Traduction par Georges Seligmann.
La Sirène (p. 268-289).


CHAPITRE TREIZIÈME

Une étude sur le caractère et la conduite de l’étudiant allemand. Le duel d’étudiants allemands. Usages et abus. Impressions. L’ironie de la chose. Moyen pour élever des sauvages. La Jungfrau : son goût particulier quant à la beauté du visage. La Kneipe. Comment on frotte une salamandre. Conseils à un étranger. Histoire qui aurait pu se terminer tristement de deux maris, de leurs femmes et d’un célibataire.


Sur le chemin du retour nous visitâmes une ville universitaire allemande, désirant avoir un aperçu de la vie de l’étudiant, curiosité que l’amabilité de quelques amis de là-bas nous permit de satisfaire.

Le jeune Anglais joue jusqu’à ce qu’il ait atteint quinze ans, puis travaille jusqu’à vingt ans. En Allemagne c’est l’enfant qui travaille et le jeune homme qui joue. Le garçonnet allemand va à l’école à sept heures du matin en été et à huit en hiver, et il travaille à l’école. Ce qui fait qu’à seize ans il a une connaissance sérieuse des classiques et des mathématiques, qu’il sait autant d’histoire que n’importe quel individu appelé à prendre place dans un parti politique est censé en savoir ; à cela il joint une science approfondie d’une ou deux langues modernes. C’est pourquoi les huit semestres d’Université s’étendant sur une durée de quatre ans sont inutilement longs, sauf pour les jeunes gens qui visent un professorat. L’étudiant allemand n’est pas sportif, ce qui est à déplorer, car il aurait fait un bon sportsman. Un peu de football, un peu de bicyclette ; de préférence, des carambolages en des cafés enfumés ; — mais d’une manière générale tous ou presque tous perdent leur temps à vadrouiller, à boire de la bière et à se battre en duel.

S’il est fils de famille, il entre dans un Korps — la cotisation annuelle d’un Korps élégant est d’environ mille francs. S’il appartient à la classe moyenne, il s’enrôle dans une Burschenschaft ou une Landsmannschaft, ce qui coûte un peu moins cher. Ces groupes se subdivisent à leur tour en cercles dans lesquels on s’efforce d’assembler les jeunes gens des mêmes régions. Il y a le cercle des Souabes, originaires de Souabe ; des Franconiens, qui descendent des Francs ; des Thuringiens et ainsi de suite. Dans la pratique, naturellement, la répartition n’est qu’approximative (selon mes calculs, la moitié de nos régiments écossais sont formés de Londoniens) ; mais cette division de chaque Université en une douzaine de compagnies d’étudiants ne laisse pas d’atteindre à un effet pittoresque. Chaque société a ses couleurs distinctives et possède sa brasserie particulière fermée aux étudiants dont la casquette arbore d’autres couleurs. Son objectif principal est d’organiser des rencontres soit dans son propre sein, soit entre ses membres et cens de quelque Korps ou Schaft rival, en un mot d’organiser la célèbre Mensur allemande.

La Mensur a été décrite si souvent et si complètement que je ne veux pas fatiguer mes lecteurs de détails oiseux sur ce sujet. Je ne veux que donner mes impressions et principalement celles de ma première Mensur, — parce que je crois que les premières impressions sont plus authentiques que les opinions émoussées par l’échange des idées.

Un Français ou un Espagnol cherchera à vous faire croire que les courses de taureaux sont une institution créée principalement dans l’intérêt des taureaux : le cheval que vous imaginez hurlant de souffrance, ne ferait que rire au spectacle comique de ses propres entrailles. Votre ami français ou espagnol ne voudrait pas comparer sa mort glorieuse et excitante à la froide brutalité des luttes foraines. Si vous ne restez pas entièrement maître de vous, vous le quittez avec le désir de créer en Angleterre un mouvement en faveur de l’institution des courses de taureaux comme école de chevalerie. Sans doute Torquemada était-il convaincu de l’humanité de l’Inquisition. Une heure passée sur le chevalet devait procurer le plus grand bien-être à un gros gentleman souffrant de crampes ou de rhumatismes. Il se relevait avec plus de jeu, plus d’élasticité dans les articulations. Les chasseurs anglais considèrent le renard comme un animal dont le sort est enviable. On lui procure à bon marché un jour de bon sport, pendant lequel il est le centre de l’attraction.

