Traduction par Georges Seligmann.
La Sirène (p. 139-156).
◄  Chapitre 6
Chapitre 8  ►


CHAPITRE SEPTIÈME

George s’étonne. L’amour germanique de l’ordre. Le concert de merles dans la forêt Noire aura lieu à sept heures du matin. Le chien en porcelaine. Sa supériorité sur tous les autres chiens. Une contrée bien entretenue. Comment devrait être aménagée une vallée dans les montagnes d’après l’idéal allemand. Comment se fait l’écoulement des eaux en Allemagne. Le scandale de Dresde. Harris donne une représentation. Elle reste inappréciée. George et sa tante. George, un coussin et trois demoiselles.


À un certain moment, entre Berlin et Dresde, George, qui était resté pendant le dernier quart d’heure à regarder très attentivement par la portière, nous déclara :

— Pourquoi a-t-on l’habitude en Allemagne d’accrocher au haut des arbres les boîtes aux lettres ? Pourquoi ne pas les fixer à la grande porte, comme on fait chez nous ? Il me semble que je détesterais grimper au sommet d’un arbre pour prendre mon courrier, sans compter la corvée inutile imposée au facteur. J’ajoute que la tournée de cet employé doit être des plus fatigantes, pour peu qu’il soit corpulent, et même dangereuse par des nuits de tempête. S’ils tiennent absolument à suspendre leur boîte à un arbre, pourquoi ne pas l’attacher aux branches basses, au lieu de choisir les branches les plus élevées ? Mais il est possible que j’émette un jugement téméraire sur ce pays, continua-t-il, une nouvelle idée se présentant à lui. Il est probable que les Allemands, qui nous devancent en beaucoup de points, ont perfectionné le service des pigeons voyageurs. Mais, même en ce cas, je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il eût été plus simple, pendant qu’ils y étaient, de dresser les oiseaux à déposer leurs messages plus près de la terre. Ce doit être un travail pénible, même pour un Allemand adulte de force moyenne, de retirer son courrier de ces boîtes.

Je suivis son regard à travers la portière et lui dis :

— Ce ne sont pas des boîtes aux lettres, ce sont des nids. Il faut que vous pénétriez cette nation. L’Allemand aime les oiseaux, mais il n’aime que les oiseaux soigneux. Un oiseau abandonné à lui-même construit son nid n’importe où. Le nid n’est pas un bel objet, suivant la conception allemande du beau. On n’y trouve pas trace de peinture, pas trace de décoration, pas même un drapeau. Une fois qu’il l’a terminé, l’oiseau recommence à aller et venir et laisse tomber sur les pelouses des brindilles, des tronçons de vers, une foule de choses. Il est inconvenant. Il fait la cour à sa femme ou se chamaille avec elle, il donne la becquée à ses petits, et tout cela en public. Le propriétaire allemand en est choqué. Il dit à l’oiseau : « Je t’affectionne pour beaucoup de raisons. J’aime te voir, j’aime t’entendre chanter, mais je n’aime pas tes manières. Prends cette petite boîte, mets-y toutes tes petites affaires, pour que je ne les voie pas. Sors-en, lorsque l’envie te prendra de chanter, mais vis-y ta vie intime. Reste dans ta boîte, et surtout ne salis pas le jardin. »


En Allemagne on respire l’amour de l’ordre en même temps que l’air ; en Allemagne les bébés battent la mesure avec leur hochet, et l’oiseau allemand en est arrivé à être fier de sa boîte, et à mépriser les quelques incivilisés qui continuent à construire leurs nids sur les branches et dans les baies. Dans la suite des temps, on peut en être sûr, chaque oiseau allemand aura sa place marquée dans les concerts d’oiseaux. Le chant confus et irrégulier de la gent emplumée doit, on le sent, irriter au plus haut point l’esprit si précis des Allemands, il manque de méthode ; l’Allemand, amoureux de musique, y mettra de l’ordre. Quelque oiseau de forte taille et de belle prestance sera dressé à tenir le rôle de chef d’orchestre. Pour qu’ils ne gâchent plus le meilleur de leur talent dans un bois à quatre heures du matin, il les fera chanter dans un Biergarten, accompagnés d’un piano. Telle est la tournure que prendront les choses.

