Traduction par Georges Seligmann.
La Sirène (p. 290-308).


CHAPITRE QUATORZIÈME

Qui est sérieux, comme il convient à un chapitre dans lequel on prend congé du lecteur. Les Allemands du point de vue anglo-saxon. La Providence en casque et en uniforme. Le paradis du malheureux idiot. Comment on se pend en Allemagne. Qu’arrive-t-il aux bons Allemands quand ils meurent ? L’instinct militaire peut-il suffire à tout ? De l’Allemand boutiquier. La manière dont il supporte la vie. La Femme moderne là, comme partout ailleurs. Ce qu’on peut dire contre les Allemands comme peuple. Fin de la « balade ».


N’importe qui pourrait gouverner ce pays, dit George, moi, par exemple.

Nous étions assis dans le jardin du Kaiser Hof à Bonn ; nous regardions le Rhin. C’était la dernière soirée de notre « balade » ; le train qui devait partir le lendemain à la première heure allait marquer le commencement de la fin.

— J’écrirais sur un morceau de papier tout ce que je voudrais que le peuple fît, continua George, je trouverais une maison recommandable pour l’imprimer à un nombre suffisant d’exemplaires que j’expédierais à travers les villes et les villages ; et tout serait dit.

On ne retrouve plus dans l’Allemand contemporain, personnage doux et placide dont la seule ambition semble être de payer régulièrement ses impôts et de faire ce que lui ordonne celui que la Providence a bien voulu placer au-dessus de lui, — on ne retrouve plus le moindre vestige de son ancêtre sauvage, à qui la liberté individuelle paraissait aussi nécessaire que l’air ; qui accordait à ses magistrats le droit de délibérer, mais qui réservait le pouvoir exécutif à la tribu ; qui suivait son chef, mais ne s’abaissait pas jusqu’à lui obéir. De nos jours on entend parler de socialisme, mais c’est d’un socialisme qui ne serait que du despotisme dissimulé sous un autre nom. L’électeur allemand ne se pique pas d’originalité. Il est désireux, que dis-je ? il éprouve l’angoissant besoin de se sentir contrôlé et réglementé en toute chose. Il ne critique pas son gouvernement, mais sa constitution. Le sergent de ville est pour lui un dieu et on sent qu’il le sera toujours. En Angleterre, nous considérons nos agents comme des êtres nécessaires mais neutres. La plupart des citoyens s’en servent surtout comme de poteaux indicateurs ; et dans les quartiers fréquentés de la ville, on estime qu’ils sont utiles pour aider les vieilles dames à passer d’un côté de la rue à l’autre. À part la reconnaissance qu’on leur marque pour ces services, je crois qu’on ne s’en occupe pas beaucoup. En Allemagne, au contraire, on adore l’agent de police comme s’il était un petit dieu et on l’aime comme un ange gardien. Il est pour l’enfant allemand un mélange de Père Noël et de Croquemitaine. Le grand désir de tout enfant allemand est de plaire à la police. Le sourire d’un sergent de ville le rend orgueilleux. On ne peut plus vivre avec un enfant allemand à qui un sergent de ville a tapoté amicalement la joue : sa suffisance le rend insupportable.

Le citoyen allemand est un soldat dont l’agent de police est l’officier. L’agent lui indique la rue dans laquelle marcher et la vitesse permise. À l’entrée de chaque pont se trouve un agent qui indique aux Allemands la manière de le traverser. Si le quidam ne trouvait pas cet agent à sa place, il s’assoirait probablement et attendrait que la rivière ait fini de couler devant lui. Aux stations de chemin de fer l’agent l’enferme à clef dans la salle d’attente, où il ne peut se faire de mal. Quand l’heure du départ a sonné, il le fait sortir et le met entre les mains du chef de train, qui n’est qu’un sergent de ville revêtu d’un uniforme différent. Le chef de train lui indique la place qu’il doit occuper, l’endroit où il devra descendre, et il veille à ce qu’il descende au bon moment. En Allemagne l’individu n’assume aucune responsabilité. On vous mâche la besogne et on vous la mâche bien. Vous n’êtes pas censé vous conduire de votre propre initiative ; on ne vous blâme pas, si vous ne savez pas vous conduire vous-même ; c’est le rôle du sergent de ville allemand de s’occuper de vous et de vous conduire. À supposer même que vous soyez un idiot fieffé, votre stupidité ne constituerait pas une excuse pour lui, s’il vous arrivait quelque désagrément. Quel que soit l’endroit où vous soyez et quoi que vous fassiez, vous êtes toujours sous sa protection et il prend soin de vous, — il prend bien soin de vous ; on ne saurait le nier.