L’habitude vous rend indifférents aux pires usages. Le tiers des Allemands que vous croisez dans la rue portent et porteront jusque dans la mort les traces des vingt à cent duels qu’ils ont eus au cours de leur vie d’étudiants. L’enfant allemand joue à la Mensur dans la nursery et continue au lycée. Les Allemands sont arrivés à croire que ce jeu n’est ni brutal, ni choquant, ni dégradant. Ils allèguent qu’il est l’école du sang-froid et du courage pour la jeunesse allemande. Mais l’étudiant allemand aurait besoin de bien plus de courage pour ne pas se battre. Il ne se bat pas pour son plaisir, mais pour satisfaire à un préjugé qui retarde de deux cents ans.

Le seul effet que produise sur lui la Mensur est de le rendre brutal. Il se peut que ce duel exige de l’adresse — on me l’a affirmé, — mais on ne s’en aperçoit pas. Ce n’est somme toute qu’un essai fructueux pour unir le grotesque au déplaisant. À Bonn, centre aristocratique par excellence où règne un goût meilleur, et à Heidelberg où les visiteurs des nations étrangères sont nombreux, l’affaire se passe peut-être avec plus d’apparat. Je me suis laissé dire que là le duel a lieu dans de belles pièces, que des médecins à cheveux blancs y soignent les blessés, que des laquais en livrée y servent à boire et à manger et que toute l’affaire y est menée avec un certain cérémonial qui ne manque pas de caractère. Dans les Universités plus essentiellement allemandes où les étrangers sont rares et où on ne les attire pas, on s’en tient aux combats purs et simples et ceux-ci n’ont rien de plaisant.

Ils sont même si répugnants que je conseille au lecteur quelque peu délicat de s’abstenir d’en lire la description. On ne peut pas rendre ce sujet attrayant et je ne me propose pas de l’essayer.

La pièce est une et sordide, les murs sont souillés d’un mélange de taches de bière, de sang et de suif ; le plafond est enfumé ; le plancher couvert de sciure de bois. Une foule d’étudiants riant, fumant, causant, quelques-uns assis par terre, d’autres perchés sur des chaises où des bancs, forment le cadre.

Au centre, se faisant face, les combattants sont debout. Bizarres et rigides, avec de grosses lunettes protectrices, le cou bien enveloppé dans d’épais cache-nez, le corps caparaçonné d’une sorte de matelas sale et les bras, ouatés, tendus au-dessus de leur tête, ils ont l’air d’un burlesque sujet de pendule. Les seconds, plus ou moins rembourrés eux aussi, la tête et le visage protégés par de vastes casques en cuir, donnent aux combattants, non sans brusquerie, la position convenable. On prête l’oreille au héraut d’armes. L’arbitre prend place, le signal est donné, et aussitôt les lourds sabres droits s’entrechoquent. Il n’y a ni animation, ni adresse, ni élégance dans le jeu (je parle d’après mes propres impressions). Le plus fort est vainqueur ; c’est celui, dont le bras emmailloté peut tenir le plus longtemps sans trop faiblir ce grand sabre mastoc, soit pour parer, soit pour frapper.