L’Allemand aime la nature, mais sa conception de la nature est artificielle et symétrique. Il s’intéresse beaucoup à son jardin ; il plante sept rosiers du côté nord, sept du côté sud, et s’ils n’atteignent pas tous la même hauteur et n’ont pas tous la même silhouette, il en perd le sommeil. Chaque fleur, il l’attache après un bâton. Cela nuit à la beauté de la plante, mais il a, par contre, la satisfaction de savoir qu’elle est là et qu’elle se conduit bien. Il a également un bassin revêtu de zinc ; une fois par semaine il le retire, l’emporte dans sa cuisine et le récure. Il place un chien de faïence au centre géométrique de la pelouse, qui souvent ne dépasse pas la largeur d’une nappe et est généralement entourée d’arceaux. Les Allemands adorent les chiens, mais en général ils les préfèrent en faïence. Le chien de faïence ne creuse pas de trous dans les parterres pour y enterrer des os, ni ne disperse les fleurs à tous les vents avec ses pattes de derrière. Au point de vue allemand, c’est le chien idéal. Il ne s’enfuit pas de l’endroit où on le pose, et on ne le rencontre pas en des lieux où sa présence est gênante. On peut le choisir parfait en tous points, d’après les derniers engouements de l’exposition canine ; ou bien on peut suivre sa propre fantaisie et avoir quelque chose d’unique ; on n’est pas, comme avec les autres chiens, limité dans son choix par les rigueurs de l’hérédité. En faïence on peut avoir un chien rose, un chien bleu. Moyennant une petite augmentation on aura même un chien à deux têtes.

À date fixe, en automne, l’Allemand couche les plantes de son jardin et les couvre d’une natte. À date fixe, au printemps, il les découvre et les redresse. Si d’aventure l’automne était exceptionnellement doux ou le printemps exceptionnellement sévère, tant pis pour les malheureux végétaux. Aucun véritable Allemand ne songerait à sacrifier la pureté d’un rite aux fantaisies incontrôlées des saisons ; incapable de régler le temps, il l’ignore.

Aux autres arbres notre Allemand préfère le peuplier. Certaines nations moins disciplinées pourront chanter les beautés du chêne rugueux, du marronnier ombrageux, de forme ondulant sous la brise. Ces arbres capricieux et volontaires choquent les yeux allemands. Le peuplier pousse où on l’a planté et comme on l’a planté. Il n’a aucune idée originale ou inconvenante. Ce n’est pas lui qui songerait à étaler des rameaux d’ombre, autour d’un tronc tourmenté. Il pousse simplement droit, tout droit, comme doit pousser un arbre allemand. Les Allemands déracineront peu à peu les autres arbres pour les remplacer par des peupliers.

L’Allemand aime la campagne, mais, comme disait la dame qui avait vu un sauvage, « il la préfère plus habillée ». Il aime à se promener dans les bois… vers un restaurant ; mais le sentier doit être bordé d’un caniveau en briques pour l’écoulement régulier des eaux et, tous les quinze mètres environ, posséder un banc sur lequel le promeneur pourra se reposer et s’éponger le front : car l’Allemand ne songe pas plus à s’asseoir sur l’herbe qu’un évêque anglican ne songerait à dévaler en dégringolade une pente abrupte. Il aimera contempler du sommet d’un mont la nature, mais il veut, sur ce sommet, une table panoramique qui lui expliquera ce qu’il voit et une autre table avec un banc où s’asseoir pour un frugal repas, « belegte Semmel » et bière, dont il a eu la précaution de se munir au départ. Si en outre il est assez heureux pour apercevoir, accroché à un arbre, un arrêté de police lui interdisant de faire ceci ou cela, il éprouvera une sensation particulière de confort et de sécurité.