Si vous vous perdez, il vous retrouve ; si vous perdez un objet vous appartenant, il vous le retrouve. Si vous ne savez pas ce que vous voulez, il vous le dit. Si vous désirez quelque chose d’utile, il vous le procure. On n’a pas besoin de notaire en Allemagne. Si vous voulez acheter ou vendre une maison ou un champ, l’État se charge de servir d’intermédiaire. Si on vous a roulé, l’État se constitue votre défenseur. L’État vous marie, vous assure ; pour un peu il se ferait même votre partenaire aux jeux de hasard.

Le gouvernement allemand dit au citoyen allemand :

— Arrangez-vous pour naître, nous ferons le reste. Que vous soyez chez vous ou dehors, que vous soyez malade ou en bonne santé, qu’il s’agisse de vos plaisirs ou de votre travail, nous vous montrerons le bon chemin et veillerons à ce que vous le suiviez. Ne vous inquiétez de rien.

Et effectivement l’Allemand ne s’inquiète de rien. S’il n’arrive pas à rencontrer un sergent de ville, il continue sa route jusqu’au moment où il trouve une ordonnance de police placardée sur un mur. Il la lit, puis il repart et fait ce qu’elle commande.

Je me souviens d’avoir vu dans une ville allemande (je ne me rappelle plus laquelle, — ça n’a d’ailleurs pas d’importance, la chose aurait pu arriver n’importe où) une grille ouverte sur un jardin où l’on donnait un concert. Rien n’empêchait celui qui aurait voulu y pénétrer de se mêler à la foule des auditeurs sans rien payer. En fait, des deux grilles du jardin séparées par deux cent cinquante mètres, c’était celle dont l’accès était le plus commode. Cependant, dans la foule des passants, pas un seul ne songeait à entrer par cette porte. Ils continuaient patiemment sous un soleil de plomb jusqu’à l’autre entrée, où un homme était aposté pour percevoir l’argent. J’ai vu des petits garçons allemands s’arrêter avec envie devant un lac gelé et désert. Ils auraient pu y glisser et y patiner des heures durant, sans que jamais personne en sût rien. La foule et la police en étaient éloignées de plus d’un demi-mille. Rien ne les eût empêchés de s’y aventurer, mais ils savaient que c’était défendu. C’est à se demander si le Teuton fait partie de notre humanité faillible. Ce peuple, ne dirait-on pas ? se compose uniquement d’anges qui, descendant du ciel pour boire un bock, ont atterri en Allemagne, convaincus qu’il n’est bons bocks que là.

En Allemagne, les routes sont bordées d’arbres fruitiers. Aucune voix, sauf celle de la conscience, ne saurait empêcher les hommes ou les enfants d’en cueillir et d’en manger des fruits. En Angleterre, les enfants mourraient par centaines du choléra et les médecins s’épuiseraient à essayer d’enrayer les conséquences d’excès accomplis par des gens se gavant de pommes acides et d’autres fruits pas mûrs. Mais en Allemagne un gamin parcourt des kilomètres sur des routes bordées d’arbres fruitiers, pour aller acheter au village prochain deux sous de poires. L’Anglo-Saxon qui passerait sous ces arbres sans protection, pliants sous le poids succulent des fruits mûrs, trouverait stupide de ne pas profiter de l’aubaine et de mépriser ainsi les dons de la Providence.

J’ignore si cela est, mais il ne m’étonnerait pas d’apprendre qu’en Allemagne, lorsqu’un homme est condamné à mort, on lui donne un bout de corde en lui enjoignant d’aller se pendre. Cela épargnerait à l’État beaucoup d’ennuis et de travail ; je vois d’ici le criminel allemand rapportant chez lui le bout de corde, lisant soigneusement les ordres de la police et se préparant à les exécuter dans sa propre cuisine.

Les Allemands sont de bonnes gens. Peut-être les meilleures de la terre ; c’est un peuple bienveillant et qui n’est pas égoïste. Je suis persuadé que la majorité d’entre eux iront au paradis. En les comparant aux autres nations chrétiennes, on est fatalement amené à conclure que le paradis est organisé d’après leurs idées. Mais je ne comprends pas comment ils y arrivent. Je ne puis pas croire que l’âme d’un Allemand ait suffisamment d’initiative pour prendre seule son vol jusqu’au paradis et frapper à la porte de saint Pierre. Selon moi, on les transporte là-haut par petits paquets et on les fait entrer sous la direction d’un sergent de ville défunt.

