souvent même ne pas dîner, pour se trouver au lever du rideau. Encore si l’on était libre à neuf heures et demie, comme autrefois, où la plus longue pièce ne durait qu’un temps raisonnable ! Mais les auteurs ne nous en tiennent pas quittes à si bon compte ; et il n’est pas rare d’entendre sonner minuit au milieu d’un dernier acte. Que résulte-t-il de cette gêne pour arriver, de cette obligation de rester cloué sur un tabouret ou une chaise rembourrés comme les banquettes de collèges, dans un espace où l’on ne peut faire un mouvement pendant cinq mortelles heures ? Il en résulte, qu’on se résigne bien une fois à subir une telle corvée, pour quelque célébrité dramatique ; mais qu’un plaisir trop long, et qui dérange les habitudes, ne se recommence point.
— « Comment faire ? dit un académicien que la discussion intéressait vivement. On a accoutumé le public à des représentations de dix ou douze actes ; il se croirait volé si on ne lui en donnait plus que six pour son argent !
— « Essayez d’une bonne pièce, bien jouée, dans une salle commode ; faites commencer le spectacle à huit heures pour donner le temps aux personnes que la durée des chambres ou des affaires de bourse empêchent de dîner avant six heures passées. Excepté le parterre et le paradis, mettez toutes les places au même prix pour qu’elles soient à la portée de toutes les fortunes, sans que la recette y perde ; qu’à onze heures le spectacle soit terminé pour donner aux gens du monde l’envie de revenir, et aux acteurs la possibilité de rejouer le lendemain ; enfin, créez un théâtre qui puisse s’accorder avec nos mœurs, et vous verrez s’il sera suivi. »
L’arrivée de madame et de mademoiselle de Norvel interrompit cette conversation, ou du moins ne permit plus à M. Prévannes de l’écouter. Bientôt après, la maîtresse de la maison conduisit madame de Norvel vers la place qu’elle lui réservait, sur un canapé, puis, se retournant vers Amaury, elle l’engagea, de la manière la plus gracieuse, à commencer sa lecture.
Pendant que l’auteur déroulait son manuscrit en portant sur mademoiselle de Norvel un timide regard qui demandait plus que de l’indulgence, madame de Ramesay donnait à ses gens l’ordre de ne point interrompre la lecture, et de faire passer par une petite porte silencieuse les deux ou trois hommes importants que leurs graves occupations obligeaient ordinairement à venir, ou à paraître ne pouvoir venir qu’après tout le monde.
Tant de soins annonçaient une sorte d’intérêt bienveillant qui parut d’un heureux présage à l’auteur. Il avait entendu dire à un vieil amateur du théâtre qu’il n’était point de pièce ennuyeuse quand elle était bien écoutée ; et cet adage lui revenait à la pensée comme une assurance contre le revers. Et puis, Laurence était là, les yeux fixés sur lui comme toutes les autres, autorisée par la circonstance à ne regarder que lui toute la soirée, à ne s’occuper que de lui ! Quel bonheur enivrant ! et combien il s’augmenta des éloges accordés au premier acte. Être applaudi devant la femme qu’on aime, acquérir par son talent la considération des parents dont elle dépend, s’établir pour ainsi dire dans sa prétention par un succès, légitimer ainsi l’ambition de son amour, c’est de quoi perdre la tête.
Amaury s’enivra de cette joie céleste pendant les trois premiers actes de son ouvrage. Car, malgré quelques observations d’une critique bienveillante, et la nouveauté du genre qui déconcertait beaucoup les esprits routiniers, l’intérêt du sujet, le naturel, le piquant du dialogue, la poésie répandue sur toutes les descriptions, avaient ravi l’assemblée ; et, dans l’impatience d’apprendre ce qu’allaient devenir tant de personnages attachants, on ne laissa point Amaury mettre d’intervalle entre le troisième et le quatrième acte. Il fut obligé de continuer pour obéir aux émotions que son ouvrage faisait naître.
L’enthousiasme était à son comble ; dans le délire du succès il oublia la scène hardie qu’il avait ajoutée d’après les conseils de ses amis, et ce ne fut qu’au moment d’en dire les premiers vers qu’elle lui apparut dans toute sa nudité. Par un mouvement involontaire il leva les yeux sur Laurence ; la candeur répandue sur ce front pur, ce regard à-la-fois si tendre et si chaste, cet ensemble charmant d’une jeune personne belle, élégante, spirituelle, que l’habitude de vivre en bonne compagnie, et de causer avec les vieux amis de sa mère, rend confiante, et qui ne craint pas de montrer ses impressions, sûre de n’en éprouver que de nobles ; enfin, cet aspect imposant de la femme dont on adore l’innocence, intimide Amaury. Une rougeur subite colore son visage en pensant à celle qui couvrirait le beau front de Laurence en entendant cette scène indécente. Il sent expirer sur ses lèvres ces mots vrais, ces phrases à la Shakespeare qui, fort convenables au goût de son siècle, ont droit de révolter la délicatesse du nôtre. Amaury s’interrompt tout à coup… En vain il cherche un moyen de passer ou d’atténuer les endroits qu’il redoute, la marche de l’ouvrage s’y oppose ; en vain il s’exhorte au courage en se rappelant plusieurs scènes de ce genre applaudies au théâtre ; il sent qu’il ne pourra jamais surmonter l’embarras, disons mieux, le respect qui l’arrête ; et, préférant le ridicule attaché à un homme qui se trouve mal au milieu de sa lecture, au tort de blesser la pudeur et le bon goût des femmes parmi lesquelles se trouve Laurence, il s’excuse de ne pouvoir continuer.
En effet, la pâleur qui succède à son trouble prouve assez qu’il est souffrant. L’expression du plus vif intérêt, d’une douce pitié, se peint alors dans les yeux de Laurence ; on le presse de continuer. — « Ah ! n’insistez pas, dit-elle, avec un accent qui fait tressaillir Amaury ; voyez comme il a l’air de souffrir ! — Eh bien, lui répond madame de Ferville, qu’il cède sa place à Fernand, il connaît la pièce, et je suis sûre qu’il la lira aussi bien que l’auteur. À ces mots qui le font frissonner, Amaury se jette sur son manuscrit, comme une femme coupable sur la lettre qui doit la perdre, et, prétextant le besoin de respirer au grand air, il se soustrait le plus vite possible aux soins qu’on veut lui prodiguer.
Mais à peine rentré chez lui, où Fernand a voulu le suivre, il jette au feu son manuscrit. — « Que fais-tu ? s’écrie Fernand en se précipitant pour retirer des flammes l’ouvrage de son ami. — Je lui fais justice, répond Amaury en s’opposant au geste secourable. — Mais songe donc aux applaudissements qu’on vient de te donner, l’ouvrage est excellent. — Non, te dis-je, reprit Amaury en voyant s’éteindre la dernière feuille de son manuscrit, elle ne saurait être digne du public la pièce qu’on ne peut lire devant la femme qu’on aime. »
Nous apprenons que mademoiselle de Norvel a récompensé M. Prévannes de ce grand sacrifice.