L’Allemand n’est pas ennemi d’un paysage sauvage, pourvu que ce paysage ne soit pas sauvage par trop. S’il le considère comme tel, il s’efforcera de le dompter. Je me rappelle, proche de Dresde, une vallée étroite et pittoresque, conduisant vers l’Elbe. Les lacets de la route y suivent un torrent qui, entre des rives ombreuses écume et bondit parmi les galets et les rocs pendant environ un kilomètre. Je le suivais enchanté, lorsque, à un tournant, je me trouvai face à face avec une équipe d’ouvriers occupés à mettre de l’ordre dans cette vallée et à donner au cours d’eau un aspect respectable. Ils enlevaient soigneusement toutes les pierres qui l’obstruaient. Ils cimentaient les rives ; ils arrachaient ou taillaient les buissons et les arbres qui dépassaient les bords, les vignes vierges et les plantes grimpantes. Un peu plus loin le travail était déjà au point et je contemplai ce que doit être une vallée d’après les idées allemandes. L’eau, massée maintenant en un courant large et noble, coulait dans un lit aplani et sablonneux entre deux murs couronnés d’une crête imposante. Tous les cent mètres elle descendait gentiment trois marches en bois. Sur chaque rive une petite étendue de terrain avait été défrichée et à intervalles réguliers on y avait planté des peupliers. Chaque arbrisseau était protégé par un treillage d’osier et soutenu par une baguette de fer. Le conseil municipal espère dans la suite des temps « finir » la vallée d’un bout à l’autre et en faire une promenade digne de l’amateur pointilleux d’une nature à l’allemande. On y trouvera un banc tous les cinquante mètres, un arrêté de police tous les cent et un restaurant tous les cinq cents.

Et voilà ce qu’ils font depuis le Memel jusqu’au Rhin : mettre en ordre leur pays. Je me souviens parfaitement du Wehrtal. Ce fut jadis la vallée la plus romanesque qu’on pût trouver dans la forêt Noire. La dernière fois que je la descendis, j’y rencontrai un campement d’une centaine d’Italiens : ils étaient en plein travail, traçant à la petite Wehr sauvage le chemin qu’elle devait suivre ; ils embriquetaient les rives, ils faisaient sauter les rochers, lui fabriquaient des marches en ciment pour qu’elle voyageât avec décence et sobriété.

Car en Allemagne on ne badine pas avec la nature indisciplinée, on ne lui permet pas de faire ses quatre volontés. En Allemagne la nature est arrivée à bien se conduire et à ne pas donner le mauvais exemple aux enfants. Un poète allemand, apercevant une chute d’eau, ne s’arrêterait pas, comme le fit Southey devant celles de Lodore, pour la décrire en des vers pleins d’allitérations, — il s’empresserait d’avertir la police, et dès lors les minutes de la belle chute seraient comptées.

— Voyons, voyons, pourquoi tout ce bruit ? dirait aux eaux la voix sévère de l’autorité ; vous savez que nous ne pouvons pas tolérer cet état de choses, descendez doucement. Où croyez-vous donc être ?

Et le conseil municipal pourvoirait ces eaux de tuyaux de zinc, de caniveaux de bois et d’un escalier en colimaçon et leur montrerait comment descendre raisonnablement, d’après l’idéal allemand.

C’est un pays bien ordonné que l’Allemagne.


Nous arrivâmes à Dresde le mercredi soir avec l’intention d’y rester jusqu’au lundi.

À certains points de vue Dresde est peut-être la ville la plus agréable de l’Allemagne. Elle mérite mieux qu’une visité hâtive. Ses musées, ses galeries, ses palais, ses jardins, ses environs riches de souvenirs historiques recèlent du plaisir pour tout un hiver, mais ne font qu’ahurir si l’on n’y reste qu’une semaine. Dresde n’a pas cette gaieté de Paris ou de Vienne, dont on est si vite las ; ses attractions sont plus solidement allemandes et plus durables. C’est la Mecque de la musique. Pour cinq shillings à Dresde on se procure une stalle à l’Opéra, mais on y gagne en même temps, hélas ! une aversion violente pour les représentations d’opéras en Angleterre, en France et en Amérique.