Carlyle a dit des Prussiens, et cela s’applique à tout le peuple allemand, qu’une de leurs vertus principales résidait dans leur capacité d’obéir au commandement. On peut dire des Allemands que ce sont gens à aller partout où on leur commande d’aller et à faire toujours ce qu’on leur ordonne. Envoyez-les en Afrique ou en Asie sous la direction de quelqu’un portant l’uniforme, ils feront sans faute d’excellents colons, tenant tête aux difficultés comme ils tiendraient tête au diable lui-même pourvu qu’ils en aient reçu l’ordre. Livré à lui-même, l’Allemand s’étiolerait bien vite et mourrait, non faute d’intelligence, mais manque de la plus petite parcelle de confiance en soi.

L’Allemand a été si longtemps le soldat de l’Europe que chez lui l’instinct militaire est devenu atavique. Il possède toutes les vertus militaires, mais les vertus militaires ont aussi leurs inconvénients. On m’a raconté l’histoire d’un valet allemand sorti depuis peu de la caserne, auquel son maître avait donné une lettre à porter quelque part avec ordre d’y attendre la réponse. Les heures passaient sans que l’homme revînt. Son maître, anxieux, se mit en route à son tour et le trouva là où il avait été envoyé, tenant la réponse à la main. Il attendait d’autres ordres. D’aucuns croiront cette histoire exagérée. Je me porte garant de son exactitude.

L’étonnant est que le même homme, qui en tant qu’individu est faible comme un enfant, devient dès qu’il revêt son uniforme un être intelligent, capable de prendre une initiative et d’endosser une responsabilité. L’Allemand peut diriger les autres, être dirigé par les autres, mais il ne peut pas se diriger lui-même. Le remède indiqué serait que chaque Allemand fût exercé au métier d’officier, puis placé sous son propre commandement. Il se donnerait sûrement des ordres empreints de sagesse et d’habileté, et veillerait à ce qu’il s’obéît avec diligence, tact et précision.

Les écoles sont responsables au premier chef de cette orientation du caractère allemand. Leur enseignement fondamental est le « devoir ». C’est un bel idéal pour un peuple ; mais avant de l’admirer sans réserve, faudrait-il avoir une conception claire de ce que l’on entend par « devoir ». L’idée qu’en ont les Allemands semble être : « obéissance aveugle à tout ce qui porte galon ». C’est l’antithèse absolue de la conception anglo-saxonne ; mais comme les Anglo-Saxons prospèrent aussi bien que les Teutons, il doit y avoir du bon dans chaque système. Jusqu’ici les Allemands ont eu le bonheur d’être excellemment gouvernés ; si cela continue, la fortune ne cessera pas de leur sourire. Les difficultés commenceront le jour où par un hasard quelconque leur machine gouvernementale se déréglera. Mais il se peut que leur système ait le privilège de produire, au fur et à mesure des besoins, un continuel renouvellement de bons gouvernants. Ça en a tout l’air.