Tout l’intérêt réside dans le spectacle des blessures. Elles apparaissent presque toujours aux mêmes endroits, — sur le sommet de la tête ou sur la partie gauche de la face. Parfois une portion de cuir chevelu ou un morceau de joue vole à travers les airs, pour être ramassé et conservé soigneusement par son propriétaire ou, plus exactement, par son ancien propriétaire qui, orgueilleusement, lui fera faire le tour de la table lors des joyeux festins à venir ; et naturellement le sang coule à flots de chaque blessure. Il inonde les docteurs, les seconds, les spectateurs ; il asperge le plafond et les murs ; il sature les combattants et forme des mares dans la sciure. À la fin de chaque assaut, les docteurs accourent et, de leurs mains déjà dégouttantes de sang, compriment les plaies béantes, les épongent avec de petits tampons d’ouate mouillée qu’un aide tend sur un plateau. Naturellement, dès que l’homme se relève et reprend sa besogne, le sang jaillit de nouveau, l’aveuglant à moitié et mettant sur le plancher une glu où le pied glisse. Parfois on voit les dents d’un homme découvertes jusqu’à l’oreille, ce qui fait, que tout le reste du duel il sourit démesurément à la moitié des spectateurs et offre à l’autre moitié un demi-visage revêche ; ou bien un nez fendu donne à son propriétaire jusqu’à la fin du combat une matamoresque arrogance.

Comme le but de chaque étudiant est de quitter l’Université porteur du plus grand nombre possible de cicatrices, je doute que personne s’efforce jamais de changer quoi que ce soit à cette manière de combattre. Le vrai vainqueur est celui qui sort du duel avec le plus grand nombre de blessures. Recousu et raccommodé, il est à même le mois suivant de parader de façon à provoquer l’envie de la jeunesse allemande et l’admiration des jeunes filles de là-bas. Celui qui n’a obtenu que quelques blessures insignifiantes se retire du combat mécontent et désappointé.

Mais la bataille elle-même n’est que le commencement du divertissement. Le deuxième acte a lieu dans la salle de pansement. Les docteurs sont en général des étudiants de la veille qui, à peine munis de leurs diplômes, manœuvrent pour acquérir de la clientèle. La vérité m’oblige à dire que ceux d’entre eux que j’ai approchés m’ont paru gens peu distingués. Ils semblaient prendre plaisir à leur tâche. Leur rôle, d’ailleurs, consiste à amplifier autant que possible les souffrances, à quoi un vrai médecin ne se prêterait pas volontiers. La manière dont l’étudiant supporte le pansement de ses blessures compte autant pour sa réputation que la manière dont il les a reçues. Chaque opération doit être accomplie avec autant de brutalité que possible, et les camarades épient soigneusement le patient pour voir s’il traverse l’épreuve avec une apparence de joie et de sérénité. La blessure souhaitable est une blessure bien nette et qui bâille largement. Exprès on en rejoint mal les lèvres, espérant que la cicatrice restera visible toute la vie. L’heureux propriétaire d’une telle blessure, savamment entretenue et maltraitée toute la semaine suivante, peut espérer épouser une femme qui lui apportera une dot se chiffrant au moins par dizaines de mille francs.

C’est ainsi que se passent ordinairement les épreuves bi-hebdomadaires ; bon an mal an, chaque étudiant prend part à quelques douzaines de ces Mensurs. Mais il y en a d’autres auxquelles les visiteurs ne sont pas admis. Lorsqu’un étudiant s’est fait disqualifier au cours d’un combat pour quelque léger mouvement instinctif interdit par leur code, il lui faut pour recouvrer son honneur provoquer les meilleurs duellistes de son Korps. Il demande et on lui accorde non pas un combat, mais une punition. Son adversaire alors lui inflige systématiquement le plus grand nombre possible de blessures. Le but de la victime est de montrer à ses camarades qu’elle est capable de rester immobile tandis qu’on lui taille la peau du crâne.