La chronique scandaleuse s’occupe encore, de nos jours, d’Auguste le Fort, « l’Homme aux Péchés », comme l’appelait Carlyle, qui a affligé l’Europe, dit-on, de plus d’un millier d’enfants. On visite encore les châteaux où il emprisonnait telle ou telle de ses maîtresses disgraciées ; on parle de l’une d’elles, qui mourut dans l’un d’eux après quarante ans de captivité. Des châteaux mal famés sont épars un peu partout dans les environs, comme des squelettes sur un champ de bataille, et la plupart des histoires que racontent les guides sont telles que des « jeunes personnes » élevées en Allemagne auraient avantage à ne pas les entendre. Son portrait grandeur nature est accroché dans le beau « Zwinger », construit d’abord pour servir d’arène aux combats entre animaux sauvages, lorsque le peuple fut las de voir ces combats sur la place du Marché. C’était un homme aux sourcils épais, à l’air franchement bestial, mais non sans une pointe de culture et de goût, qualités qui souvent laissent leur empreinte sur ces physionomies-là. La Dresde moderne lui doit certainement beaucoup.

Mais ce qui y frappe le plus les étrangers, ce sont les tramways électriques. Ces véhicules énormes filent à travers les rues à une vitesse de dix à vingt kilomètres à l’heure, prenant les virages à la manière des cochers irlandais. Tout le monde s’en sert, sauf les officiers en uniforme, qui n’en ont pas le droit. Les dames en toilette de soirée allant au bal ou à l’Opéra, les garçons de livraison avec paniers s’y trouvent côte à côte. Ils sont omnipotents dans la rue et tout, bêtes ou gens, s’empresse de se garer. Si on ne leur cède pas la place, et si d’aventure on se retrouve vivant quand on a été relevé, on est condamné, lorsqu’on revient à soi, à payer une amende pour s’être mis sur leur chemin. Cela apprend au public à s’en méfier.

Une après-midi Harris avait fait une « balade » en cavalier seul. Le soir pendant que nous étions assis au Belvédère, écoutant la musique, il dit soudain, sans raison apparente :

— Ces Allemands n’ont aucun sens de l’humour.

— Pourquoi dites-vous cela ? demandai-je.

— Parce que, cet après-midi, j’ai sauté sur un de ces trams électriques. Voulant voir la ville, je restai debout sur la petite plate-forme extérieure, comment l’appelez-vous ?

— Le Stehplatz.

— C’est cela, dit Harris. Vous savez à quel point il vous secoue et comme il faut se méfier des tournants, des arrêts et des départs !

Je fis signe que oui. Il continua.

— Nous étions à peu près une demi-douzaine sur cette plate-forme ; moi, naturellement, je manquais d’expérience. Le tram démarra subitement, cela me projeta en arrière. Je tombai sur un monsieur corpulent qui se trouvait juste derrière moi. Il ne se maintenait lui-même pas très ferme et, à son tour, tomba en arrière, écrasant un gosse qui portait une trompette dans une housse en feutre vert. Aucun d’eux ne sourit, ni l’homme ni le gamin à la trompette ; ils se contentèrent de se redresser, l’air renfrogné. J’allais m’excuser, mais avant que j’aie pu dire un mot, le tram ralentit pour une raison quelconque, et cela naturellement me projeta en avant. J’allai buter dans un vieux bonhomme à cheveux blancs qui me sembla être un professeur. Eh bien, lui non plus ne sourit pas, pas un de ses muscles ne broncha.

— Peut-être, hasardai-je, pensait-il à autre chose.

— Cela n’est pas possible pour ce cas particulier, répliqua Harris, car pendant ce voyage j’ai dû tomber au moins trois fois sur chacun d’eux. Vous voyez, expliqua-t-il, ils savaient à quel moment on allait arriver à un tournant et dans quelle direction ils devaient se pencher. Moi, comme étranger, j’étais naturellement handicapé. La façon dont je roulais et tanguais sur cette plate-forme, m’accrochant désespérément tantôt à l’un, tantôt à l’autre, devait être du plus haut comique. Je ne dis pas que c’était d’un comique raffiné, mais il aurait diverti n’importe qui. Ces Allemands ne semblaient pas y trouver d’amusement ; ils paraissaient inquiets. Un homme, un petit homme se tenait adossé contre le frein. Je tombai cinq fois sur lui, — j’ai compté. On aurait pu s’attendre, à la cinquième, à le voir éclater de rire ; mais non : il eut simplement l’air fatigué. C’est une race triste.