Je suis porté à croire que les Allemands, en tant que commerçants, à moins qu’ils ne changent fort, seront toujours dépassés par leurs concurrents anglo-saxons ; et cela à cause de leurs vertus. La vie leur semble plus importante qu’une misérable course aux richesses. Un peuple qui ferme ses banques et ses bureaux de poste pendant deux heures au beau milieu de la journée, pour aller faire dans le sein de la famille un repas plantureux, avec peut-être un petit somme pour dessert, ne peut pas espérer, et sans doute ne le désire même pas, lutter avec un peuple qui prend ses repas sur le pouce et qui dort avec le téléphone à la tête de son lit. En Allemagne, la différence entre les classes n’est pas assez marquée, du moins jusqu’à présent, pour qu’on y fasse de la lutte pour la vie une affaire capitale comme en Angleterre. Excepté dans l’aristocratie campagnarde, dont les barrières sont infranchissables, la différence de caste compte à peine. Frau Professeur et Frau Charcutière se rencontrent au Kaffeeklatsch hebdomadaire et échangent les derniers potins avec la plus franche cordialité. Le loueur de chevaux et le médecin trinquent en frères dans leur brasserie favorite. Le riche entrepreneur en bâtiment, lorsqu’il projette une excursion en voiture, invite son contremaître et son tailleur à se joindre à lui avec leur famille. Chacun apporte sa part de vivres et tous en chœur entonnent en rentrant le même refrain. Un homme ne sera pas tenté, tant que durera cet état de choses, de sacrifier les meilleures années de sa vie au désir d’amasser une fortune pour ses vieux jours. Ses goûts et davantage encore ceux de sa femme restent modestes. Il aime dans son appartement ou sa villa les meubles en peluche rouge avec une profusion de laque et de dorure. Mais cela le regarde ; et il se peut que ce goût ne soit pas plus critiquable que celui qui mêle du mauvais Élisabeth à des copies de Louis XV, le tout orné de photographies et éclairé à la lumière électrique. Il fait décorer la façade de sa maison par l’artiste du pays : une bataille sanglante, largement coupée par la porte d’entrée, en garnit le bas ; tandis qu’un ange, ayant la tête de Bismarck, voltige entre les fenêtres de la chambre à coucher. Il lui suffit de voir des tableaux de maîtres anciens au musée ; et, comme la mode d’avoir des œuvres d’art à domicile n’a pas encore pénétré dans le Vaterland, il ne se sent pas forcé de gaspiller son argent pour transformer sa maison en boutique d’antiquaire.


L’Allemand est gourmand. Il existe des fermiers anglais qui, tout en prétendant que leur métier ne nourrit pas son homme, font joyeusement leurs sept repas solides par jour. Une fois par an a lieu en Russie une fête qui dure une semaine pendant laquelle on enregistre de nombreux décès occasionnés par une indigestion de crêpes ; mais c’est une fête religieuse et une exception. L’Allemand comme gros mangeur tient la première place entre toutes les nations de la terre. Il se lève de bonne heure et en s’habillant avale vivement quelques tasses de café avec une demi-douzaine de petits pains chauds beurrés. Il ne s’attable pas avant dix heures pour prendre un repas digne de ce nom. À une heure ou une heure et demie a lieu son repas principal. C’est une affaire sérieuse qui dure quelques heures. À quatre heures il va au café où il boit du chocolat et mange des gâteaux. Il passe en général ses soirées à manger, — non qu’il fasse le soir un repas sérieux (cela lui arrive rarement), il se contente d’une série de casse-croûtes, — mettons : à sept heures une bouteille de bière avec un ou deux « belegte Semmel » ; au théâtre, pendant l’entr’acte, une autre bouteille de bière et un « Aufschnitt » ; une demi-bouteille de vin blanc et des « Spiegeleier » avant de rentrer, puis un morceau de saucisse ou de fromage qu’il fait glisser avec un peu de bière, juste avant de se mettre au lit.

Mais ce n’est pas un gourmet. La cuisine française, non plus que les prix français, n’est pas en usage dans ses restaurants. Il préfère aux meilleurs crus de Bordeaux ou de Champagne sa bière ou son vin blanc national et à bon marché. Et en réalité cela vaut mieux pour lui : il semble, en effet, que chaque fois qu’un vigneron français vend une bouteille de vin à un hôtelier ou à un marchand de vins allemand, il soit obsédé par le souvenir de Sedan. C’est une revanche ridicule, car en thèse générale ce n’est pas un Allemand qui la boit : la victime est le plus souvent un innocent voyageur anglais. Il se peut aussi que le marchand français n’ait pas oublié Waterloo et pense qu’en tous les cas sa vengeance atteindra son but.

Les distractions coûteuses sont fort peu à la mode en Allemagne ; on n’en offre pas et on n’en attend pas. À travers le Vaterland tout se passe à la bonne franquette. L’Allemand ne dépense pas d’argent à des sports onéreux et ne se ruine pas en frais de toilette pour plaire à un cercle de parvenus. Il peut pour quelques marks satisfaire son goût de prédilection, une place à l’opéra ou au concert ; et sa femme et ses filles s’y rendent à pied avec des robes confectionnées par elles-mêmes et la tête enveloppée d’un châle. Les Anglais remarquent avec plaisir dans ce pays l’absence de toute pose. Les voitures privées sont très rares et même ne se sert-on des « Droschken » que si le tram électrique, plus rapide et plus propre, est inutilisable.