Je doute qu’on puisse produire un argument quelconque en faveur de la Mensur allemande ; en tout cas il ne concernerait que les deux combattants. Je suis sûr que l’impression des spectateurs ne peut être que mauvaise. Je me connais assez pour savoir que je ne suis pas d’un tempérament extraordinairement sanguinaire. L’effet qu’elle a donc eu sur moi doit être celui qu’elle produit sur la plupart des mortels. La première fois, avant que le spectacle ne commençât véritablement, j’étais curieux de savoir comment j’allais en être affecté, quoique une certaine habitude des salles de dissection et des tables d’opération m’eût déjà un peu aguerri. Lorsque le sang commença à couler, les muscles et les nerfs à être mis à nu, je pus analyser en moi un mélange de dégoût et de pitié. Mais je dois avouer qu’au deuxième duel, ces sentiments raffinés tendirent à disparaître et que le troisième étant en bonne voie, et l’odeur spéciale et chaude du sang alourdissant l’atmosphère, je commençai à voir rouge.

J’en voulais encore. J’examinai les visages des autres assistants, et j’y vis réfléchies d’une manière évidente mes propres sensations. Si le fait d’exciter l’appétit du sang chez l’homme moderne est une bonne chose, je dirai alors que la Mensur est utile. Mais en est-il ainsi ? Nous nous enorgueillissons de notre civilisation et de notre humanité, mais ceux qui ne sont pas assez hypocrites pour se tromper eux-mêmes savent que sous nos chemises empesées se cache le sauvage avec tous ses instincts. Il se peut qu’on désire parfois sa résurrection, mais jamais on n’aura à craindre sa disparition totale. D’un autre côté il semble peu sage de lui laisser les rênes sur l’encolure.

Si l’on examine le duel d’une manière sérieuse, on trouve beaucoup d’arguments en sa faveur. On ne saurait cependant en invoquer aucun en faveur de la Mensur. C’est de l’enfantillage, et le fait d’être un jeu cruel et brutal ne la rend nullement moins puérile : les blessures n’ont aucune valeur par elles-mêmes ; c’est leur origine qui leur confère de la dignité et non leur taille. Guillaume Tell est à très juste titre considéré comme un héros ; mais que penserait-on d’un club de pères de famille, fondé uniquement pour que ses membres se réunissent deux fois par semaine sur ce programme : abattre à l’arbalète une pomme posée sur la tête de leurs fils. Les jeunes Allemands pourraient atteindre un résultat analogue à celui dont ils sont si fiers en taquinant un chat sauvage. Devenir membre d’une société dans le seul but de se faire hacher, rabaisse l’esprit d’un homme au niveau de celui d’un derviche tourneur. La Mensur est en fait la reductio ad absurdum du duel ; et si les Allemands sont par eux-mêmes incapables d’en voir le côté comique, on ne peut que regretter leur manque d’humour.

Si on ne peut approuver la Mensur, au moins peut-on la comprendre. Le code de l’Université qui, sans aller jusqu’à encourager l’ivresse, l’absout est plus difficile à admettre. Les étudiants allemands ne s’enivrent pas tous. En fait, la majorité est sobre, sinon laborieuse. Mais la minorité, qui a la prétention, du reste admise, d’être le modèle de l’étudiant allemand, n’échappe à l’ébriété perpétuelle que grâce à l’adresse péniblement acquise de boire la moitié du jour et toute la nuit en conservant par un effort suprême l’usage des cinq sens. Cela n’a pas sur tous la même influence, mais il est fréquent de voir dans les villes universitaires des jeunes gens, n’ayant pas encore atteint leurs vingt ans, avec une taille de Falstaff et un teint de Bacchus de Rubens. C’est un fait que les jeunes Allemandes peuvent se sentir fascinées par une figure balafrée et tailladée jusqu’à sembler faite de matières hétéroclites. Mais on ne découvrira sûrement rien d’attrayant à une peau bouffie et couverte de pustules et à un ventre projeté en avant et qui menace de déséquilibrer le reste de l’individu. D’ailleurs, que pourrait-on attendre d’autre d’un jouvenceau qui commence à dix heures du matin, par le Frühschoppen, à boire de la bière, et finit à quatre heures du matin à la fermeture de la Kneipe ?