George eut aussi son aventure. Il y avait proche l’Altmarkt un magasin à la vitrine duquel étaient exposés quelques coussins. Le véritable commerce de la boutique était la verrerie et la porcelaine, les coussins semblaient ne devoir être qu’un essai. C’étaient de fort beaux coussins de satin, enjolivés de broderies à la main. Nous passions souvent devant cette vitrine et, chaque fois, George s’arrêtait pour les admirer. Il disait que certainement sa tante aimerait en posséder un.

George s’est montré plein d’attention envers cette tante depuis le début du voyage. Il lui a écrit une longue lettre chaque jour, et de chaque ville où nous nous arrêtions lui a envoyé un souvenir. À mon avis il exagère, et plus d’une fois je le lui ai dit. Sa tante va rencontrer d’autres tantes et elles causeront : toute cette espèce en sera bouleversée et en deviendra intraitable. Comme neveu je m’oppose à cet état de trouble que George est en train de créer. Mais il ne veut rien entendre.

Voilà pourquoi il nous quitta le samedi après le déjeuner, expliquant qu’il se rendait à ce magasin afin d’acheter un coussin pour sa tante. Il dit qu’il ne serait pas longtemps parti et il nous engagea à l’attendre.

Nous l’attendîmes un temps qui me sembla interminable. Quand il nous revint, il avait les mains vides et l’air ennuyé. Nous lui demandâmes ce qu’il avait fait du coussin. Il nous dit qu’il n’en avait pas acheté, qu’il avait changé d’avis ; il ajouta qu’au fond sa tante n’aurait pas tenu tellement à ce coussin. Certainement il s’était passé quelque chose de contrariant. Nous essayâmes de connaître le fond de l’histoire, mais il ne se montra pas communicatif ; même, à notre vingtième question, il finit par nous répondre sèchement.

Cependant dans la soirée, comme nous étions en tête à tête, il commença de lui-même :

— Les Allemands sont quand même un peu bizarres pour certaines choses.

— Qu’est-il arrivé ?

— Je voulais donc un coussin…

— Pour votre tante, remarquai-je.

— Pourquoi pas ? (Il commençait à se monter. Je n’ai jamais connu homme si susceptible à propos d’une tante.) Pourquoi n’enverrais-je pas un coussin à ma tante ?

— Ne vous fâchez pas, répliquai-je. Je n’y vois pas d’objection, au contraire ; je respecte vos sentiments.

Il se calma et continua :

— Il y en avait quatre à la devanture, vous vous le rappelez bien. Tous quatre semblables, et chacun marqué vingt marks en chiffres connus. Je n’ai pas la prétention de parler couramment l’allemand, mais avec un petit effort j’arrive généralement à me faire comprendre et à saisir le sens de ce que l’on me dit, pourvu qu’on ne mange pas les mots. J’entre donc dans ce magasin. Une jeune fille s’avance vers moi. Elle était jolie, elle avait l’air sage, timide même : on ne se serait pas attendu en la voyant à une telle chose. De ma vie je n’ai été aussi surpris.

— Surpris de quoi ? demandai-je.

George suppose toujours que vous connaissez la fin de l’histoire dont il raconte le commencement ; c’est un genre déplaisant.

— De ce qui arriva, expliqua-t-il, de ce que je vous raconte. Elle se prit à sourire et me demanda ce que je voulais. Je perçus cela parfaitement ; aucun doute ne pouvait surgir dans mon esprit. Je déposai une pièce de vingt marks sur le comptoir et dis :

— Donnez-moi, s’il vous plaît, un coussin.

Elle me regarda comme si je lui avait demandé un édredon. Je pensai que peut-être elle n’avait pas bien compris, de sorte que je lui répétai ma demande d’une voix plus forte. Si je l’avais caressée sous le menton, elle n’eût certes pu avoir un air plus surpris ni plus indigné.

Elle me déclara que je devais faire erreur.

Je ne voulus pas commencer une longue conversation, de peur de ne pouvoir la soutenir. Je lui dis qu’il n’y avait pas erreur. Je lui montrai la pièce de vingt marks, et lui répétai pour la troisième fois que je voulais un coussin, « un coussin de vingt marks. »

Sur ces entrefaites s’avança une autre demoiselle, plus âgée, et la première, qui paraissait bouleversée, lui répéta ce que je venais de dire.