C’est ainsi que l’Allemagne maintient son indépendance. Le boutiquier en Allemagne ne fait pas d’avances à ses clients. À Munich, j’ai accompagné un jour une dame anglaise qui faisait des courses. Ayant l’habitude des magasins de Londres et de New-York, elle critiquait tout ce que le vendeur lui montrait. Non qu’effectivement elle ne trouvât rien à sa convenance, mais parce que c’était sa méthode. Elle se mit à expliquer, à propos de presque tous les articles, qu’elle pourrait trouver mieux et à meilleur marché ailleurs ; non qu’elle le crût vraiment, mais elle pensait bien faire en le disant au boutiquier. Elle ajouta que le stock manquait de goût (elle n’avait pas d’intention offensante, je l’ai déjà dit, c’était là sa manière) et était trop restreint : que les objets étaient démodés ; qu’ils étaient banals ; qu’ils ne paraissaient pas solides. Il ne la contredit pas ; il n’essaya pas de la faire changer d’avis. Il remit les choses dans leurs cartons respectifs, rangea ces cartons à leurs rayons respectifs, s’en alla dans l’arrière-boutique et ferma la porte sur lui.

— Va-t-il revenir bientôt ? me demanda la dame après quelques instants d’attente.

C’était moins une question qu’une exclamation d’impatience.

— J’en doute, répliquai-je.

— Pourquoi donc ? me demanda-t-elle, pleine d’étonnement.

— J’ai tout lieu de croire que vous l’avez vexé. Il y a beaucoup de chances pour qu’il soit en ce moment derrière cette porte en train de fumer sa pipe et de lire son journal.

— Quel marchand extraordinaire ! s’exclama mon amie, en rassemblant ses paquets et en sortant majestueusement indignée.

— C’est leur manière, expliquai-je. Voici la marchandise. Si vous voulez l’acheter, vous pouvez l’avoir. Si vous n’y tenez pas, ils aimeraient tout autant que vous ne vinssiez pas leur en parler.

Une autre fois j’entendis dans le fumoir d’un hôtel allemand un Anglais de petite taille raconter une histoire qu’à sa place j’aurais tue.

— Essayer de marchander avec un Allemand ? disait ce petit Anglais. Il semble qu’il ne vous comprenne pas. Ayant vu une première édition des Brigands à la vitrine d’une librairie du Georg Platz, j’entrai et en demandai le prix. Un vieil original se tenait derrière le comptoir. Il me répondit : « 25 marks » et continua sa lecture. Je lui expliquai alors que j’en avais vu un plus bel exemplaire à 20 marks quelques jours auparavant : c’est ainsi que l’on fait quand on veut marchander ; c’est admis. Il me demanda : « Où ? » Je lui dis : « Dans un magasin, à Leipzig ». Il me conseilla d’y retourner et de l’acquérir ; que j’achetasse son livre ou le lui laissasse, cela semblait peu lui importer. Je lui dis : « Quel est votre dernier prix ? — Je vous ai déjà dit 25 marks », me répondit-il (c’était un type irascible). « Il ne les vaut pas, lui dis-je. — Je ne l’ai jamais prétendu, vous ne pouvez pas dire le contraire, grogna-t-il. — Je vous en offre 10 marks ! » Je croyais qu’il allait finir par en accepter 20. Il se leva. Je crus qu’il allait prendre le livre à l’étalage. Non, il se dirigea droit sur moi. C’était une sorte de géant. Il m’empoigna par les deux épaules, me jeta à la rue et ferma violemment la porte sur moi. Jamais de ma vie je ne fus aussi étonné.

— Peut-être, insinuai-je, le livre valait-il ses 25 marks.

— Naturellement qu’il les valait, répliqua-t-il, et largement encore ! Mais quelle notion des affaires !

C’est la femme qui seule pourra arriver à changer le caractère allemand. Elle-même est en train d’évoluer et progresse vite. Il y a dix ans nulle jeune fille allemande tenant à sa réputation et espérant trouver un mari n’aurait osé monter à bicyclette : maintenant elles pédalent par milliers à travers le pays. Les vieux secouent la tête à leur vue ; mais j’ai remarqué que les jeunes gens les rejoignent et font route à leur côté. Récemment encore il n’était pas comme il faut, pour une dame, de faire des dehors en patinant : elle devait, pour être correcte, s’accrocher éperdument au bras de son cavalier qui, pour que ce fût tout à fait bien, devait être un membre de sa famille. Maintenant elle s’exerce à faire des huit dans un coin, jusqu’au moment où un jeune homme vient à elle pour la seconder. Elle joue au tennis, et j’en ai même aperçu qui conduisaient un dog-cart.