La Kneipe, on pourrait l’appeler une des assises de la société. Elle sera très calme ou très bruyante, suivant sa composition. Un étudiant invite une douzaine ou une centaine de ses camarades au café et les pourvoit de bière et de cigares à bon marché autant qu’ils en peuvent avaler ou fumer ; le Korps peut aussi lancer les invitations. Ici, comme partout, on remarque le goût allemand pour la discipline et l’ordre. Lorsque entre un convive, tous ceux qui sont assis autour de la table se lèvent et saluent, les talons joints. Quand la table est au complet, on élit un président qui est chargé d’indiquer le numéro des chansons. On trouve sur la table des recueils imprimés de ces chansons, un pour deux convives. Le président annonce : « numéro vingt-quatre, premier vers », et aussitôt tous commencent à chanter, chaque couple tenant son livre, exactement comme on tient à deux un livre d’hymnes à l’église. À la fin de chaque vers on observe une pause, jusqu’à ce que le président fasse commencer le suivant. Tout Allemand ayant appris le solfège et la plupart jouissant d’une belle voix, l’effet d’ensemble est impressionnant.

Si les attitudes évoquent le chant des hymnes religieuses, les paroles de ces chansons redressent souvent cette impression. Mais qu’il s’agisse d’un chant patriotique, d’une ballade sentimentale ou d’un refrain qui choquerait la plupart des jeunes Anglais, on le chante toujours d’un bout à l’autre avec un sérieux imperturbable, sans un sourire, sans une fausse note. À la fin le président crie « Prosit ! » Tout le monde répond « Prosit ! » et le moment d’après tous les verres sont vides. Le pianiste se lève et salue et on répond à son salut. Puis la Fraülein remplit les verres.

Entre les chants on porte des toasts à la ronde ; mais on applaudit peu et on rit encore moins. Les étudiants allemands trouvent préférable de sourire et d’opiner du bonnet d’un air grave.

On honore parfois certains convives, en leur portant un toast particulier appelé « Salamander », qui comporte une solennité exceptionnelle.

— Nous allons, dit le président, frotter une salamandre (einen Salamander reiben).

Nous nous levons tous et nous nous tenons comme un régiment au garde à vous.

— Est-ce que tout est prêt ? (Sind die Stoffe parat ?) interroge le président.

Sunt, répondons-nous d’une seule voix.

At exercitium Salamandri, dit le président (et nous nous tenons prêts).

Eins ! (Nous frottons nos verres d’un mouvement circulaire sur la table.)

Zwei ! (De nouveau les verres tournent ; de même à Drei !)

Bibite ! (Buvez !)

Et avec un ensemble automatique tous les verres sont vidés et maintenus en l’air.

Eins ! dit le président. (Le pied de chaque verre vide frôle la table avec un brait de galets roulés par la vague.)

Zwei ! (Le roulement reprend et meurt.)

Drei ! (Les verres frappent la table tous du même coup, et nous nous retrouvons assis.)

La distraction de la Kneipe consiste pour deux étudiants à s’invectiver (naturellement pour rire) et à se provoquer ensuite en un duel à boire. On désigne un arbitre ; on remplit deux verres énormes et les hommes se font face, tenant les anses à pleines mains ; tout le monde les regarde. L’arbitre donne le signal du départ et l’instant d’après on entend la bière descendre rapide les pentes de leurs gosiers. L’homme qui heurte le premier la table de son verre vide est proclamé vainqueur.

Les étrangers qui prennent part à une Kneipe et qui désirent se comporter à la manière allemande feront bien, avant de commencer, d’épingler leurs nom et adresse sur leur veston. L’étudiant allemand est la courtoisie personnifiée et, quel que puisse être son propre état, il veillera à ce que, par un moyen ou un autre, ses hôtes soient reconduits chez eux sains et saufs avant l’aurore. Mais naturellement on ne saurait lui demander de se rappeler les adresses.