L’autre estima que je n’avais pas l’air d’appartenir à cette classe d’hommes qui pouvaient désirer un coussin. Pour s’en assurer, elle me posa elle-même la question :

— Est-ce que vous avez dit que vous vouliez un coussin ?

— Je l’ai dit trois fois, je vais le répéter : je veux un coussin.

Elle dit :

— Eh bien, vous ne pouvez pas en avoir !

Je sentais la colère monter. Si je n’avais pas réellement tenu à cet objet, je serais sorti de la boutique ; mais les coussins étaient à la devanture pour être vendus, évidemment. Je ne voyais pas pourquoi, moi, je ne pourrais pas en obtenir un. Je déclarai :

— Et je veux en avoir un !

C’est une phrase bien simple, mais je la dis avec énergie. Une troisième demoiselle parut à ce moment, je suppose que ces trois formaient tout le personnel de la maison. Cette dernière était une petite personne aux grands yeux brillants et pleins de malice. En toute autre occasion j’aurais eu du plaisir à la voir, mais son arrivée m’irrita. Je ne voyais pas l’utilité de trois vendeuses pour conclure cette affaire.

Les deux premières expliquèrent le cas à la troisième et avant qu’elles fussent à la moitié de leur récit, la troisième commença à s’esclaffer. Elle me paraissait d’un caractère à rire de tout. Ensuite elles se prirent à bavarder comme des pies, toutes les trois à la fois ; et tous les dix mots elles me regardaient ; et plus elles me regardaient, plus la troisième riait ; et avant qu’elles eussent fini, elles se tordaient toutes les trois, les petites idiotes ; on aurait pu me prendre pour un clown, en train de donner une représentation.

Quand elles furent suffisamment calmées pour se mouvoir, la troisième vendeuse s’approcha de mot en riant toujours. Elle me dit :

— Si vous l’obtenez, vous en irez-vous ?

De prime abord, je ne compris pas très bien : elle fut obligée de répéter :

— Ce coussin, quand vous l’aurez, vous-en-irez-vous-tout-de-suite ?

Moi, je ne demandais que cela, et je le lui dis. Mais j’ajoutai que je ne m’en irais pas sans. J’étais résolu à obtenir un coussin, dussé-je passer toute la nuit dans la boutique.

Elle rejoignit les deux autres vendeuses, je crus qu’elles allaient me chercher le coussin, et que le marché allait être conclu. Au lieu de cela, arriva la chose la plus incompréhensible. Ces deux se mirent derrière la troisième (toutes les trois pouffant de rire, Dieu seul sait pourquoi) et la poussèrent vers moi. Elles la poussèrent tout contre moi et alors, avant que je comprisse ce qui arrivait, cette troisième posa ses mains sur mes épaules, se mit sur la pointe des pieds et m’embrassa. Après quoi, enfouissant sa figure dans son tablier, elle s’en alla en courant, suivie par la deuxième vendeuse. La première m’ouvrit la porte avec un désir si évident de me voir partir que, dans ma confusion, je m’en allai, laissant derrière moi les vingt marks. Je n’ai pas d’objection à formuler contre ce baiser, quoique je ne l’eusse pas désiré, tandis que je désirais un coussin. Je ne tiens pas à retourner à ce magasin. Mais je ne comprends pas du tout cette conduite.

Je lui dis :

— Mais qu’avez-vous donc demandé ?

Il répondit :

— Un coussin.

— C’est ce que vous vouliez, je le sais. Ce que je veux dire est : quel mot de la langue allemande moderne avez-vous employé ?

Il me répondit :

— Un Kuss.

J’expliquai :

— Vous n’avez pas le droit de vous plaindre. Cela prête à confusion. Un « Kuss » semble vouloir dire un coussin, mais il n’en est pas ainsi, cela signifie baiser ; tandis que « Kissen » signifie coussin. Vous avez confondu les deux mots : vous n’êtes pas le premier auquel cela arrive. Je ne suis pas bon juge en la matière ; mais vous aviez demandé un baiser de vingt marks et, d’après votre description de la jeune fille, on pourrait estimer le prix raisonnable. En tout cas n’en parlons pas à Harris. Si mes souvenirs sont bons, il a également une tante.

En quoi George fut de mon avis.