Son éducation a toujours été des plus soignées. À dix-huit ans elle parle deux ou trois langues et a déjà oublié plus de choses qu’une Anglaise moyenne n’en lit de toute sa vie. Jusqu’à présent cette éducation ne lui a été d’aucune utilité. Une fois mariée, elle se retirait dans sa cuisine, où elle se hâtait de vider son cerveau pour y mettre de piètres principes culinaires. Mais supposons qu’elle comprenne soudain qu’une femme n’est pas tenue absolument de sacrifier toute son existence à peiner dans son ménage, pas plus qu’un homme n’a besoin de se considérer comme une machine à travailler. Supposons qu’elle se mette en tête de prendre une part active à la vie sociale et nationale. Alors l’influence d’une telle compagne, saine de corps et par conséquent vigoureuse d’esprit, ne manquera pas d’être à la fois puissante et durable.

Car il faut bien se dire que l’Allemand est exceptionnellement sentimental et très facilement influencé par le sexe. On dit de lui qu’il est le meilleur des amants et le plus mauvais des maris. C’est d’ailleurs la faute de sa femme. Sitôt mariée, la femme allemande fait plus qu’abdiquer le romanesque ; elle saisit un balai pour le chasser de chez elle. Jeune fille elle ne savait pas s’habiller ; épouse elle abandonne ses toilettes pour se draper dans les oripeaux les plus hétéroclites, ramassés à droite et à gauche ; en tout cas, c’est bien là l’impression qu’elle donne.

Elle est souvent faite comme une Junon, avec une carnation qui ferait honneur à un ange bien portant : elle s’entend parfaitement à abîmer son galbe et son teint. Elle vend son droit aux hommages pour une portion de friandises. Vous pouvez la voir toutes les après-midi dans un café, se gavant de gâteaux à la crème fouettée que chassent d’abondantes tasses de chocolat. À ce régime elle s’avilit, s’empâte et devient tout à fait inintéressante.

Quand la femme allemande renoncera à son goûter et à sa bière du soir, quand elle prendra suffisamment d’exercice pour conserver sa taille et qu’elle lira, une fois mariée, autre chose que son livre de cuisine, le gouvernement allemand remarquera qu’il lui faut compter avec une force nouvelle. Et c’est à travers toute l’Allemagne qu’on peut observer mille petits détails significatifs qui ne trompent pas et qui marquent l’évolution des surannées « Frauen » allemandes en « Damen » modernes.

On se perd en conjectures sur ce qu’il adviendra alors. Car la nation germanique est encore jeune et sa maturité fera époque dans l’histoire de l’humanité.

Ce qu’on peut dire de pire sur les Allemands, c’est qu’ils ont quelques défauts. Eux-mêmes ne les voient pas ; ils se considèrent comme parfaits, ce qui est stupide de leur part. Ils vont même jusqu’à se croire supérieurs aux Anglo-Saxons. Non, mais… Quelle prétention !

— Ils ont leurs bons côtés, observa George, mais leur tabac est une honte pour la nation. Je vais me coucher.

Nous nous levâmes et, nous accoudant sur le parapet, suivîmes quelque temps du regard les dernières lueurs dansantes, sur la rivière assombrie.

— Ce fut dans l’ensemble une « balade » pleine d’agrément. Je serai content d’être de retour et cependant je regrette d’en voir la fin, me comprenez-vous ?

— Qu’entendez-vous par « balade » ? dit George.

— Une « balade », expliquai-je, est un voyage long ou court… mais sans but ni programme ; l’obligation de revenir au point de départ dans un délai fixé en est le seul régulateur. Parfois l’on traverse des rues populeuses, parfois des champs ou des prairies ; parfois on disparaît pendant quelques heures, parfois pendant plusieurs jours, — sans manquer à personne. Mais que le voyage soit long ou court, qu’il nous mène là ou ailleurs, nos pensées restent attentives à la chute du sable fin dans le sablier éternel du Temps. Nous saluons au passage ceux que nous croisons et leur sourions ; il nous arrive de nous arrêter un instant pour causer avec certains d’entre eux, de faire avec d’autres un bout de chemin. Nous passons des moments intéressants et souvent nous sommes un peu las. Mais en fin de compte le temps a coulé agréablement et nous en regrettons la fuite.


FIN