On me raconta l’histoire de trois hôtes d’une Kneipe berlinoise qui aurait pu avoir des résultats tragiques. Nos étrangers étaient d’accord pour pousser les choses à fond. Chacun d’eux écrivit son adresse sur sa carte et l’épingla sur la nappe en face de sa place. Ce fut une faute. Ils auraient dû, comme je l’ai dit, l’épingler à leur veston. Un homme peut changer de place à table, même inconsciemment et réapparaître de l’autre côté ; mais partout où il va il emmène son veston.

Sur le matin, le président proposa que pour la plus grande commodité de ceux qui se tenaient encore droit, on renvoyât chez eux tous les messieurs qui se montraient incapables de soulever leur tête de la table. Parmi ceux qui ne s’intéressaient plus aux événements étaient nos trois Anglais. On décida de les charger dans un fiacre et de les renvoyer chez eux sous la surveillance d’un étudiant relativement de sang-froid. S’ils étaient restés à leur place initiale pendant toute la soirée, tout se serait passé au mieux ; mais malheureusement ils s’étaient promenés et personne ne sut quel était le propriétaire de telle ou telle carte. Nul ne le savait et eux moins que personne. Dans la gaieté générale, cela ne sembla pas devoir être d’une trop grande importance. Il y avait trois gentlemen et trois adresses. Je crois qu’on pensait que même en cas d’erreur le tri pourrait s’opérer dans la matinée. On mit donc les trois messieurs dans une voiture ; l’étudiant relativement de sang-froid prit les trois cartes et ils s’en allèrent, salués des acclamations et des bons vœux de la compagnie.

Pour avoir bu de la bière allemande on n’est pas — et c’est son avantage — gris comme on sait l’être en Angleterre. Son ivresse n’a rien de répugnant ; elle ne fait qu’alourdir : on n’a pas envie de parler ; on veut avoir la paix, pour dormir, n’importe où.

Le conducteur de la troupe fit arrêter la voiture à l’adresse la plus proche. Il en tira le plus atteint, jugeant naturel de se débarrasser d’abord de celui-là. Aidé du cocher il le porta jusqu’à son étage et sonna. Le domestique de la pension de famille vint ouvrir à moitié endormi ; ils firent entrer leur charge et cherchèrent une place où la déposer. La porte d’une chambre à coucher était ouverte, la chambre était vide, quelle belle occasion ! Ils le mirent là. Ils le débarrassèrent de tout ce qui pouvait être retiré facilement, puis le couchèrent dans le lit. Cela fait, les deux hommes, satisfaits, retournèrent à la voiture.

À la suivante adresse ils s’arrêtèrent de nouveau. Cette fois, en réponse à leur sonnerie apparut une dame en robe de chambre avec un livre à la main. L’étudiant allemand ayant lu la première des deux cartes qu’il tenait demanda s’il avait le plaisir de s’adresser à madame Y. Et, en l’occasion, le plaisir, s’il y en avait, paraissait bien être entièrement de son côté. Il expliqua à Frau Y., que le monsieur qui pour le moment ronflait contre le mur était son mari. Cette nouvelle ne provoqua chez elle aucun enthousiasme ; elle ouvrit simplement la porte de la chambre à coucher, puis s’en fut. Le cocher et l’étudiant rentrèrent le patient et le couchèrent sur le lit. Ils ne se donnèrent pas la peine de le déshabiller ; ils se sentaient trop fatigués ! Ils n’aperçurent plus la maîtresse de maison et pour ce motif se retirèrent sans prendre congé.

La dernière carte était celle d’un célibataire descendu à l’hôtel. Ils amenèrent donc leur dernier voyageur à cet hôtel, en firent livraison au portier de nuit et le quittèrent.

Or voici ce qui s’était passé à l’endroit où l’on avait effectué le premier déchargement. Quelque huit heures auparavant, monsieur X. avait dit à madame X. :

— Je crois, ma chérie, vous avoir dit que je suis invité ce soir à prendre part à ce qu’on appelle une Kneipe ?

— Vous avez en effet parlé de quelque chose de ce genre, répliqua madame X. Qu’est-ce que c’est qu’une Kneipe ?

— Eh bien, ma chérie, c’est une sorte de réunion de célibataires, où les étudiants se rendent pour bavarder et chanter et fumer, et pour toutes sortes d’autres choses, comprenez-vous ?

— Bon. J’espère que vous allez bien vous amuser, dit madame X., qui était aimable et d’esprit large.

— Ce sera intéressant, observa monsieur X. Voilà longtemps que je désirais y assister. Il se peut, il est fort possible que je rentre un peu tard.

— Qu’entendez-vous par tard ?

— C’est assez difficile à dire. Vous comprenez, ces étudiants sont tant soit peu turbulents lorsqu’ils se réunissent… Et puis j’ai tout lieu de croire qu’on portera un certain nombre de toasts. Je ne sais comment je m’y plairai. Si j’en trouve le moyen, je les quitterai de bonne heure, mais à la condition que je le puisse sans les froisser. Si je ne peux pas…

— Vous devriez emprunter un passe-partout aux gens de la maison, conseilla madame X. qui, ainsi que j’ai déjà dit, était une femme raisonnable. Je coucherai avec Dolly, si bien que vous ne me dérangerez pas quelle que soit l’heure de votre retour.

— C’est une excellente idée, acquiesça monsieur X. J’ai horreur de vous déranger. Je rentrerai sans bruit et me glisserai dans le lit.

À un certain moment, au milieu de la nuit, peut-être déjà vers le matin, Dolly, la sœur de madame X., se réveilla et prêta l’oreille.

— Jenny, dit-elle, as-tu entendu ?

— Oui, chérie, répondit madame X., ça va bien. Rendors-toi.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? ne crois-tu pas que c’est le feu ?

— Je pense que c’est Percy. Je suppose que dans l’obscurité il aura trébuché sur un objet quelconque. Ne t’inquiète pas, ma chérie, rendors-toi.

Mais sitôt que Dolly se fut assoupie, madame X., qui était une bonne épouse, pensa qu’elle devrait se lever doucement pour voir si Percy allait bien. Enfilant son peignoir et chaussant ses pantoufles, elle se glissa par le couloir jusqu’à sa propre chambre. Il aurait fallu un tremblement de terre pour réveiller le monsieur qui reposait sur le lit. Elle alluma une bougie et s’en approcha avec précaution.

Ce n’était pas Percy ; ce n’était même pas quelqu’un qui lui ressemblât. Elle eut la sensation que ce n’était pas le genre d’homme qu’elle aurait jamais choisi pour mari, jamais, en aucune circonstance. Et dans l’état où il se trouvait actuellement, il lui inspirait même une aversion prononcée. Elle n’eut qu’un désir : se débarrasser de l’intrus.

Mais il avait un je ne sais quel air qui lui rappelait quelqu’un. Elle s’approcha davantage et le considéra de plus près. Ses souvenirs se précisèrent. Ce devait sûrement être monsieur Y., un monsieur chez qui Percy et elle avaient dîné le jour de leur arrivée à Berlin.

Qu’est-ce qu’il venait faire là ? Elle posa la bougie sur la table, prit sa tête entre ses mains et se mit à réfléchir. Le jour se fit vivement dans son esprit. Percy était allé à la Kneipe avec ce même monsieur Y. Une erreur avait été commise. On avait ramené monsieur Y. à l’adresse de Percy. Donc Percy à ce moment…

Les éventualités terribles que cette situation comportait se présentèrent à son esprit. Retournant à la chambre de Dolly, elle se rhabilla à la hâte et descendit en silence. Elle trouva heureusement une voiture et se fit conduire chez madame Y. Disant au cocher d’attendre, elle vola jusqu’à l’étage supérieur et sonna avec insistance. La porte fut ouverte comme auparavant par madame Y., toujours vêtue de son peignoir et tenant toujours son livre à la main.

— Madame X. ! s’écria madame Y. Qu’est-ce qui peut vous amener ici ?

— Mon mari ! (c’était tout ce que la pauvre madame X. trouvait à dire pour l’instant) est-il ici ?

— Madame X., répliqua madame Y. en se redressant de toute sa hauteur, comment osez-vous… ?

— Oh ! comprenez-moi bien, s’excusa madame X., c’est une erreur épouvantable. Ils ont dû apporter mon pauvre Percy ici, au lieu de le conduire chez nous, sûrement. Allez voir, je vous en prie.

— Ma chère, dit madame Y., qui était beaucoup plus âgée et plus posée, ne vous énervez pas. Il y a une demi-heure qu’ils l’ont apporté ici et, pour vous dire la vérité, je ne l’ai pas regardé. Il est là-dedans. Je ne crois pas qu’ils se soient même donné la peine de lui ôter ses chaussures. Si vous restez calme, nous le descendrons et le rentrerons sans qu’âme qui vive entende mot de cette affaire.

En vérité madame Y. semblait très empressée à venir en aide à madame X.

Elle poussa la porte. Madame X. entra, mais pour reparaître aussitôt, pâle et décomposée.

— Ce n’est pas Percy, dit-elle. Qu’est-ce que je vais faire ?

— Je voudrais bien que vous ne commissiez pas de telles erreurs, dit madame Y., se préparant à son tour à pénétrer dans la chambre.

Madame X. l’arrêta :

— Et ce n’est pas non plus votre mari.

— Allons donc, riposta madame Y.

— Je vous dis que ce n’est pas lui, je le sais, car je viens de le quitter, dormant sur le lit de Percy.

— Mais… comment cela se fait-il ? tonna madame Y.

— Ils l’ont apporté là et l’ont déposé, expliqua madame X., en se mettant à pleurer. C’est ce qui m’avait fait croire que Percy devait être ici.

Les deux femmes se regardaient muettes. Le silence était troublé seulement par le ronflement du monsieur qu’on entendait à travers la porte entrebâillée.

— Mais alors qui est là dedans ? demanda madame Y., qui se ressaisit d’abord.

— Je ne sais pas ; c’est la première fois que je le vois. Croyez-vous que ce soit quelqu’un que vous connaissiez ?

Mais madame Y. se précipitait déjà vers la porte.

— Qu’allons-nous faire, mon Dieu ? dit madame X.

— Je sais ce que moi je vais faire, dit madame Y. Je m’en vais rentrer avec vous et reprendre mon mari.

— Il dort d’un sommeil de plomb, objecta madame X.

— Je le connais depuis longtemps sous ce jour, répliqua madame Y. en boutonnant son manteau.

— Mais alors où est Percy ? sanglota la pauvre petite madame X. en descendant les escaliers.

— Ça, ma chère, c’est une question que vous pourrez lui poser.

— S’ils commettent des erreurs de ce genre, il est impossible de savoir ce qu’ils ont pu faire de lui.

— Nous ferons une enquête demain matin, dit madame Y. consolatrice.

— Je trouve que ces Kneipe sont pleines de désagréments, je ne laisserai plus jamais Percy y retourner, jamais tant que je vivrai.

— Chère amie, si vous comprenez votre devoir, jamais il n’en aura plus envie.

Et le bruit a couru que jamais plus il n’y retourna.

Mais, comme je l’ai dit, toute l’erreur provenait de ce que l’on avait épinglé les cartes à la nappe et non aux vestons. Et sur cette terre les erreurs sont toujours punies sévèrement.